Les évènements prenaient une tournure de plus en plus compliquée. Parce que je n'arrivais plus à garder pour moi ce qui jusqu'ici n'étaient que des doutes avant de se changer en quelque chose de bien plus concret. Il s'agissait seulement d'un bal, mais je devais faire attention au moindre faux-pas.

Le chemin était plus que dégagé puisque tous les élèves (à quelques exceptions près) se trouvaient au gymnase. Le hall du bâtiment principal était vide, ce qui n'était pas pour me déplaire, et nos pas résonnaient dans les immenses couloirs. La route me sembla bien plus longue que lorsque je l'empruntais entre deux cours ou durant la pause déjeuner, certainement parce que l'absence d'élèves et la présence d'Edelgard ajoutaient comme une certaine tension dans l'air. Elle n'était pas désagréable, le contraire serait plus vrai d'ailleurs, mais pesait sur mes épaules comme si je trainais un poids avec moi. Le genre dont vous avez envie de vous défaire tout en ayant conscience qu'il ne faut absolument pas.

La porte du toit qui n'avait jamais été de nouveau verrouillée grinça sur ses gonds et j'invitai Edelgard à « entrer » comme tout bon gentleman l'aurait fait malgré que nous sortions. La nuit était opaque mais les lumières qui s'échappaient des nombreuses vitres du gymnase en contrebas déchiraient l'obscurité de leurs nombreux faisceaux colorés. Même les vibrations de la musique arrivaient jusque là. Un magnifique spectacle qui s'offrait à nous comme s'il s'agissait un peu de notre bal privé. Ma cavalière s'était approchée afin de mieux observer.

—Fais attention à ne pas prendre froid.

Elle portait une cape en plus de sa robe que j'arrangeai sur ses épaules découvertes. Un fugitif contact mais bon sang si agréable. Le froid rosait sa peau. Ainsi que la mienne mais c'est une précision inutile. Je n'en ressentais aucun affres pour ma part, je n'avais nullement besoin d'être réchauffée. Pour-sûr que j'allais tomber malade si je survivais à cette soirée.

—J'imagine que d'ici, Rhea ne pourra pas nous écouter.

Bien que ma tante possède une ouïe plus affinée que celle d'un dragon et une vue bien plus perçante encore. Afin de ne rien manquer. J'aurais pu sentir son attention sur moi à des kilomètres de là, d'autant plus qu'elle me savait en excellente compagnie ce soir.

—J'ai du mal à réaliser que ce sont enfin les vacances !

—J'espère que tu n'oublies pas que tu vas quand même devoir travailler.

—Tu es aussi rabat joie que Cichol quand tu t'y mets !

—Je pense pouvoir l'être plus encore si jamais tu me donnes une raison de le faire.

Je soupirai. Être une élève sérieuse était si fatiguant. Nous n'avions pas tous les mêmes facilités qu'elle (ni ce plaisir à seulement étudier).

—Tu n'as pas toi aussi les examens à réviser ?

—Je pense pouvoir me libérer quelques jours afin de m'assurer que tu travailles convenablement.

—Quel véritable tyran.

—Si j'étais un tyran, j'emporterai ta console, enfin, tes consoles, reprit-elle. Ainsi que toute autre source de distraction.

Sans penser une seule seconde qu'elle-même en était une.

—Autant verrouiller mon appartement, m'amusai-je. Cela dit, même dehors je trouverai mille-et-une raisons de ne pas travailler.

Mais nous avions un accord, et cela me tenait à cœur de le respecter. Après tout, réussir ma scolarité était la seule excuse que j'avais afin de justifier passer du temps avec elle. De vous à moi, je n'étais pas certaine d'en avoir encore besoin arrivée à ce stade. J'avais rattrapé les cours manqués ainsi que tous mes devoirs, et je m'étais habituée à être (plus ou moins) attentive en cours lorsque c'était nécessaire, c'était autant de temps gagné.

—Tu n'es pas obligée de te donner tout ce mal. J'ai l'impression que tu vas déjà être très occupée.

