Je n'avais pas sorti la tête de mes bouquins depuis plus d'une semaine et je ne peux pas dire qu'il s'agissait de mes cours. Le roman qu'Edelgard m'avait offert était le meilleur que j'avais pu lire au cours de toute l'histoire de ma courte existence (et il l'est aujourd'hui encore – je vous invite fortement à le lire). J'aimais ce genre d'histoire mêlant l'angoisse, la fantasy, et les situations aussi anxiogènes qu'elles étaient malaisantes. Et, en la matière, Stephen King était un roi, il portait bien son nom. J'avais déjà lu les deux tiers de ce pavé de plus de sept-cent pages, rendez-vous compte !
—Hé, le diner est prêt.
Mon père n'était pas qu'une armoire à glace de deux mètres de haut à la crinière pas très soignée, il savait cuisiner. Enfin, il savait ouvrir une boite, passer une assiette au micro-onde, et parfois il réussissait presque la cuisson du riz et des pâtes. Le domaine dans lequel ses capacités étaient mises en lumière était la livraison à domicile (il se chargeait de passer le coup de fil et d'ouvrir au livreur) : les meilleurs repas de toute ma vie, et mes meilleurs souvenirs. Il ne faut ni le juger ni même lui en vouloir car élever seul une gamine avec sale caractère tout en remboursant un crédit n'est pas une mince affaire. Face aux difficultés financières, il n'avait pas eu d'autre choix que d'accepter ce boulot dans une grosse boite nationale de transport de marchandise deux ans auparavant, à l'autre bout du pays. Une décision contestée bien-sûr, vous imaginez facilement par qui. Et s'il travaillait déjà beaucoup avant ça, ce fut encore pire après. Vous comprendrez donc pourquoi je n'hésitais pas à me sortir les doigts du cul pour travailler durant les vacances scolaires (et je l'aurais fait sans les examens à passer). Et pourquoi je ne voulais pas me lancer dans de très longues études.
—Qu'est-ce que tu as pris ce soir ?
—Barbecue, pepperoni, cinq fromages et…
—Chèvre-miel ?
—Chèvre-miel.
Il me connaissait par cœur.
—Tu sais qu'on ne sera que tous les deux, au moins ?
—Si tes potes se ramènent on aura de quoi les nourrir. Et puis, c'est le réveillon, si on ne peut pas se faire plaisir…
Vous ne rêvez pas, mon père avait bien commandé des pizzas pour ce second réveillon. A ma demande car la pizza était le meilleur repas au monde à mes yeux. De la pizza et des bières, le genre de bouffe qu'on s'enfile lorsqu'il y a match (mais je ne regardais pas le sport – mon paternel non plus). Vous pourriez qualifier ce réveillon de triste, mais j'étais la plus heureuse de pouvoir le passer avec mon père que je ne voyais jamais. Et à me goinfrer de pizzas.
—Ils sont occupés ce soir, personne ne viendra nous déranger.
—Pas même la minuscule gamine au teint plus pâle qu'un cachet d'aspirine ?
Les chiens ne font pas des chats. Vous pouvez maintenant cessez de vous demander d'où vient mon franc-parler.
—Edelgard, papa. Elle s'appelle Edelgard.
—Je sais, je te charrie.
Il m'avait demandé si cette même gamine (il avait dit bourgeoise) était ma copine (apparemment cela se voyait) mais j'avais seulement répondu que c'était compliqué. A lui, je pouvais tout raconter ou presque. On n'avait pas ce genre de relation fusionnelle père-fille mais c'était un homme compréhensif, attentionné, et réfléchi malgré les apparences. Un papa poule un peu aussi.
—Essaie de ne pas trop la malmener celle-là.
S'il avait su que c'était elle qui me malmenait parfois.
—Je me comporte toujours de manière très courtoise avec les femmes !
—C'est pour ça que certaines finissent en larmes ?
—Je n'y peux rien si elles s'attachent.
—Bourreau des cœurs.
—A ça non plus je n'y peux rien. C'est le charme des Eisner, donc ta responsabilité !
J'avais engloutis une moitié de chèvre-miel en moins de temps qu'il n'en fallait pour le dire. Avec la pizza mon estomac se changeait en puits sans fond. Mon ventre ressemblait à une petite montgolfière à trois milles mètres d'altitude. J'étais un peu comme la boule de flipper de Corynne Charby à la différence près qu'on ne m'avait pas encore larguée.
—Elle vient te voir demain, c'est ça ?
—C'est ça. Dernière ligne droite avant les premiers examens.
—Dernière journée, plutôt. Ca se présente comment ?
—Sur une feuille de papier. Il faut indiquer son nom et son prénom en haut à gauche généralement et répondre aux questions d'une écriture soignée.
—Je sais ce qu'est un examen, je ne suis pas un abruti profond aux dernières nouvelles.
La pomme, l'arbre… Vous faites le rapprochement ?
—Au fait, gamine, j'ai quelque chose à t'annoncer.
Je manquai de m'étouffer avec ma part de pizza (barbecue – il ne restait rien de celle au chèvre et miel). Vous savez, quand quelqu'un vous dit qu'il à quelque chose à annoncer, c'est soit une mauvaise, soit une très grande nouvelle (ce qui est au moins tout aussi inquiétant).
—Ne me dis pas que tu as trouvé une femme de mon âge ? Ou pire, que tu vas te marier ? Elle est enceinte ?! Je ne partagerais pas ma chambre je te préviens tout de suite !
—Ola, redescends, rien de ce genre.
—Quoi donc alors ? Crache le morceau !
Comme j'aurais pu cracher le mien (la pizza).
—Je raccroche.
—Le téléphone n'a pas sonné pourtant.
—Tu fais exprès d'être stupide ?
—Tu fais exprès d'être lent ?
—Sale gamine trop gâtée.
—C'est la faute de son bourru de père.
Mon père lâcha un grognement et se gratta la barbe (la pomme… et l'arbre… encore) mais on rigola un moment avant qu'il ne reprenne son sérieux (et moi une nouvelle part).
—J'en ai terminé avec ce boulot.
—Tu rentres ?
Il hocha la tête pour indiquer l'affirmative.
—Quand ?
—Cet été. C'est mon dernier voyage.
—Putain !
—Hé ! Tes bonnes manières !
—Ha. Pardon, soupirai-je alors que je m'étais levée de ma chaise. Bon sang !
—J'aime mieux ça.
Parce qu'on était à table, et qu'être à table signifiait qu'on mangeait. Et manger était un rituel sacré ici. La bouffe ça se respecte !
—Sinon ta tante risque de me tanner pendant des heures. Alors ne néglige pas ton attitude, ni tes notes. La moyenne au moins, d'accord ?
—Ouais, t'en fais pas pour ça.
—Fais de ton mieux, gamine.
Des paroles que je n'ai jamais oubliées. Mon père décolla très tôt le lendemain matin, mais ce fut la dernière fois que je le vis ainsi partir.
