Vous avez déjà invité quelqu'un à un bal ? Je suis certaine que non. Alors, vous comprendrez bien la difficulté qu'une telle tâche représentait pour moi, l'asociale de service.
—L'horloge tourne, Byleth. Tic… tac… tic… tac…
—Tu veux pas la fermer cinq minutes ?
Dorothea avait toutefois raison. Le bal avait lieu dans quelques heures seulement (le temps passe vite quand on est au lycée finalement) et je n'avais toujours pas daigné inviter Edelgard. Mes amis pensaient qu'il fallait que je passe à l'action de toute urgence, car les invitations s'étaient démultipliées et j'avais le matin même encore assisté à une tentative (ratée, heureusement) d'une élève échouée sur sa route. Vous savez ce que l'on dit, tant qu'une femme n'est pas encore mariée c'est qu'elle est bonne à prendre. La blanche était tout de même très populaire, ce qui n'était pas surprenant, mais jamais je n'aurais imaginé qu'elle puisse plaire à autant de personnes. J'avais pensé de prime abord que ce genre de fille intimidait les autres et voir tous ces élèves tourner autour était plutôt pénible. Comment une fille aussi hautaine et prétentieuse pouvait avoir un tel succès ? Auprès de la gente féminine comme de la gente masculine d'ailleurs. Au final, j'avais des raisons de me méfier de tout le monde. Sauf de Dorothea qui n'avait d'yeux que pour Ingrid. De Dimitri qui était un des plans cul de Claude, et de Claude qui n'était obsédé que par le cul et ses potions d'amour. Une belle équipe de bras cassés je vous assure.
—Je me disais qu'on pourrait se retrouver là-bas directement.
Je ne voyais pas à quel moment je pourrais trouver le temps (et le courage) d'inviter Edelgard, surtout pas aujourd'hui puisque tous les élèves avaient été réquisitionnés pour les préparatifs du bal. Si certains s'attelaient sur la décoration de l'immense salle de bal (le gymnase, comme dans toute comédie pour adolescents) d'autres (comme moi, comme Dorothea) avaient été affectés à l'ingrate corvée de cuisine. C'est ainsi que mon amie et moi nous étions retrouvées à éplucher plus de pomme de terre que n'aurait pu le supporter les estomacs d'un bataillon entier. Au menu, des petites pommes duchesses. Comme c'est cocasse.
—Juste ciel, ce serait tellement embarrassant ! Une catastrophe sociale !
—En quoi ?
—Voyons, on parle d'Edie !
La vache à lait, rappelez-vous.
—Ce genre de fille arrive forcément au bras de quelqu'un ou bien n'arrive jamais !
A Saint Seiros, ils étaient vraiment chiants sur les conventions sociales. Ce qui me mettait une pression supplémentaire.
—Ah, le sac est vide.
Je décidai d'aller dans la réserve de la cuisine en chercher un nouveau (vous auriez vu la quantité de pommes-de-terre : un ras de marée de féculents capable de boucher des canalisations en bêton) afin d'avoir la paix quelques minutes. Hélas, avoir la paix n'était pas quelque chose de possible dans cet établissement. La chanteuse et moi-même n'étions pas les seule affectées aux cuisines (pour nourrir autant d'élèves c'était plutôt logique) mais le malheur avait décidé de s'abattre sur moi, et ce bal de me contrarier un peu plus. Il n'y avait pourtant aucune sauce tomate de prévue au programme.
—Tu as besoin d'aide ?
—Non, répondis-je. On a presque fini.
Nous étions vraiment loin, très loin, d'avoir terminé. Et ce sac, bon sang qu'il était lourd ! Il devait peser vingt kilos au moins !
—Tu es sûre ?
Je n'avais surtout pas besoin de son aide à elle, et je n'en voulais pas. J'avais la terrible envie de lui rappeler de rester à sa place (c'est-à-dire entre les poubelles d'épluchures) mais j'avais plus ou moins promis à Edelgard que je ferais des efforts. Ne pas l'encastrer entre deux étagères en était un suffisant, vous ne croyez pas ? Alors je traînai juste l'énorme sac derrière moi que je balourdai maladroitement là où ne restait plus que les cadavres de trois autres. Et je m'étais faite mal. Putain, la plaie.
—Dans le genre pas de bol, ça ne pouvait vraiment pas être pire !
