Confectionner des petits canapés est une tâche bien plus difficile qu'on ne le croit de prime abord. Il faut prendre juste assez de matière pour le recouvrir et l'étaler avec délicatesse sans l'écraser pour autant. La surface doit être entièrement recouverte sans que rien ne dépasse. L'alliance étrange entre l'art et les mathématiques si vous voulez mon avis, et si je me débrouillais dans l'un de ces domaines, l'autre me dépassait cependant. Sans vous parler de mon absence de patience, vous souvenez-vous de mon manque de finesse ?

—Laisse-moi faire, tu en mets partout !

Sainte Dorothea était toutefois là pour m'aider dans cette affreuse et fastidieuse tâche réservée habituellement aux commis. Je préférais encore éplucher des patates (quand je n'avais pas à soulever des sacs de plusieurs kilos – je m'étais faite une tendinite au poignet à cause de cela même si elle était vite passée j'en gardais quelques douleurs encore) ou bien préparer de l'appareil à biscuits. Mes autres convives discutaient dans le salon à l'opposé.

—Il faudra que tu m'expliques comment tu as réussi à traîner Edelgard jusqu'ici.

Bien que je ne lui avais point demandé.

—Tu devrais plutôt te demander comment elle, m'a traînée jusqu'ici et arrachée à mes joyeux chants de Noël !

J'avais imprimé les gestes de base : un toast puis une lichette de beurre avant d'ajouter un petit morceau de saumon. Je m'étais tartinée la main à la révélation. J'aurais du faire de simples feuilletés saucisses ça aurait été plus simple et rapidement expédié.

—Ma mère travaillait, de toute façon. Je peux chanter ici !

Et son père n'était qu'un pauvre type, un ivrogne de ce que j'avais compris, qui avait déguerpi alors qu'elle était encore toute petite.

—Et Claude ?

—Oh, lui il est toujours là tu sais, surtout quand on ne veut pas de lui !

Ils s'adoraient. Et je déposai un premier plateau sur le bar séparant ma cuisine du salon tout en portant un œil attentif sur mes invités. Je les entendais discuter jusqu'ici.

—J'aurais toute l'occasion de passer Noël avec ma famille dés demain, expliquait Edelgard à ma tante qui avait posé la même question que moi à Dorothea.

Cette dernière arriva à ma suite pour déposer un second plat de petits fours (plus joli) à côté du mien.

—Elle parle de sa mère et de monsieur Blaiddyd.

—Et son père ?

—Ca ne se passe pas très bien en ce moment. Elle devait d'ailleurs passer le réveillon avec lui mais Edie n'en a guère eu l'envie malgré tout le respect qu'elle lui porte.

—Donc être là revient plus à se dérober qu'à vraiment avoir pris du plaisir à venir, soupirai-je lassement.

—Edie avait prévu que l'on vienne avant que son père n'exige sa présence.

« Exiger » est le mot qui vint en premier frapper mes pensées, mais « vraiment ? » se forma rapidement dans ma tête sans franchir la barrière de mes lèvres. Je n'avais pas envie de nourrir un espoir illusoire.

—Elle est un peu tendue depuis le début des vacances, je suis certaine que cette soirée lui fera grand bien ! Crois-moi, il vaut parfois mieux être un nécessiteux que de subir les affres de la bourgeoisie !

—Au moins, chanter te ne coute pas un sous.

—Mais les vêtements et le maquillage si ! Penses-tu que j'étale des crèmes douteuses et premier prix sur mon si beau visage ? Avoir du talent ne suffit pas, pour monter sur scène il faut aussi être beau !

—Tu oublies Lorenz.

—Une petite exception ne fait pas toute une généralité !

Non, sinon l'on aurait pu me qualifier de cœur tendre depuis que j'avais déverrouillée la porte du toit, ou pire encore : de romantique ! J'attrapai mon verre de vin et en bu une gorgée pour faire descendre cette horrible idée.

—Viens, allons rejoindre les autres, il y assez de nourriture pour un régiment tout entier !

Comme souvent avec les apéros dinatoires, vous savez, quand la table est envahie de plats à ne plus savoir quoi en faire, et à devoir manger les restes pendant deux mois au moins quand on avait peu de place au congélateur (et il n'est jamais conseillé de recongeler une seconde fois quelque chose).

Sur le canapé, la place à côté d'Edelgard était restée vacante. Dorothea prit soin de s'asseoir à la seconde extrémité. Mes amis étaient au fait de notre mascarade, mais ma tante, assise comme Claude dans un fauteuil (mais pas le même rassurez-vous), ne l'était pas. Et je n'avais absolument pas envie qu'elle nourrisse de doute. C'était déjà assez compliqué.

—Avec Dorothea et Claude, nous t'avons pris quelque chose.

Un sourire un peu gêné déforma mes lèvres à la vue du paquet. Rectangulaire encore une fois mais plus épais qu'une boite de jeux-vidéo et jamais Edelgard ne m'aurait incitée à passer encore plus de temps devant mes écrans à défauts de mes cours.