—Tu n'as pas idée. En plus des devoirs et révisions pour le lycée nous devons préparer les fêtes, et mon père souhaitera certainement me voir.

—Et c'est une bonne chose ?

—Si par bonne chose tu entends parler d'affaires politiques et de l'entreprise familiale alors j'imagine que oui.

—Je pensais plutôt à un bon repas, le reste m'a l'air très ennuyant.

Pour elle, ça ne l'était pas. Mais Edelgard ne semblait pas pour autant en ressentir de joie.

—Mon père est censé rentrer pour les fêtes.

—Tu ne l'as pas vu depuis quand ?

—Cet été, mais je suis habituée à ses longs déplacements. J'ai appris à m'occuper toute seule.

—A passer tes journées sur tes jeux-vidéo tu veux dire ?

—Je ne fais pas que ça !

Mais je le faisais beaucoup. Je n'étais pas du genre à sortir, à faire des soirées entre amis (puisque jusqu'ici je ne pouvais pas dire en avoir beaucoup) ou bien à passer mes nuits en boite. Je pense que préférer jouer aux jeux-vidéos, ou juste lire, n'est pas du tout une tare.

—Mais j'étais sérieuse, El. Tu n'es pas obligée de dégager du temps pour moi.

Même si j'en mourrais d'envie et que l'idée de ne plus la voir pendant un long moment m'horrifiait autant qu'elle me rassurait. Après tout, juste me tenir près d'elle était aussi agréable que pénible. Parce que je ne pouvais pas être moi. Pas celle que j'étais devenue depuis que je la fréquentais. Depuis que nous avions joué ensemble elle et moi. Depuis que nous étions venues ici. Depuis bien avant ça. Depuis longtemps déjà. Il faisait tellement froid sur ce toit.

—On devrait peut-être redescendre. On se les gèle, je n'ai pas envie d'attraper froid.

Je m'en contre-fichais.

—Tu m'avais pourtant promis une histoire.

L'obscurité ne masquait pas son regard parme posé sur moi bien que je l'aurais plus d'une fois préféré tout en refusant de passer à côté. Des émotions ambivalentes imposées par ce foutu contrat.

—Tu m'avais dit que je n'étais pas obligée !

—Pour quelle autre raison m'avoir emmenée ici alors ?

« Pour admirer le paysage » aurais-je pu répondre parmi tant d'autres choses. Certaines que je pouvais avouer et d'autres non. Je ne voulais pas mentir, mais j'étais contrainte de le faire. En partie seulement. Et puis, c'était en effet mon idée.

—Okay. Bon, réfléchis-je en sollicitant mes souvenirs pour me lancer dans une longue tirade. Il y avait un type dans mon lycée. Il n'était ni futé, ni intelligent. Je me demande même s'il connaissait la définition de ces deux mots. Le genre de type insupportable. Notre Lorenz à nous si tu veux, en plus virulent et beaucoup moins sympathique même si lui avait une coupe de cheveux plutôt banale. Je ne dis pas que Lorenz est sympathique, mais à côté il passerait pour un saint. C'est dire à quel point il était détestable.

—J'ai du mal à imaginer plus insupportable que Lorenz.

—Pourtant il l'était ! Et comme j'ai toujours eu énormément de chance dans la vie un de nos profs nous a mis ensemble pour un devoir sur table. Il cherchait toujours à me provoquer en plus de ne rien vouloir foutre. Faire, repris-je puisqu'en présence d'une lady. Enfin il provoquait tout le monde. Mais moi, quand on me provoque…

—Tu envois tes camarades aux urgences ?

—Rarement, ris-je une seconde. Généralement je me contente seulement d'une petite insulte ou deux, mais lui l'avait cherché. Si tu veux mon avis, même toi n'aurais eu ni la patience ni l'indulgence de le supporter. Pas après ce qu'il a dit.

—Parce qu'il a seulement dit quelque chose ?

