— C'est donc ici que Murasakibaracchi est venu se planquer durant tout ce temps !

— J'suis venu qu'une seule fois… et je me planquais pas, répondit Atsushi, en s'allongeant sur l'herbe, bras croisés derrière la tête en guise d'oreiller.

Depuis son lit de verdure, c'était encadré de feuillages vifs qu'un large pan de ciel au bleu éclatant s'offrait à la contemplation.

— J'aime bien cet endroit. Juste en bordure de ville, pas besoin d'aller aussi loin que votre tanière habituelle, avoua Momoi tandis qu'elle se déchaussait pour immerger ses pieds dans la rivière.

Le contraste aigu de l'eau froide avec la température ambiante lui arracha un hoquet qui amusa Kise. Ce dernier ne put s'empêcher de la charrier :

— Au moins là-haut, l'eau est chaude.

Momoi l'ignora pour s'asseoir non loin de Kuroko et d'Atsushi. Regard fuyant, elle attrapa son ombrelle et fit rouler le manche entre ses mains.

Sur la rive opposée, quelques daims somnolaient, pendant que les rares téméraires éveillés les observaient en ruminant, faute de disposer d'une meilleure distraction.

Outre les bruits signatures de la nature environnante, Kise, Momoi et Kuroko coulèrent vite nombre de nuances sonores qui amplifièrent le caractère familier de cette pause.

Leurs timbres chaleureux ravivaient le sentiment d'un irrévocable retour à la normale pour Atsushi.

Au milieu de cette musique réconfortante, il finit par tendre l'oreille après que ses amis eurent terminé avec les banalités d'ouverture pour divaguer sur les effets de la frénésie touristique dont la région se faisait désormais le théâtre.

Les trois amis évoquèrent l'afflux de visiteurs étrangers dont les visages intrigués se pressaient régulièrement aux portes de leurs échoppes respectives.

Ces présences alimentaient autant étonnement qu'une certaine fierté.

— Ils rentrent, mais c'est rare qu'ils achètent, observa Kuroko. J'imagine qu'il leur est inutile d'accumuler des ouvrages au contenu indéchiffrable.

— Nous, on en voit toutes les semaines, assura Kise en sortait de l'eau, les pans légers de son kimono estival relevés et pincés dans l'une de ses mains. Ils arrivent, on prend leurs mesures et pendant ce temps, ils posent plein de questions et ils touchent à tous les rouleaux de tissus qu'ils voient.

Momoi renchérit :

— La semaine dernière, ils sont même restés plusieurs jours avec un petit atelier itinérant pour faire des photographies et comprendre le processus d'assemblage.

Songeant au désagrément que représentait l'idée de regards fixés sur ses gestes pendant qu'on le bombardait de questions, Atsushi fit rouler ses yeux sous ses paupières closes.

Avec un peu de chance, aucun curieux ne viendrait ennuyer les Murasakibara dans le confort de leurs cuisines.

Et tandis que Momoi enchaînait sur les choix de tissus les plus répandus parmi cette nouvelle clientèle, Atsushi reporta sa maigre attention sur ses propres vêtements tout en piochant parmi les senbeis enfouis dans le repli de ses manches.

Peut-être était-il temps qu'il se paie la corvée de faire tailler et coudre de nouvelles pièces.

Momoi intercepta sa rêverie.

— Et, à la pâtisserie Mukkun, vous voyez souvent des étrangers ?

— J'en sais rien…

— Comment ça, t'en sais rien !?

— Bah, je sais pas, c'est pas le genre de truc auquel je fais attention.

— Murasakibara-kun travaille derrière, il ne côtoie par autant de clients que nous, nuança Kuroko.

La jeune femme s'offusqua :

— Quand bien même !

— Uh… ouais, j'imagine qu'on vend à tout plein de gens différents…, répondit Atsushi, la bouche pleine.

Momoi lui asséna un regard emplit d'une lassitude désespérée qu'il occulta, préférant trouver une position plus confortable pour reprendre sa frénésie gastronomique.

Kise combla le vide et enchaina sur les dernières tendances taillées à l'atelier, agitant ses manches aux coupes extravagantes en guise de témoins.

Assourdi par les craquements de senbeis annihilés sous ses dents, Atsushi ne percevait plus que difficilement leurs conversations.

Une stridulation perçante éclata soudain.

Momoi bondit se réfugier derrière Kuroko. Bras tendu et main tremblante en direction de sa position initiale, elle balbutia :

— J-juste là !

Les trois jeunes hommes aperçurent alors une araignée d'espèce commune dont le gabarit avait de quoi impressionner.

Incapable de laisser ses mains sur le sol une seconde de plus, Kise couina plus fort encore que Momoi et, comme monté sur ressorts, il se redressa en reculant de plusieurs pas.