—J'espère qu'il te plaira, ajouta-t-elle.

—Edie l'a choisi avec soin !

—Do- Dorothea !

Une pellicule rosée glissa sur son teint nacré. Je pris l'objet et devinai immédiatement de quoi il s'agissait à sa forme et au poids. J'aurais mis ma main à couper qu'il s'agissait d'un livre. Cela m'aurait inquiété s'il ne s'agissait pas d'un cadeau quoique, cette môme était capable de m'offrir « L'apprentissage pour les nuls ». Le paquet était aussi épais.

—Quoi ? Tu es la seule à avoir passé autant de temps dans sa chambre ! C'est donc normal que tu connaisses mieux ses gouts !

Une réflexion qui aurait pu me faire prendre le même teint que celui d'une brique si ça n'avait pas été pour travailler tout ce temps.

—Je peux l'ouvrir ?

J'étais curieuse.

—Est-il minuit ?

—Non.

—Alors pas encore.

Mes amis se régalaient devant notre échange fait de non-dits en suspension et d'embarra. Et d'incrédulité un peu aussi. Et ma tante… Ma tante nous scrutait, nous analysait même, se livrait à des recherches afin d'en extraire le plus d'informations possible. Et puis elle se leva seulement.

—Rhea ? Où est-ce que tu vas ?

Elle avait prit son manteau.

—Je constate que tu es en très bonne compagnie. Je suis rassurée.

Je compris qu'elle partait et me levai pour la suivre jusque dans l'entrée, pas très loin.

—Tu peux rester, ça me fait plaisir que tu sois là.

C'était pensé, sincère. Sincèrement pensé.

—Mes amis ne vont pas te manger.

Non, c'était plutôt elle qui risquait de le faire. Claude nous avait suivit lui aussi, peut-être cherchait-il les toilettes.

—Vous nous quittez déjà ?

—J'ai refusé un rendez-vous galant pour être là ce soir, mais vu la situation, je vais revoir mes plans !

Rhea m'approcha et me prit dans ses bras comme elle avait l'habitude de le faire. Ce n'était pas la directrice ce soir-là. Seulement la famille.

—Je te souhaite un merveilleux réveillon de Noël, mon enfant, murmura-t-elle à mon oreille avant que je ne referme les bras.

C'était un peu gênant. Imaginez-moi faire un câlin à quelqu'un, vous comprendrez pourquoi. Puis la porte s'ouvrit, et se referma.

—Ai-je bien entendu ? Un rendez-vous ?

—Je ne veux même pas savoir !

—Par tous les Saints, la directrice aurait-elle elle aussi une vie amoureuse ? s'écria Dorothea qui avait tout entendu bien-sûr avec son ouïe qui avait la fâcheuse tendance à traîner partout où elle ne le devait pas. Aurait-elle donc un amoureux secret ?

—Qu'est-ce qui te permet d'affirmer qu'il s'agit d'un amoureux ? lança Claude.

Tous les regards – celui d'Edelgard, de Dorothea, de Claude, et de Seteth affublé de son bonnet rouge – suivirent la même direction : moi.

—Ne me regardez pas comme ça ! Je ne suis au courant de rien.

Ils ne parlaient pas du fait que Rhea ait un amoureux ou un plan cul mais bien du genre de ce dernier. Comme dans toute conversation décousue entre adolescents. Dans un cas comme dans l'autre, je ne voulais pas savoir. Je n'avais pas envie d'imaginer ma tante et surtout ses parties de jambes en l'air. C'était une femme avec des besoins mais tout détail risquait de m'empêcher de dormir chaque nuit !

—Il s'agit peut-être d'un professeur, réfléchissait le garçon. Ou bien même d'un élève !

— Fais-moi plaisir, et garde tes hypothèses pour jamais.

—Tu n'as pas envie de savoir ?

—Non ? Tu aurais envie de savoir avec qui s'envoie en l'air ton oncle ?

—Bien-sûr que oui ! Je me dois d'évaluer n'importe quel individu s'approchant de près ou même de loin de ma famille après tout !

—C'est une adulte.

—Mais certaines personnes ici présentes ne le sont pas encore, enchérit le cerf, ce qui nous donne une merveilleuse excuse pour nous livrer à ce qu'adorent faire tous les adolescents !

—Se taire, par exemple ? je proposai.

—Non, enquêter !

Et répandre tout un tas de potins pour la plupart mais j'espérais ne pas avoir à subir la déficience intellectuelle qui caractérisait les ados, et Claude plus particulièrement. Etait-il payé à être aussi curieux ?

—Je propose de trinquer !

—A tes plans diaboliques ? Je suis sûre que tu nous en prépare un.

—Evidemment ! A ça, mais aussi à ce réveillon de Noël ! Et à notre amitié !