Car qu'y avait-il de pire que de passer la journée entière en compagnie de Monica ? Rien ! En y réfléchissant aujourd'hui, il y avait finalement bien pire que ça, mais… Je conserve les détails pour plus tard.
—Au moins tu n'as pas à supporter ses affreux yeux en cœur !
—Il suffirait juste de…
Ma main qui tenait l'économe destinée aux patates décrivit plusieurs gestes vifs d'avant en arrière et pendant un instant je me plus à imaginer la tronche de cette fille derrière l'ustensile. J'avais tendance à aimer planter divers objets pointus dans le corps de mes camarades à en croire certains (ils n'avaient pas vraiment torts).
—Arrête de prendre tes rêves pour la réalité, on a encore du travail. Et tu dois encore inviter Edie !
—L'enfer… Pourquoi est-ce à moi de le faire ?
Dorothea me regarda de la tête aux pieds puis des pieds à la tête. Une première fois, une seconde, et j'échappai à la troisième quand mon regard la torpilla sur place. Le sien me traitait juste de cliché ambulant, et aussi déplaisant fut-ce l'être, j'y répondais parfaitement. Après tout, pas une seule fois elle ne me demanda quel genre de robe j'allais porter. Pourquoi ? Car je n'en portais pas, voila tout !
La corvée pomme de terre nous prit presque l'entièreté de la journée, suite à quoi, je dû me résoudre à aller trouver l'objet de mes désirs (et de mes craintes aussi). Celui-ci avait pour mission, avec d'autres élèves, de faire tous les branchements nécessaires du matériel musical et quelques éclairages. Une tâche compliquée quand on est incapable de défaire quelques nœuds et que l'on a, comme moi, tendance à bazarder tout ce qui ressemble de près ou de loin à un fil ou une corde à linge dans un tiroir jusqu'à la prochaine utilisation (imaginez mes cartons de guirlandes de Noël). Je me gelai les miches quelques minutes avant d'atteindre le gymnase, et il ne me fallut pas plus de quelques secondes à l'intérieur pour repérer le magnifique port de tête de la blanche. Je n'en menais pas large.
—Hey ! fis-je pas du tout naturellement en observant le matériel étalé ici-et-là. Ca avance plutôt bien !
Je n'avais aucune idée de ce que je racontais et mon cœur cognait dans ma poitrine à grands coups lents comme lorsqu'Essar distribua les copies de son tout dernier examen (celui qu'il ne fallait surtout pas rater).
—Disons seulement qu'on sera prêts à temps. Et de votre côté ?
—Personne ne va mourir de faim ce soir, crois-moi.
Elle me fit grâce d'un sourire avant de checker une liste qu'elle tenait entre ses doigts gantés. Il était presque seize heures, le bal était programmé à vingt.
—Bon…
Je me grattai le crâne, et j'aurais gratté quelques notes si j'avais eu ma guitare, si vous voyez où je veux en venir.
—Tu voulais quelque chose ?
—Euh, non. Enfin, si. Peut-être.
Je sentais l'entrelacs de boyaux et tout mon système digestif par la même occasion se liquéfier. Personne n'avait pensé à me dire qu'inviter une personne était si compliqué ! Un peu comme traire une vache pour la toute première fois quand on est citadine. J'imagine que si je n'avais rien ressentie pour elle (en dehors du mépris et de l'agacement) cela aurait été plus facile. Une sensation dont je me souviens parfaitement aujourd'hui.
—Je me demandais juste si…
Mais que me demandais-je ? Mes quelques pensées encore cohérentes disparaissaient une à une. La température avait grimpé de quelques degrés, et je me sentis soudain comme si j'avais enfilé un boxer trop petit le matin-même. L'idée de traire une vache m'apparut bien plus simple que de formuler une simple et toute petite question.
—Byleth.
—Je sais, je sais, tu as encore du travail.
—Byleth !
—J'en ai seulement pour une minute !
—Byleth ! répéta-t-elle une énième fois tandis que je m'agitais dans tous les sens et que mon corps opérait presque un demi-tour. Dix-neuf heures trente. Ne soit pas en retard.
—Dix-neuf heures trente. C'est noté.
Je n'ai vraiment pas envie de savoir à quoi ressemblait mon visage. Je sais seulement qu'une expression ridicule l'habillait. Je suis très rapidement partie après ça, un conseil que Claude m'avait suggéré peu importe la réponse qu'Edelgard m'aurait apportée.
