Le temps s'égrainait avec une lenteur insoutenable. En temps normal, je me serais réjouis qu'un professeur soit absent (même si du coup je me retrouvais à la bibliothèque pour bouquiner à la place de la littérature – Essar n'était pas en forme la veille, peut-être allait-il vraiment calencher après tout) mais c'était la déprime totale. Dorothea m'accompagnait dans cette dérive cérébrale.

—Je comprends vraiment pas.

Edelgard m'avait bel et bien larguée. Une précision importante contrairement à d'autres détails futiles que je vous racontais jusque-là comme le confort des bureaux de la bibliothèque de Saint Seiros. Cette pièce accueillait beaucoup d'élèves bien trop studieux pendant les heures de permanence. Comme Edelgard, par exemple, qui se comportait avec moi comme si j'étais une parfaite inconnue, une camarade de classe (aux bureaux très éloignés) au mieux. Elle me saluait lorsque l'on se croisait (ce qui arriva très souvent – même promotion vous vous souvenez ?) puis disparaissait quelque part ou ailleurs. L'ignorance était un geste cruel, du Edelgard dans toute sa splendeur et la pire de toutes ses facettes. Du genre à se foutre éperdument de qui elle s'était tapée la première fois.

—Peut-être qu'elle changera d'avis.

L'espoir : si tenace. Ca rend vraiment très con.

—Non ? Peut-être pas.

Dorothea demeurait silencieuse, ce qui était étrange puisqu'elle avait toujours un avis sur tout et n'importe quoi, en particulier lorsqu'il s'agissait d'histoires de cœur.

—Dorothea ?

La susnommée se leva dans un soubresaut en claquant les mains sur la table face à nous, attirant l'attention générale et des regards surpris pour certains, accusateurs pour d'autres.

—Ca suffit ! s'invectiva-t-elle.

Je n'eus ni le temps de dire quelque chose, ni de faire quoique ce soit. Elle se dirigea vers le coin où Edelgard révisait, une expression sévère tranchait ses traits délicats.

—Edie ! entendis-je. Parle-lui ! Elle a le droit de savoir !

« Putain » lâchai-je mécaniquement. Savoir quoi ? Avais-je au moins envie ? La blanche me jeta une œillade, son regard était accidenté devant la réaction de son amie.

—Tu lui dois au moins ça ! Si tu décides de ne pas le faire, je ne soutiendrai pas sur ce coup. Byleth est aussi mon amie !

Pour se grandir et paraitre plus imposante, elle avait posé ses poings sur ses hanches. Apparemment, cela fonctionna puisqu'Edelgard me regarda à nouveau. Je la vis soupirer de là où je me trouvais. Elle se leva calmement, hocha la tête de bas en haut malgré une expression fermée et un regard éteint, avant de se diriger vers moi. Mon cœur battait au rythme de ses pas qui réduisaient la distance entre nous, Dorothea à sa suite pour ne pas la lâcher ou lui permettre de se défiler.

—Il se passe quoi ? demandai-je incrédule.

Elle souffla lourdement. La conversation que la chanteuse lui avait suggérée d'avoir semblait déjà pénible. Pour elle, autant qu'elle allait l'être pour moi. Préparez-vous car ça n'allait pas être très beau.

—Je te dois quelques explications, si tu es d'accord.

J'aurais accepté que je le sois ou non car mon instinct m'incitait à la suivre et à découvrir pourquoi j'avais à subir tout ceci. Je mentirais si une part de moi n'espérait pas une réconciliation. Mais ce n'était pas dans ce but que nous devions parler, j'en avais encore plus conscience.

—On va sur le toit ?

Aucune chance qu'on se retrouve encore dans la réserve alors j'acceptai d'un mouvement de la tête. Dorothea ne nous suivit pas cette fois. Et après quelques minutes, le froid mordit ma peau. Elle ne me réchaufferait pas avec une accolade.

—Comment te portes-tu ? s'enquit-elle toutefois.

