J'ai essayé de ne pas craquer. J'ai vraiment essayé. Et pendant toute une semaine cela fonctionna plus ou moins mais ma volonté s'était aussi étiolée. J'avais même cessée de me plaindre auprès de Dorothea qui chaque fois, écoutait le même discours qui tournait en boucle dans ma tête. Un discours fait de « peut-être » et de « un jour » mais je ne trouvais jamais de dénouement heureux possible. Une part de moi s'était peut-être résignée mais une autre continuait de nourrir un espoir illusoire. Je pense qu'aimer trouve moult définitions mais c'est à ça que ressemblait la mienne. J'avais besoin de faire le deuil des sentiments que je portais alors, afin d'alléger leur poids.
C'est bien pour cette raison que je garai ma bécane devant un bâtiment qui m'était familier mais dans lequel je n'avais pas mis les pieds depuis longtemps alors j'observai longtemps la façade et la façade me regardait de toute sa hauteur. Une sensation écrasante : je me sentais toute petite et pas très sûre de moi. C'était précisément trente jours après notre rupture : un mois complet. Et un mois, qu'est-ce que c'est long lorsque l'on souffre !
J'étais descendue de ma bécane d'un pas chancelant et devant l'interphone j'hésitai un moment sans savoir si j'allais appuyer. J'avais envie de faire demi-tour pour être franche, et c'est ce que j'aurais fait.
—Edelgard n'est pas là.
Je me retournai vivement et aperçus Dimitri qui rentrait probablement d'une course puisqu'un sac en toile pendait dans la continuité de son bras. Un signe du destin, pensais-je. Même si je mourrais d'envie de parler à Edelgard, ou de seulement la voir, la vie en avait décidée autrement. Un signe que je pris très au sérieux car vous savez, quand on est vide comme je l'étais, on se raccroche à peu de choses. Un geste, une parole, ou dans le cas présent une absence. Dimitri ne manqua pas cette flagrante tristesse.
—Mais tu peux l'attendre en haut, si tu veux.
Il compatissait même. Et j'acceptai sa proposition.
Me retrouver dans cet immense appartement (vide à l'exception de nous deux) était plutôt bizarre. J'avais l'impression de connaitre les lieux mais de les redécouvrir aussi. La vue du piano m'arracha un rictus de douleur : c'est là que j'avais compris la nature de mes sentiments pour sa sœur. Que je les avais acceptés du moins.
—J'ai préparé du thé.
Il versa le liquide chaud dans deux tasses.
—Merci.
La sienne était ébréchée de partout, comme si elle avait vécue plusieurs vies déjà. Des vies riches en péripéties. J'étais impressionnée qu'elle ne fuit pas de toute part.
—Il lui est arrivé quoi ?
—Oh, ça ?
Il leva la tasse devant ses yeux comme pour contempler son œuvre.
—Je la brise une fois par moi au moins.
—Pourquoi tu ne la changes pas ?
—Parce qu'elle est importante à mes yeux.
Je ne savais pas comment de la simple vaisselle pouvait avoir assez d'importance pour recoller les morceaux d'un puzzle qui comptaient chaque fois un peu plus de pièces.
—Elle fait partie du service à thé que mon père à offert à la mère d'Edelgard quand il l'a rencontrée. C'était un homme très triste avant. Puisqu'il tient à cette tasse, j'y tiens aussi.
Je n'aurais pas soupçonné une seule seconde que Dimitri puisse être un garçon si sensible. Ni du genre à me faire la conversation naturellement lui qui était si peu loquace d'habitude.
—Tout le monde est de sortie ?
—Nos parents travaillent. El est avec son père. Je crois qu'ils visitent une faculté.
—Je vois.
—Ca ne lui plaira pas. L'économie ça n'a jamais été son truc. Elle fait ça uniquement pour lui.
—Comme tant d'autres choses, lâchai-je tout bas mécaniquement.
—Tu es au courant pour sa situation, n'est-ce pas ?
J'hochai la tête de bas en haut, mais la baissai aussitôt ensuite. Mon reflet dans le liquide brunâtre était affreux.
—C'est mieux ainsi.
—Qu'elle soit déjà fiancée ? demandai-je.
Il prit une gorgée et quelques goutes de thé perlèrent une esquisse d'un sourire.
—Non. Que tu le saches.
—Je suis sincèrement désolée. Je ne voulais pas être une source de problèmes.
—Ce n'est pas ce que tu es. Tu es seulement une personne capable de lui faire ouvrir les yeux.
Qui aurait pu en être capable, le corrigeai-je mentalement.