S'armant de l'éventail piqué à sa ceinture, Kuroko souffla sur la créature qui disparut entre les brins composant le tapis de verdure environnant.

Secouée par cet épisode, Momoi soupira et relâcha la pression des doigts, devenus serres, qu'elle avait enfoncés dans les trapèzes de Kuroko sous le coup de l'émotion.

Ce dernier lui retourna un sourire affable avant de lui confier l'éventail.

— Garde-le pour aujourd'hui, tu en auras plus besoin que moi.

Face à la douceur du ton employé, le teint livide de Momoi se para de couleurs prononcées ; phénomène accentué par le souffle de l'éventail qui dégageait ses lourdes mèches pour dévoiler la pleine rondeur de joues cramoisies.

— V-vraiment ? Ne te prive pas pour moi.

— Je ne l'utilisais pas. Je l'ai simplement apporté par habitude, lui assura-t-il.

Replaçant nerveusement ses cheveux derrière ses oreilles, Momoi poussa un soupir béat en faisant mine d'admirer le dessin aux traits délicats posé sur l'objet.

L'impression de malaise laissée par la bestiole la tourmentait encore, à l'instar de Kise qui, demeuré debout, hésitait à se rasseoir à leurs côtés.

— Allons plutôt ailleurs, finit-il par proposer.

Jusqu'alors spectateur silencieux, Atsushi renâcla depuis sa couchette.

— On va pas bouger alors qu'on est tranquille ici.

— Il y a des araignées horribles ! renchérit Momoi dont les doigts venaient de se contracter à nouveau.

— Et alors ? Elles font que passer.

Momoi se frotta vigoureusement les bras et frissonna en dépit de la chaleur.

— Rah, je suis sûre que depuis qu'on est arrivé, il y en a déjà plusieurs qui te sont grimpées dessus !

Atsushi se contenta de lever les yeux et soupira une énième fois.

— Retournez dans l'eau si vous voulez absolument les éviter.

— Il a raison. Même si on change d'endroit, il y en aura probablement d'autres, compléta Kuroko dans un regard qui se voulait compréhensif.

Momoi chouina.

— Je… Je crois que je préfère retourner en ville alors.

— Il y a ce nouveau café près de la gare, insinua Kise. Et comme on n'y est pas encore allé…

Prêt à sacrifier son confort pour subvenir à celui de ses amis, Kuroko avisa Atsushi :

— Murasakibara-kun ?

— Nan, je suis bien ici, partez sans moi.

La terreur insufflée par l'araignée suffit à décider Momoi et Kise, qui se mirent en route sans même se retourner pour tenter de convaincre Atsushi.

Ennuyé par leur départ, ce dernier finit par se redresser, soudainement motivé à l'idée de passer au sanctuaire. L'occasion lui permettrait d'en profiter pour piocher quelques offrandes à la pâtisserie, voire, de faire d'une pierre deux coups et de s'arrêter en chemin afin de renflouer sa réserve de dagashi.


Outre les fidèles et touristes de passage, ce jour-là, le sanctuaire accueillait l'introduction rituelle de la dernière née du clan Himuro, laquelle allait bientôt entamer son second mois de vie.

À l'issue d'une courte cérémonie de rigueur, le nourrisson et sa mère s'étaient retirés dans le petit pavillon qui faisait office de bureau général du sanctuaire.

Profitant d'un début d'après-midi peu agité, Tatsuya avait saisi ce créneau pour assister à l'événement, en plus de pouvoir y retrouver Taiga et son précepteur.

Carnet de notes et outils de mesure à la main, ces derniers avaient été dépêchés sur place pour amorcer la rénovation d'ornements disséminés sur les différents bâtiments de l'enceinte sacrée.

Dans l'une des pièces, étalés sur une table, reposaient les fragments ouvragés d'une gouttière rongée par les ans, dont la forme et la conception restaient à étudier pour espérer en façonner un modèle équivalent.

Mandatés à son emplacement d'origine, Taiga et son maître venaient de s'éclipser, abandonnant brièvement Tatsuya au reste de sa famille.

Les liens qui unissaient ce dernier à son clan s'étaient consolidés au fil des mois et Tatsuya arrivait enfin à se sentir à sa place en leur présence.

Situées non loin du sanctuaire, les différentes demeures de la famille Himuro étaient concentrées dans un périmètre proche. Ainsi, les allées et venues de chacun s'ancraient dans une routine dont la chorégraphie commençait à lui devenir naturelle.

Durant la journée, et même en dehors des périodes de célébration, les membres officiant au sanctuaire appréciaient recevoir la visite de celles et ceux qui vaquaient à d'autres obligations. Comme souvent, ils finissaient par s'agglutiner dans la dépendance administrative pour une pause partagée.

Le lieu, pourvu d'un accueil ouvert aux pèlerins et curieux, était découpé en plusieurs pièces.

