Durant les jours et semaines qui suivirent, je réalisai à quel point les évènements mondains étaient importants dans la vie des jeunes élèves bourgeois (et de leurs parents à ne pas en douter) puisque bientôt, tous les élèves n'eurent que le mot « bal » à la bouche. Le lycée avait emprunté les traits de l'hiver, et des affiches avaient été placardées sur les panneaux d'affichages. « Save the Date » précédait la mention « Bal de l'Hiver – The Snow is Here ». Pour ma part, je n'avais pas encore remarqué la présence d'un seul flocon de neige et je me demandais aussi pourquoi mêler le français et l'anglais mais les jeunes avaient tendance à aimer faire cela, ce qui était d'une incohérence sans pareille (pourquoi ne pas choisir une seule et même langue ? Car ça faisait une rime). Entre les cours, les devoirs et les révisions, je n'avais pas une minute à moi. Cela dit, ce n'était pas plus mal de ne pas avoir le luxe de réfléchir à la tournure qu'avaient pris mes sentiments (toujours aussi complexes) car qui disait vacances d'hiver (et bal) disait aussi examens à passer.

Mon violon prenait la poussière dans son écrin car je dois vous avouer quelque chose : je ne l'ai pas ressorti une seule fois après mon unique répétition avec Edelgard. Le prendre dans mes mains suffisait pour me renvoyer durement à la gueule la cruelle réalité. Je jouais seulement de la guitare. Ingrid m'aidait lorsqu'elle avait du temps, au début, puis fut dans l'incapacité de le faire puisque son groupe devait répéter pour le bal. Edelgard et moi avons maintenu les séances de révision du samedi et nous ne parlions que travail entre autre conversations banales d'adolescents encore plus banals. Elle me demanda à plusieurs reprises si quelque chose n'allait pas, et à chaque fois je répondais la même chose : « Ca va. Je dois juste restée concentrée si je ne veux pas décevoir mon père. » ce qui n'était pas un mensonge, loin de là. J'espérais aussi que ce que je ressentais pour elle disparaitrait comme c'était apparut – en vain – puisque garder les yeux rivés sur les bouquins était chaque fois aussi pénible. Je ne m'étalais pas sur ma vie privée, elle en faisait autant. Je restais persuadée que cette passade resterait une passade, et attendais que les vacances d'hiver fassent leur œuvre. Loin des yeux, loin du cœur. De longues journées. De longues semaines. Et beaucoup d'agacement.

—Je ne comprends vraiment rien à ce que tu fais.

Des petites éprouvettes colorées étaient alignées les unes à côté des autres sur la paillasse carrelée. Certaines dégageaient une odeur agréable quand d'autres me rappelaient l'odeur de certains sirops pour la gorge.

—C'est de la science !

—Je ne sais pas si Rhea serait de cet avis si elle savait à quoi sont destinées tes fioles.

—L'amour, ça reste de la chimie ! Une chimie très particulière ! Et puis, je suis sûre que tu arriverais à convaincre ta tante qu'on fait tout ça pour la bonne cause !

Mon secret n'en était plus un depuis que j'avais fini par avouer à mes meilleurs amis (car ils avaient insisté) comment j'avais pu atterrir à Saint Seiros. Je vous passe le passage ou c'est moi, qui me fais traiter d'hypocrite. Le score était rééquilibré après tout.

—Et ça, c'est pour quoi ?

Entre autre ses potions d'amour (et remèdes pour soigner tout et rien, envoyer un cerveau à la dérive, l'esprit dans la quatrième dimension) il y avait un gros bécher qui sentait bien plus fort que les autres.

—C'est juste de l'alcool.

—Du genre pour nettoyer les plaies ?

—Du genre costaud, si tu vois ce que je veux dire.

Claude me fit un clin d'œil (et un sourire).

—Disons que c'est ma petite contribution au bal.

—Tu comptes verser ça dans le punch ?

—Et plutôt deux fois qu'une !

—Pourquoi tu n'achètes pas quelque chose de tout fait ?

Oui, ce qui me surprenait le plus n'était pas le fait que Claude compte alcooliser tous les élèves de l'école car un bal sans alcool n'était pas vraiment un bal, mais qu'il se donne autant de mal pour pas grand-chose d'original finalement.

—Ce ne serait pas aussi drôle, et de cette manière, c'est presque comme si c'était gratuit.

Le garçon ne manquait pourtant pas d'argent, c'était un bourge, lui aussi. Comme beaucoup d'autres élèves.

—Dit plutôt que c'est ton petit défi personnel de l'année.

—L'an dernier, j'ai réussi à le verser dans les jus d'oranges qu'ils servent au réfectoire. Une déception puisque personne ne prend du jus d'orange pour le déjeuner.

J'espérais que Claude n'arrive à empoisonner personne, mais une part de moi avait quand même hâte de voir ça. Les élèves n'étaient pas les seuls à participer au bal et à se servir des verres de punch jusqu'à finir par avoir tant envie de pisser qu'il devient quasi impossible de seulement pouvoir sortir des toilettes.

—Le plus difficile, c'est de masquer le goût. Mais en ajoutant un peu de…

Il versa le contenu d'une des éprouvettes colorées (pas celles pour les potions d'amour) dans le gros bécher qui dégagea un gaz un peu rosé. Pas très rassurant si vous voulez mon avis.

—Tu veux gouter ?

—Sans façon.

Mais son regard insistait, alors j'expirai lourdement et attrapai une petite éprouvette qu'il avait remplie en mon honneur. Vous pourriez penser que je n'étais pas difficile à convaincre et vous avez certainement raison. J'étais une adolescente, je fumais, alors un peu d'alcool ne m'effrayait guère. Pas même artisanal et fabriqué par Claude.

—C'est...

Comme de l'eau de source.

—Fade.

—Bingo !

Nous allions tous finir bourrés à ce bal. Moi la première.

—Tu veux une autre gorgée ?

La première ensorcelait déjà mes quelques neurones encore fonctionnels. Si les profs apprenaient ça, on était morts.

—Pour inviter ta douce au bal.

—Edelgard n'est pas ma douce. C'est juste Edelgard.

—Il ne te reste qu'une semaine et elle va finir par se lasser de refuser toutes ces invitations.

—Tu parles comme Dorothea.

J'attrapai ma guitare que j'avais prise avec moi et grattai quelques notes. Il me restait une dizaine de jours en plus, mais plus le bal approchait moins je me sentais à l'aise. Moins j'avais envie d'y aller. Bien-sûr, n'importe quel adolescent plus ou moins bien construit et avec toute sa tête attendrait un bal avec beaucoup d'impatience mais je vous rappelle que je n'aime pas la foule. Ni me donner en spectacle.

—Tu fais ça chaque fois qu'on parle d'elle.

—Je fais quoi ?

—Tu joues.

Parce que j'avais pris l'habitude de squatter la salle de chimie avec Claude (avec Dorothea parfois) il commençait à repérer les quelques tics nerveux que moi-même n'avais pas réalisé avoir. Pas au début. Après plusieurs remarques j'en avais pris conscience également cependant. Alors je noyais le poisson (ou la vache) comme je le pouvais.

—Je m'occupe, c'est tout.

Je m'occupais beaucoup. Mon niveau était devenu plutôt bon. Assez pour décrocher une bonne note à l'examen j'en étais convaincue.