Freedom-George Michael
–Tout le monde est prêt ? demanda Hestia à l'assemblée. Dernier avertissement : je ne peux pas être certaine que nous allons tous nous en sortir.
–Bah dites donc, vous avez le don pour mettre les gens en confiance, vous… grommela Wargrith en croisant les bras.
–De toutes façons, nous ne sommes plus tellement à ça près, n'est-ce pas ? lança Areon. Je veux dire par là que votre charmante maman ne va pas tarder à s'en prendre à nous, de toutes façons, avant d'aller s'amuser à semer la pagaille dans nos royaumes respectifs. Vous voyez, c'est exactement pour ça que j'ai toujours eu du mal à m'entendre avec les Vanes.
–N'était-ce pas plutôt parce que tu e…
–Dakrael, je t'encourage vivement à ne pas terminer cette phrase, l'avertit calmement le géant de feu. Je ne suis pas d'humeur.
–Tu n'es jamais d'humeur… marmonna Beorth en levant les yeux au ciel. Au moins, on sait qu'on peut compter sur toi et pour ma part, c'est amplement suffisant.
D'une certaine manière, Areon parut touché que le géant des glaces le considère désormais comme un allié et non plus comme un ennemi, comme ce fut le cas une décennie auparavant. Le géant de Muspellheim avait beau avoir conservé on caractère bien trempé, il était davantage attiré par la vision d'un monde juste plutôt que par le chaos que ses prédécesseurs préféraient semer partout où ils passaient. Il avait réalisé, lors du dernier Tribunal de l'Yggdrasil, qu'il valait mieux bien s'entendre avec ses voisins et forger des alliances, que cela soit pour sa propre survie, celle de son peuple ou des autres royaumes. Cela ne l'empêchait pas de continuer d'asticoter es acolytes de temps en temps, il se devait de rester fidèle à lui-même.
Un portail circulaire qui semblait donner sur des abysses sans fond d'où il était impossible de revenir s'ouvrit enfin devant eux, leur indiquant que le sortilège d'Hestia avait finalement abouti. Tous échangèrent d'abord un regard incertain, un peu inquiet. Malgré toutes les indications qu'ils avaient récoltées et qui leur avaient été fournies concernant l'endroit où ils comptaient s'aventurer, ils ignoraient ce sur quoi ils allaient tomber. Aucun d'eux n'était infaillible, chacun avait des craintes refoulées qu'ils n'avaient nullement envie de confronter aujourd'hui, ça n'était pas leur mission. Par exemple, bien que libéré du contrôle mental d'Hydra, Bucky avait toujours peur que des fantômes du passé viennent le hanter. Là-dessus, il n'avait pas complètement guéri. De plus, les révélations faites par Freyr tournaient inlassablement dans sa tête.
Natasha, qui sentit sa détresse, attrapa discrètement et délicatement sa main afin de le rassurer, lui assurer qu'il n'était pas seul, ignorant cependant la cause principale de ses tourments. Il n'avait parlé à personne de ce qu'il avait appris pour le moment, n'en ayant pas encore eu l'occasion, mais la vérité ne tarderait pas à éclater. Il avait un nœud à l'estomac ainsi qu'un début de mal de crâne qui n'était absolument pas le bienvenu. Ce que Freyr lui avait communiqué le perturbait à un point inimaginable. On lui aurait raconté la même chose la veille qu'il ne l'aurait pas cru. Désormais, il devait s'attendre à ce que tout soit possible, même si ce n'était pas facile à entendre et assimiler. Viendrait le moment où tout le monde saurait.
–Le passage ne restera actif que durant un certain laps de temps, déclara alors Hestia. Dans l'idéal, tâchons de ne rester là-bas qu'une heure au maximum, après quoi nos chances de rentrer seront minces, voire inexistantes. Alors… A qui l'honneur ?
Nouvel échange de regards interrogateurs, emplis d'appréhension.
–Bande de trouillards, lança Natasha en faisant un pas vers le portail.