Celle où se trouvait Tatsuya se voulait composée d'un plancher légèrement surélevé garni de tatamis, tandis que la partie basse ouvrait sur un guichet.

Des alignements de caisses lestées de plaquettes votives, d'amulettes brocardées aux reflets irisés, mais aussi de casiers débordant de feuillets tamponnés au sceau du sanctuaire s'y entassaient.

Depuis l'extérieur, les vitres usées qui couraient sur la surface du bâtiment offraient un véritable jeu de miroirs, pendant que l'imposante clochette agitée par les dévots tintait au gré d'allées et venues, comme pour accompagner oiseaux et cigales perchés autour des différents autels.

Profitant d'un écrin d'ombres sculpté entre l'écho du papier et l'air soulevé par les mouvements de ses proches, Tatsuya patientait en silence sur les tatamis, bien incapable de se concentrer sur l'ouvrage qu'il avait emporté.

En contrebas, lové contre sa mère, l'enfant tout juste présentée aux divinités dormait à poings fermés.

La superbe étoffe dans laquelle on l'avait enveloppée lors de la cérémonie reposait tout contre le mur percé de poutres apparentes auquel Tatsuya venait de s'adosser. La chaleur des motifs brodés sur la soie scintillait, teintes éclatantes en contraste avec le beige passé des tatamis. Le soleil déversait de longues nappes blêmes à travers la pièce et une poussière dorée accompagnait les rares bruissements entrecoupés de soupirs et de paroles échangées à voix basses.

L'orientation de l'office offrait à ses occupants le loisir d'observer passants et véhicules dans le lointain.

Affaibli par ses devoirs matinaux et les conséquences du plein été sur les réserves de glace, Tatsuya profitait de cet ersatz de cinéma, dont les projections se voulaient pour la plupart éloges du banal.

Ce fut ainsi que, regard posé sur le spectacle ordinaire joué dans la rue voisine, Tatsuya sursauta.

Un profil légèrement voûté à l'allure désarticulée et affublé de longues mèches prises dans le vent venait de s'inviter dans le cadre.

Une silhouette bien trop unique pour être confondue.

Persuadé qu'il ne s'y habituerait jamais vraiment, et désireux de saisir toute l'invraisemblance de ce hasard déroutant, Tatsuya s'approcha instinctivement de la fenêtre.

Tandis qu'il gagnait un poste d'observation garantissant autant discrétion, que vue dégagée, Tatsuya s'enquit de l'étrange comportement d'Atsushi, lequel venait de se figer.

Gêné par le soleil, Tatsuya plissa les yeux dans l'espoir de discerner la motivation tapie derrière cette pause inattendue.

Atsushi esquissa alors un mouvement brusque et, avançant de quelques pas, il leva les bras au-dessus de sa tête.

Coincé entre ses grandes mains, Tatsuya devina un paquet recouvert de tissu.

Étoffe dont la nature rappelait les offrandes qu'Atsushi avait apportées sur les hauteurs à plusieurs reprises.

Mus par la certitude absurde d'arriver à en atteindre le contenu, trois daims sautillaient à ses talons.

L'un des cervidés abandonna néanmoins à l'issue de deux rebonds et s'intéressa aux longues manches d'Atsushi. Retenues par un cordon, celles-ci formaient des poches au contenu visiblement appétissant.

Vite lassées par leurs cabrioles infructueuses, les deux autres bêtes reportèrent leur attention sur cette nouvelle distraction. L'un des daims parvint même à mordre l'une des portions qui pendouillaient, la force appliquée à la traction tirant sur le bras d'Atsushi, manquant alors de lui faire lâcher son précieux bagage.

Absorbé par l'invraisemblance de ce spectacle, Tatsuya s'était tant rapproché de la vitre qu'il pouvait presque sentir la feuille de verre contre la pointe de son nez.
Dans un élan de bon sens, il se mordit la lèvre pour ne pas éclater de rire et éveiller la curiosité de ses proches.

À quelques mètres devant lui, dépourvu d'échappatoire, Atsushi peinait ostensiblement à longer la clôture qui bordait le sanctuaire.

Pétris d'impatience, les daims, fort heureusement dépourvus de bois, commencèrent à asséner de petits coups de tête contre les cuisses de leur cible.
Tatsuya s'étouffa autour d'un rictus mêlé d'empathie et d'hilarité alors qu'Atsushi venait de basculer son précieux bagage dans sa main gauche, tandis que la droite s'érigeait en bouclier après qu'un coup mal placé n'ait mis à l'épreuve sa dignité autant que sa résilience.

Malgré la distance, il n'était pas difficile de discerner l'océan de détresse dont le visage d'Atsushi se faisait reflet.