Ce n'était pas un monstre, quand même. Et je ne veux pas que vous conserviez cette image dure et froide qu'elle renvoyait maintenant : elle n'était pas que ça.

—Ca va.

Je n'allais tout de même pas lui avouer que j'étais déprimée comme une poule qu'on déplume. Elle prit soin de croiser les bras sur sa poitrine avant de reprendre la parole. Pas pour se réchauffer mais bien parce qu'elle se plaça sur la défensive.

—Est-ce que tu sais ce qu'il se passait auparavant dans la noblesse ?

Sa question torpilla mes pensées : elle n'avait aucun sens à mes yeux.

—Pas vraiment.

En dehors des responsabilités et autres sujétions super chiantes.

—A peu de choses près, ce qu'il se passe aujourd'hui.

—Tu veux bien développer ? Je suis un peu longue à la détente, ironisai-je pour me protéger car je sentais que je n'allais pas aimer ça.

—Je crois savoir que Dorothea t'a mise au fait de la situation d'Ingrid.

—C'est exact. Le rapport avec moi ?

—Je suis fiancée.

Et le rire entra sans frapper à la porte. Il l'explosa littéralement. Et la douleur me plia en deux, en trois, en quatre. En autant de fois que c'était possible jusqu'à ce que ça en devienne insupportable.

—Tu déconnes, j'espère ?

Mais Edelgard resta silencieuse tout comme son expression demeurait plus que sérieuse.

—Dis-moi que tu déconnes !

L'absence de réponse en était une.

—El ! Tu te fous de moi, là ?!

—Ca a été décidé avant que je n'ai mon mot à dire.

—J'y crois pas. Putain ! Non, mais c'est quoi ces salades. T'as pas trouvé mieux ? Sérieusement ?

Je me mis à faire les cents pas dans tous les sens, rangeant mes mains dans mes poches avant de les ressortir pour m'invectiver physiquement, pour les ranger de nouveau ensuite. Et ainsi de suite, pendant une longue, très longue minute.

—Et tu ne pouvais pas seulement le dire ? Où tu as juste oublié ce putain de petit détail ?!

—Tu ne devais pas tomber amoureuse de moi.

Les mots étaient dits. Mais je restai frustrée de ne pas avoir pu le faire moi-même. Quand j'en avais envie. C'est-à-dire pas à ce moment-là et certainement pas après ça.

—C'est ton père, c'est ça ? C'est lui qui a décidé ?

Le silence répondit à sa place.

—Alors quoi, en fait j'étais seulement une sorte de petite rébellion face à Papa, pour finir par faire ce qu'il attend de toi ? Tu avais quelque chose à prouver ? Ou tu voulais peut-être juste t'amuser un peu avant qu'on ne te passe la bague au doigt ?

—Comme je viens de te le dire, tu ne devais pas tomber amoureuse de moi. En aucun cas. Ni avoir le moindre sentiment à mon égard.

—Avec qui ?

—Avec qui n'a aucune importance.

—Et toi, là dedans, tu ressens quoi ?

Elle prit un instant pour répondre. Mais sa réponse fût semblable à toutes les précédentes. Sèche et vide de sens.

—Ce que je ressens n'a aucune importance.

—Ca en a pour moi ! hurlai-je presque entre quelques flocons qui se mirent à tomber.

—Je ne te demande pas de comprendre. Tu n'es pas à ma place. Et tu n'y seras jamais.

Je me remis à marcher dans tous les sens. J'avais la tête en feu, les nerfs en plote, et une cruelle envie de lui mettre une bonne claque. La colère me mettait vraiment en vrac mais pour une fois je n'en ressentais aucune culpabilité. J'avais la sale impression de m'être faite manipulée. D'avoir été prise pour une conne.

—Va te faire foutre, Edelgard !