–Romanoff ! l'interpela Tony en venant à sa rencontre, ce qui incita la rouquine à faire volte-face, après quoi il sortit d'une des poches de sa chemise un duo de bracelets métalliques. Tiens, reprit-il en lui remettant le premier puis, d'un signe de tête, il invita Bucky à s'approcher et lui donna le second. On est loin des voitures volantes promises par mon père à l'époque, mais ça pourrait vous être utile. Soyez prudents, d'accord ? leur pria-t-il sérieusement. Rentrez en un seul morceau.
–Tu peux compter sur nous, lui assura le soldat, qui réalisa qu'il s'agissait des premiers mots qu'ils échangeaient depuis une éternité. Merci, Tony.
–Je t'en prie, répondit ce dernier. Allez, filez avant que je ne désobéisse et me mette à vous suivre, enchaina-t-il en retournant aux côtés de son épouse, sa fille et son neveu.
Ses amis acquiescèrent et furent les premiers à traverser le portail pour se lancer vers l'inconnu, rapidement suivi de Freya, son frère et Manleth, puis de, respectivement, Beorth, Areon, Wargrith, Dakrael et Elrion, pour finir par Loki. Il ne resta plus que la déesse de Vanaheim et l'asgardien. Celui-ci s'approcha d'Arthur, qui paraissait relativement inquiet en les voyant tous partir. Le petit garçon hésita à peine avant de s'élancer vers son père pour s'accrocher à sa jambe, craignant au plus profond de lui qu'il ne revienne pas. Thor lui ébouriffa gentiment les cheveux et lui offrit un sourire réconfortant.
Quelques jours plus tôt, alors qu'il traversait l'espace afin de revenir sur Terre, il n'aurait jamais imaginé que non seulement Madison l'aurait attendu pour ensuite découvrir qu'ils avaient eu un enfant ensemble. C'était avec beaucoup de doutes qu'il avait fait son grand retour et à présent, il avait toutes les raisons du monde de poursuivre le combat. Bien sûr, il avait peur, lui aussi. Mais la peur n'évitait pas le danger. Lorsqu'il redressa la tête, il se rendit compte que Tony le fixait.
–Je n'ai pas besoin de te faire promettre de la ramener, déclara le terrien. Je sais que tu le feras, précisa-t-il.
En dépit des nombreux différends qu'avaient eu Madison et Thor par le passé, Tony n'avait jamais douté de lui en ce qui concernant la sécurité de sa petite sœur. Suite aux paroles du brun, Thor acquiesça. Il était vrai que même lorsqu'ils étaient en froid, lui et Madison étaient constamment déterminés à se sauver et se protéger mutuellement. Peut-être était-ce vraiment le Destin, pour une fois. Quoi qu'ils fassent, ils revenaient continuellement l'un vers l'autre car même s'ils s'étaient disputés, battus, détestés et perdus de vue, ils s'aimaient. Sincèrement.
Thor s'écarta de quelques pas à reculons, les yeux rivés sur la petite famille. Sa famille, techniquement. Il sentait que ces derniers plaçaient leurs espoirs en lui pour qu'il ramène les choses à la normale. Il s'en sentait capable, tout en était parfaitement conscient du fait que beaucoup d'éléments se dresseraient contre lui pour l'empêcher d'arriver à ses fins. Quand il leur tourna le dos et croisa le regard d'Hestia, il sut qu'ils avaient une chance de s'en sortir. De tous s'en sortir. Mériana pouvait bien rassembler la plus grande armée qui soit, elle n'en restait pas moins seule alors que les Ambassadeurs, malgré leurs divergences d'esprit, étaient unis pour de bonnes raisons. En aucun cas ils ne la laisseraient les détruire. Surtout pas sans se battre.
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Il faisait encore jour mais les bois dans lesquels progressait Madison étaient atrocement sombres et il lui était difficile de s'y orienter. La terrienne se fiait donc à la direction des faibles courants d'air et de la mousse présente sur les troncs, mais aussi aux faibles roucoulements émis par Eole, perchée sur son épaule. L'oiseau l'avait accompagnée durant l'intégralité de sa descente de la montagne en voletant sans trop s'éloigner pour revenir se poser une ou deux fois. Cela rassurait Madison de ne pas être en permanence isolée de toute autre forme de vie. Il avait fallu, en temps voulu, que Nerri et Brann la laissent poursuivre son chemin et il était assez évident qu'Eole ferait bientôt de même. En attendant, elles profitaient d'une « promenade » étonnamment reposante parmi les feuilles mortes et racines entortillées sur un sol boueux à certains endroits.