Incapable de se dépêtrer de ces daims trop sacrés pour être repoussés avec la véhémence nécessaire à leur résignation, il parvint à passer le torii, sans doute animé par l'espoir de pouvoir déposer ses offrandes pour, enfin, échapper à cette agression.

Apitoyé par sa misère risible, Tatsuya gagna une porte dérobée, laquelle donnait sur un morceau de jardin écarté des regards.

Cette planque octroyait à ses occupants l'avantage de bénéficier d'une vue partielle sur le chemin menant au lieu de prière, aussi, Tatsuya attendit qu'Atsushi ne l'atteigne avant de rafraichir un filet d'air qu'il fit courir jusqu'aux daims.

Comme ensorcelés, les bêtes remontèrent la brise, occultant Atsushi, lequel les regarda s'éloigner dans un mélange de soulagement et de stupéfaction.

Outre la joie d'apaiser l'apparente déroute d'Atsushi, depuis sa nouvelle cachette, Tatsuya pouvait également capter des bribes de l'échange entre Taiga et son instructeur tandis que ceux-ci se rapprochaient.

Mêlant la mésaventure d'Atsushi aux improbabilités que Taiga avait tendance à rencontrer, les images se bousculèrent dans sa tête, et Tatsuya ne put s'empêcher d'imaginer son cadet acculé face à une tempête similaire.

Il jeta un dernier regard en direction d'Atsushi, lequel venait de sonner la clochette destinée à appeler les divinités du lieu, et essuya les larmes d'hilarité posées aux coins de ses yeux, épousseta ses vêtements puis expira un grand coup.

Il longea la bâtisse pour arriver à hauteur de Taiga et de son maitre, visiblement prêts à quitter le sanctuaire après avoir réglé l'ensemble des détails nécessaires à leur mission du jour.

Les trois daims, toujours soumis à la transe hivernale, se tenaient non loin. Taiga les approcha et, caressa machinalement l'une des bêtes, la libérant de l'emprise exercée par Tatsuya.

Souriant, il s'enquit auprès de son aîné :

— T'as encore un peu de temps libre avant de devoir aller aux chambres froides ?

Redevenu stoïque, Tatsuya acquiesça et lui emboîta le pas.


En parallèle, le court pèlerinage d'Atsushi touchait à sa fin.

En dépit de l'appréhension rampante instillée à l'idée de retomber sur l'infernal trio de cervidés, il parvint regagner la rue sans encombre.

Il s'inclina une dernière fois devant l'immense torii puis, par précaution, autant que par gourmandise, tira l'un des nombreux senbeis dissimulé dans le repli de ses manches.

Relevant la tête aussitôt la première bouchée ingurgitée, il observa le parc ouvert de l'autre côté de la route et y distingua deux silhouettes avançant côte-à-côte.

Les formes fluides s'enfonçaient dans la vaste étendue tapissée d'herbes rases et d'arbres éclatants de verdure.

Atsushi y reconnut sans peine l'élégant profil de Tatsuya, écarté de quelques maigres centimètres d'un second jeune homme à la stature relativement imposante.

Celui-ci portait des vêtements de travail délavés.

Un cliquetis métallique émana de l'enceinte sacrée et tira Atsushi de son étude. S'effrayant sans bruit, il découvrit un artisan doté de fripes équivalentes à celles de l'inconnu. Marteau et réglets à la main, l'homme franchit l'imposante arche écarlate sans lui porter attention.

Additionnant alors la somme des évidences, Atsushi se renfrogna.

Le jeune homme qui accompagnait Tatsuya était sans doute l'apprenti du nouveau ferronnier, et par extension, celui qui avait eu une altercation avec Aomine au cours du printemps.

Pensant être discret, Atsushi les épia en ressassant les bribes relatées par Aomine. De cette coïncidence à sa manie d'être ainsi collé à Tatsuya et la liesse transpirant de leurs postures, Atsushi éprouva un arrière-goût aux relents de mépris.

Les silhouettes offraient la simple vue de leurs dos, pourtant Tatsuya pivota d'un léger cran. Assénant un coup d'œil furtif à ses arrières, son regard croisa celui d'Atsushi.

En dépit du flou dû à la distance, celui-ci crut déceler les contours de ce qui ressemblait à un sourire sur le visage de Tatsuya.


Dagashi : Terme générique qui englobe les grignotages peu chers (chips, crackers de riz, bonbons, mais aussi biscuits plus traditionnels…)

FFNet étant récemment sujet à la prolifération de contenu hautement perturbant, en plus d'une modération très peu active qui nuit à la sûreté et à la pérennité du site, son avenir à moyen/long terme m'effraie un peu.

(Si jamais, cette histoire existe également sur AO3 sous le même titre et pseudo.)

Merci beaucoup pour les adorables retours lors des nouveaux chapitres, les lire est toujours une agréable surprise ! Joyeuse fin d'année ! À l'année prochaine, année du Dragon~