J'eus bien du mal à garder les yeux grands ouverts devant ma copie. Devant Essar et Cichol (ça ne rigolait pas). Devant ce qui était à peu de chose près la clef de mon avenir. Car si je me plantais, j'étais cuite. Si je m'endormais, j'étais cuite. Si je sortais de cette salle d'examen pour juste aller pisser, j'étais cuite (car je n'aurais guère eu l'envie d'y retourner ensuite pas plus que je n'avais envie d'uriner sous la surveillance d'un vieux dinosaure). Quatre heures interminables dans un silence de mort. Mon cerveau ressemblait plus ou moins à une éponge desséchée, usée et recouverte de croutes. A des raviolis abandonnés depuis des jours au fond d'une boite. Et j'avais bien d'autres choses en tête, comme les souvenirs de la nuit précédente qui revenaient torpiller mon crâne chaque fois que j'osais fermer les yeux une seconde ou deux. Quatre longues et interminables heures, avant que retentisse la sonnerie et qu'on nous ordonne de poser nos stylos.
—C'est terminé !
Les profs passèrent dans les rangées, deux chacun, pour ramasser les copies une à une et permettre aux élèves d'enfin se lever. Ma vessie était sur le point d'exploser et uriner sur le sol de la classe aurait été gênant alors je me précipitais en dehors de la pièce sans demander mon reste. J'étais installée dans un des premiers rangs (répartition aléatoire et volontaire) et donc une des premières à pouvoir quitter la salle. Je précédai Dorothea et Claude (et quelques autres élèves dont l'horrible Lorenz). Bientôt, le rassemblement et la sortie de tout le monde généra une cohue générale faite de bousculades et de désordre : tout le monde était pressé d'aller bouffer.
—Hé, Byleth ! Attends-nous !
Tous les individus – vidés par l'examen comme on viderait une huitre – finirent par se disperser et je me retournai à la voix de ma camarade. Edelgard sortie à son tour (elle avait des cernes encore plus marquées que les miennes sur sa peau nacrée) et me heurta violemment. Mes joues changèrent de teinte.
—Excuse-moi… murmura-t-elle en détournant le regard.
—Ha… C'est rien… répondis-je avec un air un peu bête en me grattant la tête.
Puis elle continua sa route. Une pression comprima mon bras. C'était Dorothea qui me tirait de cette masse de bourges et boursiers pour me trainer plus loin dans le couloir, jusqu'aux portes battantes de la cage d'escaliers la plus éloignée (et loin des sanitaires à mon plus grand regret). Claude était accroché derrière moi pour tenter de nous suivre, fragile coccinelle sur son brin d'herbe. A peine franchies, elle se figea. Je l'entendis prendre une profonde inspiration puis elle leva lentement les mains, se retourna, puis écarquilla finalement les yeux.
—Vous l'avez fait !
—Pardon ?! enchérit le jeune homme en jonglant entre nous sans décider où jeter l'ancre.
Ce fut sur moi, bien-sûr. Surement car j'avais une expression accidentée et que je me sentais comme un lapereau de six semaines.
—Qu- Qu'est-ce que tu racontes ?!
—Byleth ! Je ne suis pas née de la dernière pluie ! Je vois très bien ce qu'il se passe !
Elle m'observait avec attention, prête à analyser chaque mot qui allait sortir de ma bouche, que je devais donc choisir avec beaucoup de soin pour ne pas trébucher dessus. De quoi me faire oublier ma vessie prête à céder, je vous assure.
—Il ne se passe rien du tout ! Qu'est-ce que tu es encore allée t'imaginer ?!
J'ai essayé de démentir. J'ai vraiment essayé. Selon Aristote, c'est notre capacité à raisonner qui nous rend humain, Dorothea était une vraie machine de guerre.
—Hmm… Tu me le dirais, n'est-ce pas ?
—Oui !
Quel doux mensonge.
—Tu promets !
—Eh bien…
Mes doigts s'échouèrent dans ma crinière. Elle n'avait jamais été aussi désordonnée (sauf peut-être la nuit précédente).
—Par tous les Saints ! Je le savais !
—Je veux tout savoir !
Claude insista sur le « tout » et ressemblait à un gosse devant un sapin avec bien trop de cadeaux au pied pour décider lequel il allait ouvrir en premier.
—Quoi ? Non ! protesta la brune. Il s'agit d'Edie, espèce de pervers !
—Ca explique pourquoi elle paraissait fatiguée ce matin !
—Ca n'explique rien du tout, et surtout pas ta curiosité ! Fiche le camp, ouste, ouste ! répéta-t-elle accompagné de petits mouvements de mains. Nous devons parler entre adultes responsables !
—Je suis responsable !
—Envahisseur !
—Je dois aller pisser, on peut pas en reparler à un autre moment ? Ou bien jamais ?
—Ha non ! Tu ne vas pas t'en sortir comme ça ! Byleth ! Hé ! Byleth ! Reviens-ici !
J'avais pris mes jambes à mon cou. Profitant d'une énième boutade de Claude que je n'avais pas écoutée pour m'éclipser en toute discrétion. Le problème, c'est que Dorothea connaissait toutes mes cachettes. Enfin, toutes, sauf une peut-être.