Plus elle gagnait du terrain, plus Madison se sentait étrange et, par moments, fébrile. Elle ne cessait de se demander si elle ne serait pas plus heureuse si elle décidait d'en rester là en arrêtant de remuer le passé. Elle s'était déjà posé la question dix ans plus tôt lorsque Bruce avait découvert sa véritable identité. Pour le coup, savoir avait complètement chamboulé sa vie, dans le bon sens du terme. Et si, aujourd'hui, c'était différent ? Si aujourd'hui, ce qu'elle était sur le point de découvrir était susceptible de détruire tout ce en quoi elle avait toujours cru ? Evidemment, c'était un risque à prendre, ne serait-ce que pour les autres personnes concernées. Peut-être que si cela n'avait été qu'à propos d'elle, elle n'aurait pas cherché plus loin.
Elle aurait voulu que quelqu'un de son entourage soit là pour la conseiller. Cette fois-ci, elle allait devoir prendre des décisions importantes toute seule, ce qui l'effrayait. Elle ne laissait peut-être personne lui dicter sa conduite, l'avis des autres avait toujours beaucoup compté à ses yeux. Mais elle était adulte. Si elle voulait avancer, il fallait qu'elle s'en sorte par elle-même.
Elle sentit Eole se raidir et refermer légèrement ses serres sur son épaule. Madison comprit que l'instinct du faucon, constamment en éveil, avait remarqué quelque chose d'anormal, de potentiellement néfaste. Elle analysa les bois autour d'elle, malheureusement sans grand résultat. Les branches d'arbres les plus basses étaient pourvues d'un épais feuillage qui opacifiait tout dans un rayon de deux mètres cinquante. Avec son t-shirt à manches courtes blanc, l'humaine demeurait aisément repérable, contrairement à ce qui se cachait dans la pénombre. En d'autres mots, elle était à la merci du danger qu'Eole sentait approcher.
En effet, cela ne se fit pas attendre un craquement sonore retentit, suivi d'un grognement rauque et pas si lointain. Eole agita un peu ses ailes, n'étant pas très à l'aise, ce que Madison comprit sur le champ, et ce fut le signal qui lui indiqua que leurs routes devaient se séparer maintenant.
–Vas-y, souffla-t-elle au faucon, je vais m'en occuper.
Après un gazouillis plaintif, Eole dut donc se résoudre à l'écouter et s'en aller en disparaissant entre les plus hautes branches des conifères de la forêt. Madison savait qu'il s'agissait de son combat. Elle se doutait également qu'il devait probablement s'agir de la dernière étape avant la « bataille finale », tel était le schéma classique, compte tenu de ce qu'elle avait déjà traversé et surmonté. Quoi que, ça ne serait officiellement terminé que lorsqu'elle se serait débarrassée de Mériana. Encore fallait-il qu'elle s'en sorte et retrouve la déesse par la suite.
Il lui sembla que les arbres qui l'encerclaient se rapprochaient pour la piéger. C'était le comble : elle qui avait passé des années à manipuler la nature avec respect, voilà qu'elle se retournait contre elle parce qu'une certaine divinité avait décidé de l'embêter jusqu'au bout, par tous les moyens possibles. Pendant un court instant, son esprit adepte de récits fantastiques divagua et compara ces végétaux en mouvement aux Ents imaginés par Tolkien, mais les similarités s'arrêtaient là, car si elle ne se dépêchait pas de trouver ce qui les animait, elle finirait coincée et incapable de prendre la fuite.
–Réfléchis, réfléchis, pensa-t-elle à voix haute en tournant sur elle-même, cherchant à repérer une potentielle issue. Il y a eu quoi, se rappela-t-elle la douleur, la colère, la tristesse… énuméra-t-elle en se répétant plusieurs fois de suite, essayant de trouver le « chainon manquant », un semblant de suite logique à ces trois émotions, tout en songeant à ce qu'elle avait principalement ressenti dernièrement lorsque soudain, cela la frappa comme une évidence la peur, lâcha-t-elle enfin.