—Seulement ? répétai-je. Il a dit que j'avais de la chance. J'ai demandé pourquoi même si je me doutais bien qu'il ne parlait pas de mes formidables capacités intellectuelles à juste comprendre la consigne d'un devoir. Alors il a seulement, insistai-je sur ce mot, répondu que c'était une chance que ma mère soit morte.

Les lèvres d'Edelgard s'entrouvrirent à peine et la seule chose qui s'en échappa fut sa respiration changée en nuage de vapeur.

—Afin de ne pas avoir la déception de constater quel genre de gamine j'étais devenue.

Je me grattai le crâne. Nerveusement. Car une part de moi avait trouvé cela injuste. Mais car une autre avait pendant une seconde ou deux réfléchie sérieusement à ces mots. C'était idiot, je sais. Mais on ne peut parfois rien faire contre ce genre de pensée, aussi idiote soit-elle.

—Je faisais déjà pas mal de conneries à l'époque. Il avait peut-être raison. Mais j'avais mon crayon dans la main et avant même que je ne le réalise je l'ai plantée dans la sienne. Je ne l'ai pas retiré quand il a hurlé, j'étais même prête à lui briser la tronche mais le prof est intervenu sans quoi j'ignore jusqu'où j'aurais été capable d'aller. Trop loin, c'est sûr.

—C'était un idiot…

—Il y a beaucoup d'idiots, mais j'imagine souvent comment cela aurait fini si personne ne nous avait séparés. Quand je suis en colère… Je pourrais presque me faire peur !

—La colère est une émotion effrayante.

Elles le sont toutes.

—Je n'ai pas connu ma mère, mais je ne ressens pas rien vis-à-vis d'elle. Ca m'a vraiment mis hors de moi.

—Et tu as fait la seule chose que tu étais capable de faire.

—Foncer dans le tas ?

—Te protéger.

—En l'estropiant ? Drôle de façon de se protéger.

—Tu as tendance à devenir agressive lorsque tu te sens acculée.

—Qu'est-ce qui te permets d'affirmer ça ?

Sa tête bascula légèrement sur le côté, comme si c'était évident. Car ça l'était. J'avais été agressive avec Monica (et je l'étais encore) ainsi que Ferdinand, et je l'aurais été avec n'importe qui (mais surtout Monica).

—Ouais, bon. Ce n'est jamais très agréable de se faire dresser le portrait.

—Je n'aurais pas la prétention de pouvoir dresser ton portrait. J'ai juste remarqué que l'attaque était ta meilleure défense.

Elle n'avait pourtant encore rien vu. Chose qui arriverait rapidement cependant.

—Certaines personnes deviennent agressives, d'autres préfèrent prendre la fuite. Il n'y a pas vraiment de bonnes ou de mauvaises façons de réagir à cela. Tu t'es sentie blessée, et tu as réagis. C'est un comportement tout à fait humain.

—Ou carrément stupide. Fuir ne conduis pas en prison au moins.

—Tout dépend de quel angle on regarde.

Je n'ai pas compris ce qu'elle voulait dire par là ce soir-là et cela m'aurait évité bien des soucis et désagréables aventures.

—Enfin, peu importe. C'est pour ça que j'ai été virée, et que je suis arrivée ici. Mon père a compris ma réaction même si je me suis prise une soufflante, pour la forme au moins. Je ne sais pas si ma tante a eu connaissance de tous les détails, ils ne parlent jamais de ma mère. Personne ne parle jamais de ma mère.

Edelgard posa un long regard appuyé sur moi ce qui me donna l'impression d'être aussi fragile que du verre que l'on pourrait briser d'un souffle. Un sentiment déplaisant mais pourtant bien là. J'aurais opéré un demi-tour pour redescendre si elle ne s'était pas approchée. Mais elle s'approcha, et referma ses bras sur moi avant que je ne lui demande de révéler le fond de ses pensées si j'avais osé le faire.

—Tu n'es pas obligé de faire ça. Je n'ai pas besoin d'un câlin, je me suis calmée depuis.