Pendant une seconde je crus que mes mots estampillèrent son visage car ses yeux s'agrandirent et ses lèvres tremblotèrent comme les battements d'un cœur invisible. Mais après, je n'ai aucune idée de la réaction qu'elle eut ou qu'elle aurait pu avoir parce que je me suis tirée de ce putain de toit et j'ai claqué violement cette porte que jamais je n'aurais dû ouvrir. J'aurais du l'enfermer sur ce toit et attendre que ma douleur gèle avant de lui rouvrir, mais vous vous doutez bien que je ne l'ai pas fait. A la place, j'ai foncé à la bibliothèque pour y trouver Dorothea, comme si cette dernière m'attendait comme on attendrait sur le banc des accusés lors d'un procès car ce que j'avais compris également, c'est que Dorothea savait. Depuis le tout début.

—Viens avec moi.

J'attrapai son bras pour la tirer hors de la pièce mais je fis à peine quelques mètres avant de me retourner pour la condamner d'un regard. De tout mon être même. Je n'en avais plus grand-chose à foutre que tout le reste du bahut nous entende.

—Tu t'es bien foutu de moi, toi aussi !

Remarquez ce très joli « toi aussi » qui reflétait toute ma colère mais également mon amertume. La chanteuse se faisait toute petite. Une part d'elle compatissait certainement à ma peine, une autre toutefois s'était bien gardée de me mettre en garde, ou de me préserver. Comme le feraient des amis. De véritables amis. Ce qu'elle n'était pas. Ce qu'elle n'était plus pour moi.

—Byleth… tenta-t-elle.

Je me mis à déambuler dans le couloir, aléatoirement, avec une Dorothea pas très fière à ma suite. Je ne cessais de marcher et d'arpenter le dédale qu'était Saint Seiros en l'insultant mentalement de tous les noms possibles (ceux qui la caractérisaient dans ma tête).

—Par tous les Saints ! Dorothea !

J'avais même pris leur devise favorite, vous voyez ?

—Byleth…

Jamais mon nom ne m'avait parut si inconnu et si peu familier.

—J'espérais que…

—Qu'est-ce que tu espérais ? Hein ? Que je n'aurais cure de sa situation ? De ce petit manège ? Vous vous êtes bien foutues de moi toutes les deux ! Ah, putain, c'est bien la première fois qu'on me la fait celle là ! Non mais je rêve, vous vous être crues dans un jeu télévisé ou quelque chose comme ça ? C'est le moment où tu m'annonces qu'il y a une caméra cachée ?!

—J'espérais qu'Edie prendrait ses propres décisions.

—Tu t'es royalement plantée ! Espérer ? Haha, n'importe quoi.

Mon rire était semblable au bruit d'une vieille caisse qui a du mal à démarrer par temps froid. Mais il était nerveux, ne m'en tenez pas rigueur.

—Quand j'ai vu comment elle agissait avec toi, je pensais sincèrement qu'il y avait encore de l'espoir. Qu'elle ferait ses propres choix et pas seulement ce que son père attendait d'elle.

—Et Claude ? Il savait ?!

Quitte à faire du ménage dans ma liste d'amis, autant sortir le détergent. Celui qui fait tout disparaitre pour ne laisser aucune trace si ce n'est une odeur acre et tenace.

—Nous n'en avons jamais parlé. Peut-être qu'il s'en doutait un peu parce que dans la haute les gens parlent, et ce genre de chose arrive encore régulièrement même à l'époque actuelle. Claude n'a jamais vraiment suivi les règles de bienséance. Il penserait certainement qu'Edie serait plus intelligente que ça…

—Vraisemblablement pas ! C'est peut-être juste une idiote comme il y en a tant d'autres ! Comme vous l'avez été de croire à de pareilles inepties.

—Ce ne sont pas des inepties ! Byleth ! Je suis certaine qu'Edie ress-

—Tais-toi ! la coupai-je avant qu'elle ne dise quelque chose que je refusais maintenant d'entendre car ça ne servirait plus à rien. Je ne veux pas écouter un mot de plus !

J'étais en colère contre Edelgard, encore plus contre Dorothea qui se targuait d'être mon amie. Et aussi contre Claude, mais ça, c'est seulement parce que j'étais en colère contre le monde entier.