Huit jours. C'est le temps qui passa sans que je ne parle à personne car je faisais la gueule à tout le monde. J'avais même oublié le son de ma propre voix (sauf quand je lâchais des « putains » ci et là quand je n'en pouvais plus). Croiser Edelgard en cours ainsi que dans les couloirs était tellement pénible, autant que j'étais en colère mais je m'évertuais à garder la tête haute car j'avais encore un peu de dignité (en apparences j'y arrivais mais en vrai c'était l'effondrement moral).
Mes soirées se résumaient à me rouler des joints, à manger (lorsque j'avais un peu d'appétit mais l'herbe y contribuait grandement), à fumer, à jouer à la console et à m'énerver dessus à la moindre occasion, à délaisser mes cours (mon père comprendrait que mon cœur avait mal) et à fumer encore. L'envie de brûler un livre dont je n'avais jamais lu la fin me toisait (et j'aurais pu le faire si je n'avais pas tant eu envie d'en connaitre le dénouement final) mais je l'avais seulement rangé, agacée et excédée de voir l'énorme pavé sur ma table de chevet. Un soir, j'avais tenté de jouer un morceau à la guitare avant de vouloir en couper toutes les cordes. Un autre, j'avais fait quelques gribouillis dans un carnet à dessins que je m'étais achetée prise de compulsions dépensières (il parait que ça aide à garder le moral) et un autre encore, j'avais tenté de réaliser des lapins à la marijuana. J'avais parfois l'impression de tenter de découvrir si je ne possédais pas des compétences cachées. Mais la seule chose que je découvris c'était mon incroyable faculté à me morfondre. J'avais même découvert que j'étais capable de pleurer (beaucoup parfois, comme un robinet qui fuit à cause d'un joint tout abimé, voire sans joint du tout).
La vie ressemblait à une belle bouse de vache qui resterait très fraiche indépendamment des saisons. Et pour couronner le tout, je me retrouvai de nouveau à devoir supporter Monica. Et de très près cette fois.
« Bouge ton gros cul » pensai-je très fort. Et pas seulement une fois, car Charon nous avait mises ensemble cette gourgandine et moi pour le cours d'escalade de la matinée. J'avais envie de lâcher la corde pendant que l'allumette peinait à grimper le plus facile des parcours. Elle avait la même agilité qu'un chien boiteux sur une corde à linge, et peut-être pourrait-elle grimper plus vite si elle ne passait pas son temps à mater le cul de mon ex petite amie. La chute aurait été rapide, elle.
—On fait une pause ! indiqua la prof après un coup de sifflet.
J'en profitai pour aller pisser (une fois Monica les deux pieds bien au sol car je n'avais pas envie de passer devant un tribunal) mais la malchance me toisait puisqu'en sortant des sanitaires dans les vestiaires je l'aperçus se rafraichir. Apercevoir était un euphémisme, j'avais une vue directe sur sa sale tronche.
—T'as fini ? Ou tu comptes te remplir le bide jusqu'à menacer d'exploser.
Une idée fort agréable à imaginer mais il fallait que je me lave les mains.
—C'est quoi ton problème ?
—Présentement, l'obstacle entre le lavabo et moi.
Elle se poussa, ouf, et je ne pris même pas la peine de la regarder mais je l'entendis parfaitement hélas.
—Si tu n'arrives pas à digérer ta rupture c'est ton problème, mais je te prierai de ne pas le faire payer à tout le monde.
Car bien-sûr, tout le lycée était au courant. Pas de retour en arrière, de fait. J'avais imprimé l'idée.
—Mon système digestif se porterait bien mieux si tu fermais un peu ta gueule.
Je pris un papier que je jetai à la poubelle une fois les mains bien sèches car vous savez, ce n'est pas très pratique d'avoir les mains qui glissent quand on veut frapper très fort quelqu'un. Monica avait compris mes intentions mais ne bougeait pas pour autant : elle rêvait sûrement que je me fasse exclure. Comme si ça ne suffisait pas d'avoir rompu, je devais supporter sa putain de tendance à tourner autour d'Edelgard comme une chienne en rut puisqu'elle avait le champ libre désormais. Et l'exclusion… Ce n'était qu'un détail.
—Byleth !
J'avais levé la main, les doigts serrés. Et, sans aucune intervention, je n'aurais jamais terminé ma scolarité à Saint Seiros.
—Tire-toi, Dorothea. Ca ne te regarde pas.
—Si tu te fais renvoyée, si ! Ne donne pas à cette catin ce qu'elle espère !