J'apostrophai une œillade d'Edelgard puis les verres s'entrechoquèrent. La soirée prit ensuite une légèreté, inattendue, car tout le monde se détendit. Ce n'était pas seulement la magie de Noël mais aussi celle de l'alcool : la boussole du moral, l'opium du peuple (surtout après plusieurs verres). Il y avait même du champagne : mes amis s'étaient saignés pour l'occasion (et moi aussi car chez Picard les prix ne défiaient pas toujours la concurrence). L'heure était maintenant à l'ouverture des cadeaux : les douze coups de minuit venaient de retentirent.

—Si jamais ça ne te plait pas, tu pourras toujours assommer Claude avec !

—Je peux vous assommer tous les deux, ça m'a l'air plutôt costaud.

Cadeau entre les mains, je ne pouvais pas m'empêcher de sourire autant que j'étais gênée puisque moi n'avais prévu aucun présent. Pas plus que j'avais prévu leur visite ce soir. J'étais donc excusable, mais je me sentais un peu coupable aussi.

—Si j'avais su, j'aurais pris quelque chose. C'est un peu embarrassant d'être la seule à ouvrir un cadeau.

—Attends de l'ouvrir au moins, me charriait la blanche. C'est peut-être une encyclopédie.

Je pris note de faire boire Edelgard après une dispute ou bien un désaccord. Elle était capable d'humour et de boutades lorsqu'elle était un peu pompette.

—Tu aurais vraiment osé ?

—Tu en doutes ?

—Il n'y a qu'un seul moyen de le savoir.

En temps normal, j'aurais arraché violement le papier mais la crainte de voir apparaitre une encyclopédie entre mes mains (et de voir disparaitre mon excitation au passage) me rendis plus délicate que je ne l'avais été pour la confection des petits-fours un peu plus tôt. La couverture du bouquin était bleue. Et moi : rouge (l'alcool, bien-sûr).

—Bon sang. El.

—C'est mieux qu'une encyclopédie, non ? J'ai conservé le ticket de caisse si tu souhaites l'échanger.

—Aucune chance. Comment t'as su que je le voulais ?

—Ca n'a pas été bien difficile. Il n'était pas dans ta collection.

Vous vous souvenez des auteurs que j'ai cité au tout début de cette épopée ? Entre Erin Hunter et Eric Frisch ? Il y avait aussi mon préféré, le roi : King. Celui qui n'avait cesse de m'inspirer et d'accompagner pas mal de mes soirées et pauses déjeuner auparavant (quand je ne devais pas courir afin de me fumer une clope ici ou là).

—Montre, montre ! s'écriait Dorothea en agitant la main. Conte de Fées ? Tu aimes la fantasy ?

—Et l'angoisse avant tout !

Un sourire fendait mon visage en deux. Peut-être était-ce le cadeau qui me faisait plaisir, ou bien l'attention d'Edelgard. Peut-être était-ce les deux.

—Merci, El.

Je ne savais pas très bien quoi faire, comment la remercier. J'ai rajeunis d'au moins dix ans ce soir-là, en approchant d'Edelgard pour déposer un timide baisé sur sa joue. Et elle n'a pas osé bouger.

—Hé, on a participé nous aussi !

—En l'accompagnant tu veux dire ?

—Exactement ! Une heure, c'est très long pour juste choisir un livre ! Claude a même commencé à me parler de sa vie sentimentale, j'ai bien crû que je n'y survivrais pas !

—Parce que Claude a une vie sentimentale désormais ? demanda une Edelgard la joue encore rougie par le souvenir de mon bisou.

Elle y avait même porté fugitivement ses doigts.

—Ma chère, ton frère est un prédateur libre ! Mais cela ne m'empêche pas d'avoir des choses à raconter tu sais ! Quoique, je ne voudrais pas choquer ta vertu !

J'avais la réponse à une question que je m'étais longtemps posée.

—Ma vertu te prierait de t'occuper de tes affaires, Claude.

—Allons, calmez-vous, proposai-je en remplissant nos verres.

—Par tous les Saints, une réaction pacifique ? Les résolutions ne sont pourtant prévues que pour la semaine prochaine !

—C'est vrai, mais je n'ai pas envie d'abimer la couverture de mon livre !

Nous avons beaucoup ris ce soir-là. Mais le rire est à utiliser à outrance. Et puis, être civilisée n'était qu'une petite incartade dans mes habitudes.

—Vous avez entendu ? demanda Dorothea portant sa tête plus haut soudain comme l'aurait fait un chien de prairie au premier sifflement du vent.

—Qui ça peut-être à cette heure-ci ?

—Peut-être que Rhea a oublié quelque chose ?

J'avais regardé dans le salon, il n'y avait aucune trace de ces affaires. Alors je me suis juste levée, accompagnée d'Edelgard pour une quelconque raison. Peut-être parce que mettre un pied devant l'autre après deux coupes de champagnes était plus difficile que de marquer un but les yeux fermer à cent-mètre des cages. J'ai marché en chancelant. Et puis, j'ai simplement ouvert.

—Salut, gamine.

Je me souviendrai très longtemps de ce réveillon.