J'avais fini par aller pisser avant de me rendre sur le toit car Claude bossait ses examens (ceux qui avaient lieu pendant le reste de la semaine, pas aujourd'hui, le reste de la journée serait faite de cours standards) de fait, je m'y pensais tranquille.
—Byleth ?
—Comment t'as su que j'étais là ? J'ai refermée la porte derrière moi.
—J'ai sentis l'odeur de ta cigarette.
Dorothea était plus douce qu'un peu plus tôt et ce n'était pas dû à l'absence de Claude, non. Cette expression demeurant calme annonçait une tempête. Mais pas de celles que vous imaginez.
—Tu vas bien ?
—Pourquoi ça n'irait pas ?
Elle haussa les épaules dans un premier temps, avant de soupirer. Si vous saviez comme Dorothea est perspicace. Elle devinait tout sans avoir à lui dire. Elle devinait tout avant qu'on ne sache nous même. Elle savait. Et parce qu'elle savait, elle s'inquiétait. De quoi ? Vous allez bientôt le savoir.
—Est-ce que tu es venue me dire que je n'aurais pas dû ? Je suis au courant, tu sais, mais…
—Tu es amoureuse d'elle ?
—Hein ?
—Edie. Tu l'aimes, non ? Je veux dire, au-delà de votre arrangement.
—Qu'est-ce qui te permets de dire ça ?
—Une intuition. Et ta façon de l'observer.
Pendant une minute, alors que ma cigarette se consumait toute seule, je détournai la tête et l'expression de compassion qui habillait un visage d'habitude plein de joie. Je n'arrivais pas à penser à autre chose qu'à ce qu'elle venait de me dire, aussi loin que portait mon regard dans ce paysage blanc, tout me ramenait à Edelgard et à ce que je ressentais pour elle. J'aurais préféré passer à un examen plutôt que de ressentir ça : de la peine. Comprendre que j'étais tombée amoureuse d'elle c'était aussi accepter de souffrir. Mon mutisme habituel face à ce sujet s'étiolait tout comme s'effritait l'armure que je revêtais depuis toujours.
—Je t'envie, tu sais.
—Pourquoi ?
—Eh bien, ma petite oiselle n'est plus toute blanche, et c'est à la fois merveilleusement beau mais aussi très frustrant ! Ma virginité est encore sous cellophane, tu sais.
—Tu n'as jamais eu la possibilité de… Enfin, tu vois…
—Je suis amoureuse d'Ingrid depuis qu'elle est arrivée à Saint Seiros, alors non.
—Je vois.
J'allumai une deuxième cigarette. La première s'était fumée toute seule (enfin la seconde car j'en avais déjà terminé une avant que Dorothea ne me rejoigne).
—Tu m'en veux ? osai-je demandée, la réaction première de la chanteuse encore fraiche dans ma tête.
—De quoi ?
—D'avoir couché avec elle.
Dorothea s'adossa contre le mur derrière nous près de la porte, puis sourit tendrement. Avec beaucoup de douceur. Avec beaucoup de calme.
—Non. Je suis même heureuse qu'elle l'ait fait avec toi. Parce que tu l'aimes, et que tu ne joues pas avec elle.
—Comme elle joue avec moi, tu veux dire ? Enfin, ce n'est pas le terme qui convient, mais tu vois de quoi je parle. Notre arrangement, mes notes, tout ça. Tout ce qui me permet de passer du temps avec elle en somme.
—La vie d'Edie est tellement compliquée…
Je sentais bien qu'elle ne me disait pas tout. Mais je sentais aussi que ce n'était pas à elle de me le dire. Même si j'aurais tout donné pour savoir, je pense qu'une part de moi craignait aussi d'entendre des choses que je n'aurais pas été capable de supporter. Cette même part de moi préférait sans doute rester dans l'ignorance. Vous savez pourtant ce qu'on dit : l'inconnu est la chose la plus effrayante qui soit.
—J'aimerais tellement être née dans de meilleures grâces.
—Pour être avec Ingrid ?
—Oui. Elle est fiancée.
—Déjà ? Mais à qui ?!
—Au frère ainé de Félix. Le mariage a été arrangé depuis plusieurs années maintenant.
—Ingrid est d'accord avec ça ? m'invectivai-je aussitôt la nouvelle imprimée dans mon cerveau ramollit et gelé.
—Ils n'ont pas vraiment le choix. Ca se passe souvent ainsi hélas.
Elle n'avait pas dit « elle ». Elle avait bien dit « ils ».
—Je suis désolée, Dorothea…
—Ne t'en fais pas pour moi. Je me suis fait une raison dés que j'ai su.
—J'aimerais pouvoir faire quelque chose.
—Que dirais-tu d'un câlin ?
Moins pour elle que pour moi. Je le sus immédiatement. Pour nous deux quand même. En temps normal, jamais je n'aurais supporté autant de contact physique, mais avec le poids des sentiments que je portais, que Dorothea portait, j'ai trouvé ça très agréable.