L'insulte, châtiée, esquissa un sourire sur mes lèvres. Mais j'étais assez énervée pour n'avoir cure de cet excès de prévention. Mais lorsque Dorothea approcha, je la laissai prendre ma main (celle sur le point d'entrer en collisions avec le visage d'une Monica prête à se pisser dessus). La gamine n'en menait pas large dans son short de sport mais il fallait reconnaitre sa persévérance : être prête à se faire démolir le portrait pour avoir enfin la paix était autant un acte de courage que de désespoir dans certaines situations. Dans la sienne : c'était stupide. Et après une menace de Dorothea, elle partit rejoindre ses camarades en tressaillant d'une jambe à l'autre. Une chance que je ne les lui avais pas cassées : elles étaient bien frêles et ça n'aurait pas été difficile.
Vous savez ce qu'il y a de plus surprenant en plus du fait que je n'ai absolument rien fait à cette fille ? Que j'ai laissé Dorothea me prendre dans ses bras alors que cela faisait des jours que je ne lui adressais plus la parole. Mais si j'étais en colère, j'étais aussi fragile. Vexée mais également blessée.
—Que dirais-tu de sécher les cours ? proposa-t-elle à mon oreille avant de me sourire.
Une tentative de réconciliation. Je n'aurais jamais fait le premier pas.
—Pour aller où ?
—N'importe où du moment que c'est très loin d'ici.
J'avais récupéré les affaires que j'avais prêtées à Edelgard pour nos virées en moto, et elles allaient également à Dorothea même si la veste était un peu juste. Des arguments plus conséquents en étaient la cause directe. Et nous roulâmes jusqu'à chez moi : très loin d'ici. Très loin de ce bahut de merde.
—Fais comme chez-toi, indiquai-je en bazardant mes affaires sur un fauteuil. Tu connais déjà les lieux.
Elle me suivit quand je me dirigeai vers ma chambre afin de m'affaler sur mon lit comme un conteneur à la dérive, ou baleine qui s'échoue sur la plage (avant de la remettre à l'eau bien-sûr).
—Mais je t'en veux encore.
—Je sais. Je ne te demande pas de me pardonner et encore moins d'oublier. Mais… Je suis soulagée que du m'adresses de nouveau la parole.
—Je n'avais pas vraiment le choix.
—Si. Justement.
—Ne commence pas à me contrarier.
Je me redressai pour attraper une boite à l'effigie de Pokemon que je ne planquais pas vraiment sous mon pieu. J'en sortis un joint bien chargé et parfaitement roulé de quinze centimètres de long au moins. De la fumée s'extirpa d'entre mes lèvres et une odeur agréable remplis l'espace autour de moi.
—T'en veux ?
—Pourquoi pas, pour une fois que le cerf est utile.
Car Dorothea savait toujours tout et ça ne changea jamais.
—Tu as déjà fumé au moins ?
—Donne moi ça, ma grande.
—Vas-y doucement, elle est…
La brune porta la roulée à ses lèvres et tira une longue, très longue latte, comme si elle avait fait ça toute sa vie et la chambre entière se retrouva parfumée de cette douce et agréable odeur inhérente au cannabis.
—Eh beh… Tu fais pas ça à moitié.
—Si tu savais, j'ai mes problèmes moi aussi.
—Ingrid ?
—C'en est un.
—Il y en a d'autres ? m'enquis-je malgré le ressentiment que j'éprouvais encore.
—Un de moins, maintenant.
Nous échangeâmes régulièrement le joint qui passait de ses lèvres aux miennes avant de retrouver les siennes. Dorothea était souriante (moi aussi) et remuait sur des musiques à la con des années quatre-vingt (les meilleures d'après mon père) que j'avais balancées sur mon enceinte. Elle observait la pièce comme si elle la découvrait pour la toute première fois (c'était un peu vrai) en s'attardant sur tout et sur n'importe quoi – parfois sur rien.
—Ho ! Qu'est-ce donc !
—La plénitude, Dorothea ! La plénitude !
—Pas ça, idiote ! murmura-t-elle tout bas comme si quelqu'un risquait de nous entendre alors qu'il n'y avait que nous.
—Ca ! Là !
Elle indiquait mon bureau.
—Cette petite chose rectangulaire !
Elle indiquait mon calepin à dessins.
—Voyons-ça !
—Hé, pas touche ! C'est à moi ! C'est privé ! Tu connais la notion de privé Dorothea ?
—Je crains que non hélas ! Pourquoi me poser une question dont tu possèdes déjà la réponse ?
Je me levai du lit et me cassai la gueule sur le tapis. J'étais vraiment comme un pétrolier échoué sur le sable avec la cheminée qui fume, mais j'avais retenus la clopinette que je tenais bien en l'air, fière de moi et victorieuse aussi.
—J'ai sauvé le joint ! Tout va bien !