—Bon, je ne vais pas m'éterniser.
J'avais pris mon sac à dos avec moi, et j'en tirai cette chose qui avait tant intriguée Dorothea : mon carnet à dessin. Je ne peux pas dire que ça a été facile de l'ouvrir mais je l'ai fait avant de détacher la seule feuille cartonnée sur laquelle j'avais laissé ma marque. Je voulais faire mon deuil, rappelez-vous, et avant que je ne le réalise le travail avait déjà commencé.
—Tu pourrais lui donner ça ? C'est…
Un oiseau. Ma version d'un oiseau. Ce qui aurait dû être un oiseau si j'avais eu un minimum de talent. Mais de vous à moi ça ressemblait plus à des adieux.
—Tu es sûre que c'est ce que tu veux ?
Non. Je n'en étais pas du tout certaine.
—C'est aussi dur pour elle, alors à quoi bon rajouter une couche.
Le garçon soupira et derrière son souffle je ressentis un soupçon d'agacement et de contrariété.
—El a toujours été comme ça. A faire passer ses responsabilités avant elle-même. Comme bien souvent dans ce monde là. Je ne sais pas si tu en as conscience mais c'est une chance de ne pas y être née.
Ce n'était pas la première fois qu'on me disait cela comme si c'était une raison suffisante ou une éponge à ma peine.
—C'est faux.
Il m'observa.
—Même si je ne suis pas née dans les mêmes grâces que vous, j'en souffre tout autant.
Mais tout le monde souffre un jour.
—J'estime que c'est une chose dont vous devriez prendre conscience également.
Je me levai de la table et lui tendit mon croquis. Attendre Edelgard ne servirait à rien et rendrait seulement les choses plus difficiles, pour elle comme pour moi. Une prise de conscience qui faisait son bonhomme de chemin comme j'allais devoir tracer le mien.
—Tu lui donneras, d'accord ?
—Tu ne veux pas le déposer dans sa chambre ?
Je secouai les épaules. D'une manière ou d'une autre, tant qu'il arrivait jusqu'à elle et tant que je m'en débarrassais… Ca n'avait pas vraiment d'importance. Mais quand j'arrivai dans sa chambre et que le parfum de mon ex petite amie et de l'amour de ma vie (j'avais une part de mièvrerie en fait) me frappa comme on frapperait dans un ballon (avec violence) je n'eus plus vraiment la certitude que c'était la chose à faire. Mais, c'était la seule possible.
« Tu es sûre que c'est ce que tu veux ? » entendis-je raisonner dans ma tête. « Oui » répondis-je cette fois.
Je me suis dirigée vers le bureau pour y poser la feuille. Il était toujours bien rangé comme le reste de cette pièce pleine de souvenirs et de moments passés. Je reconnus la pochette à dessin qu'elle baladait en cours le mercredi et m'autorisai une toute dernière indiscrétion en tirant sur le coin d'une feuille qui dépassait à peine. C'était son aigle. Celui qu'elle avait fait quand je ne comprenais pas encore pourquoi elle aimait tant dessiner. Mes doigts se serrèrent toutefois dans les paumes de mes mains car il avait changé. Il était recouvert d'une aquarelle rouge qui semblait l'opprimer. Depuis quand ? Je l'ignorais. « Depuis toujours » pensai-je. Je suis redescendue avec la ferme intention de ne pas insister car ce n'était pas seulement un aigle c'était surtout ce qui me laissait croire – non – ce qui me convainquait que tout ce que j'aurais pu dire ou faire ne changerait rien du tout. Edelgard luttait avec elle-même bien avant notre rencontre, depuis longtemps déjà. C'était en elle. Un piège qui s'était refermé et personne ne savait s'il la libèrerait un jour. Je pense que j'ai définitivement compris, en le voyant, que ce n'était pas un choix.
—J'y vais ! Merci pour le thé.
—Tu es certaine de ne pas vouloir l'attendre ?
—Oui. Je ne veux pas être une souffrance supplémentaire. Je le suis déjà.
—D'accord.
Je m'apprêtais à partir, et à quitter ces lieux une toute dernière fois : la première étape de mon deuil. Celui de mes sentiments seulement car j'allais continuer de la croiser et ça ne serait pas facile.
—Dimitri, est-ce que je peux te demander une dernière chose ?
—Bien-sûr.
—Prends soin d'Edelgard, s'il te plait.
—Je ferai mon maximum. Mais c'est à elle de prendre soin d'elle-même.
Hélas elle n'en était pas encore capable. Un jour peut-être, mais pas encore. Je souris avec autant de tendresse que de peine.