Même si le décès de ma mère et tout ce qui y touchait de près comme de loin restait finalement douloureux.

—C'est seulement parce que tu as froid.

J'étais frigorifiée sur ce toit, pourtant mon corps était tout chaud.

—Du moins tu n'as qu'à te dire que c'est pour ça si cela t'embarrasses trop.

J'ignore si ce qu'elle a ressenti ce soir là était de la pitié ou de la compassion. A peu de choses près ces émotions sont assez proches. Pour être franche, je pense que je m'en moquais, et je me souviens avoir refermée mes bras sur elle. Je ne savais pas si une telle chose se reproduirait un jour ou bien jamais. De manière égoïste, je peux affirmer en avoir profité. Car j'en avais besoin. Et parce que j'aimais ça. L'avoir tout près de moi. Prétendre le contraire aurait été aussi ridicule que de continuer à nier mes sentiments pour elle.

—El, regarde !

J'aurais aimé qu'elle garde sa tête lovée dans le creux formé par mon épaule et mon cou, mais elle aurait manqué ce soudain et bienvenu spectacle. Je tendis la paume vers le ciel avant d'ouvrir la main pour accueillir le petit agrégat de cristaux qui se changea en larme à la rencontre de ma peau.

—Il neige.

Plusieurs flocons atterrirent entre mes doigts avant de sentir ceux de ma cavalière y glisser. Peut-être cherchait-elle le linceul de pluie qu'ils avaient laissé là mais il n'en restait plus qu'une fine pellicule.

—La soirée porte parfaitement son nom finalement.

—Finalement ? demanda-t-elle intriguée.

—Laisse, une histoire entre mes pensées et moi.

—Tu n'es vraiment pas aussi brute que ce que tu renvoies de prime abord.

—Je n'ai jamais prétendue être une brute, me serais-je presque vexée.

Pas plus que je m'étais présentée comme une rustre. Il n'y avait que les élèves de Saint Seiros pour penser ça. Et Edelgard. Et Dorothea. Qui étaient des élèves de Saint Seiros en fait donc ça n'aurait pas dû être important. Mais pas Claude. Claude me brossait toujours dans le sens du poil. Mais bon, tout ça, j'en avais un peu rien à foutre.

—Insouciante et maladroite, plutôt.

—Un portrait tout aussi peu flatteur.

—Encore une fois, tout dépend de quel angle on regarde.

— Ôte-moi d'un doute, mais nous sommes bien à un bal, et pas à un cours de trigonométrie non ?

—Tu as raison, c'est vrai.

Le sourire d'Edelgard était aussi curieux qu'il était attirant. Enfin, tout chez elle était attirant vous l'avez compris depuis le temps. Mais ce soir là il l'était un peu plus. Une difficulté supplémentaire se dressait sur ma route.

—Lorsque tu décides de quelque chose, tu vas toujours au bout. Même quand cela t'amène au devant des problèmes. Et avant que tu n'en doutes, ceci est bien un compliment.

Je ne doutais pas de cela (quoiqu'avec elle le doute était permis). Compliment ou non. C'était une simple constatation. Des mots que je changeai en geste puisque mes doigts glissèrent sur son visage et effleurèrent des lèvres désormais muettes. Une autorisation qu'elle m'octroya d'un regard sur les miennes alors je l'embrassai. Un baiser déconcertant autant pour moi qu'il ne l'était pour elle certainement, puisque nous étions les seules à qui donner du crédit. Je me suis longtemps demandée pourquoi elle me laissait faire ça. Peut-être qu'il s'agissait de cette fameuse histoire de désirs du corps finalement pas si éloignés de ceux du cœur me concernant. Je n'espérais rien pas plus que je ne me berçais d'illusions. Ce qui fait l'importance d'un moment est bien le fait qu'il disparaisse dés le suivant.

—On devrait redescendre, maintenant.

Un auteur que j'admire a écrit un jour que l'ignorance est la condition du bonheur. Et il avait raison.