Mais Dorothea était trop occupée à examiner mes affaires et à fouiner partout pour s'être rendue compte que l'on avait échappées à la catastrophe.
—Tu pourrais me donner un coup de main au moins où ce serait trop demandé ?
La chanteuse rappliqua avec son sourire mais aussi mon carnet. Cette fille était vraiment curieuse : quand elle avait une idée dans la tête rien ne pouvait l'arrêter. Un peu comme une grosse pierre dévalerait une pente à toute allure.
—Je peux regarder ?
—Tu vas regarder même si je te dis de ne pas le faire.
—C'est vrai ! Tu me connais si bien !
—Tu fais exprès d'être idiote ?
—Tu as vu mes résultats scolaires ?
J'avais ma réponse. La brune ouvrit le carnet, et tomba sur ma seule et unique tentative de dessiner quelque chose. De vous à moi, je ne me souviens même plus pourquoi j'avais fait ça, je planais surement comme tous les soirs de la semaine.
—Qu'est-ce que c'est ?
—Un oiseau ?
—Permets-moi d'en douter. Et cette houppette ?
—Quelle houppette ? Puisque je te dis que c'est un oiseau.
Je tapotais mon dessin du doigt pour essayer de faire rentrer ça dans sa tête.
—Mais la crinière, là ! tapota-t-elle à son tour.
—Où tu vois une crinière ?! Puisque je te dis que c'est juste un oiseau !
—Il a passé un sale quart d'heure. C'est censé être quoi comme oiseau, un pigeon qui aurait survécu à un impact avec un gros fourgon ?
—Putain, mais t'abuses ! C'est un aigle !
—La théorie du fourgon tient toujours !
Nous terminâmes le joint (et mon dessin fut rangé) et j'en allumai un second aussitôt. J'allais tomber en rade mais peu importait, Claude était encore dans mon répertoire, et il me restait la boite de bonbons qu'il avait une fois glissé dans ma poche. Les premières taffes étaient toujours les meilleures.
—Whaaaaa…
—Ouaaaaiiis…
—Qu'est-ce que ça tourne !
—T'as vu ? C'est cool, non ?
—J'en oublierai presque ma précarité et mon statut de gueuse qui m'empêchent de pouvoir courtiser Ingrid !
—Propose-lui de fumer avec nous ! On sait jamais !
—On pourrait inviter Edie ! Elle se dériderait un peu !
Et transformer ma chambre en bar à chicha ? Quelle bonne idée ! Mais grâce à la marijuana, je n'eus qu'un tout petit pincement au cœur en entendant son nom. Grace à mon amie un peu aussi.
Dorothea planait tellement qu'elle se comportait comme un petit oiseau qui s'envole sur la légèreté du vent (ou comme un avion à moteur mais sans le bruit qui les caractérisait), elle fit quelques tours dans ma chambre sous mon regard amusé en battant des bras, avant de trébucher (évidemment quand ça tourne comme une horloge sous stéroïdes) et de s'échouer sur moi.
—Tu sens si bon.
—Oui, j'aime me faire un brin de toilette le matin. Mais l'odeur de la transpiration est encore mieux, non ?
C'était une boutade, vous l'aurez compris.
—Tu n'as même pas monté un mur.
—Toi non plus, aux dernières nouvelles.
—Mais ça abime mes mains ainsi que mes ongles !
—Si tu n'existais pas, il faudrait t'inventer, Dorothea.
—Oh ! fit-elle en se relevant puisque jusqu'ici étalée de tout son long sur moi. Un compliment ?
—Je ne sais pas si c'en est vraiment un.
—Mais tu sens vraiment bon.
—Tu trouves ?
Elle se contenta de sourire. De sourire de très près. Si près… Et, j'étais humaine, vous savez. Mais c'est elle qui fit le premier pas. Ses boucles chocolat chatouillèrent mon visage quand sa respiration se confondit dans la mienne, et que ses lèvres exercèrent une douce et agréable pression sur ma bouche. Elle aussi, elle sentait bon, et je ne vais pas vous redire ce que je pense de l'effet du parfum. Ni de celui de sentir un corps très chaud contre le sien. Je répondis immédiatement à ce baiser, langoureusement, fougueusement, avidement. Je sentis rapidement Dorothea se tortiller sur moi, et mon bassin cherchait plus de contact. Elle avait allumé des braises.
—On devrait s'arrêter, je suggérai toutefois.
A contrecœur puisque j'avais envie de plus que de simples baisers. Une réaction somme toute naturelle du corps humain dans ce genre de situation.
—On devrait.
Et c'est ce qu'on fit. Car on se respectait beaucoup trop pour céder à ce genre de pulsions. Et parce que les conséquences auraient été trop compliquées même si nous n'avions à nous justifier auprès de personne d'autre que nous.