Dès lors, tout mouvement s'interrompit. Les arbres s'immobilisèrent simultanément et le silence se fit. Puis, d'un coup, l'intégralité du décor se figea et se volatilisa dans un nuage de fumée. Madison se retrouva au beau milieu d'un espace complètement vide de couleur grisâtre tirant sur un vert maladif qui ne la mit absolument pas en confiance. Elle avait trouvé mais elle était encore loin d'être tirée d'affaire. Elle avait beau avoir une idée de ce qui allait lui tomber dessus, elle espérait sincèrement avoir tort car elle n'était pas sûre d'être d'attaque à se mesurer à sa plus grande peur.
Pourtant, dans ce silence affligeant se distinguèrent deux sons dans le dos de la terrienne, qui préféra ne pas bouger tout de suite. Le premier bruit était celui de pas qui s'approchaient lentement. Des pas humains qui, par leur lourdeur, firent comprendre à Madison que celui ou celle qui machait devait avoir des bottes. L'autre son fut celui qui fit réaliser à la brune qu'elle avait vu juste. C'était un objet en métal qui raclait le sol, comme une barre de métal, un pied de biche ou, comme elle l'avait deviné, la pointe d'une épée. Et ce n'était pas n'importe quelle épée.
Elle ferma momentanément les yeux en laissant échapper un profond soupir qui trahissait sa fatigue naissante. Elle commençait à être à bout. D'une main, elle se pinça l'arête du nez. Son autre main se posa sur le manche de sa dague, dont elle risquait fortement d'avoir besoin d'ici les prochaines minutes. Elle laissa la personne derrière elle s'avancer un peu plus, puis le silence revint s'installer. Madison comprit que son futur adversaire s'était arrêté et attendait qu'elle se retourne pour lui faire face avant de l'affronter. En avait-elle envie ? Non. Avait-elle le choix ? Non plus. Elle savait à quoi et à qui s'attendre, que marchander et tenter de raisonner n'aboutirait à rien.
Elle rouvrit les yeux et prit une longue inspiration avant de commencer à pivoter. Lorsque leur regard se croisèrent, elle ne fut pas étonnée. Dès le moment où elle avait réalisé qu'elle aurait affaire à la personne qui l'effrayait le plus, cela finirait forcément par lui revenir en pleine figure à force de repousser l'échéance. Elle ne pouvait plus y échapper ni se cacher en croisant les doigts pour que la tempête se calme. Le regard de l'autre était pesant, accusateur, noir, glacial. Madison comprenait.
–Il fallait que ce soit toi… soupira-t-elle.
La femme qui se tenait face à elle donnait l'impression d'en vouloir à la terre entière et d'être remontée tout droit des Enfers. Les yeux de Madison dévièrent sur l'épée de celle-ci. Elle aussi était armée : une dague qui, par magie, pouvait aussi se changer en épée. Seulement, elle n'avait plus fait le test depuis son dernier grand combat, elle ne savait donc pas si le fait que ses pouvoirs soient bloqués lui poserait problème. Pour l'instant, elle était surtout focalisée sur l'autre femme qui, au-delà de la haine et du dégoût qui la consumaient, paraissait à deux doigts de pleurer de rage. Elle aussi était à bout. Et c'était plutôt normal, puisqu'il s'agissait de son propre reflet.
–Tu n'as pas l'air surprise, susurra son double en inclinant légèrement la tête sur le côté.
–Pas tellement, affirma Madison en tâchant de conserver de l'assurance. Ce n'était pas à cause de la part de noirceur qui existe en chacun mais plutôt parce que je craignais de ne pas être en mesure de maîtriser celle que je devenais.
–Parce que tu crois en être capable aujourd'hui ? l'interrogea son double en raffermissant sa prise autour du manche de son arme. Mais réveille-toi, Maddie… Tu ne sais même pas ce que tu fais, ce dont tu es capable lorsque tu es poussée dans tes derniers retranchements… Tu passes ton temps à défier les lois de l'Univers comme si c'était tout à fait normal, tu ne pensais quand même pas qu'il n'y aurait jamais la moindre conséquence ?
–Des conséquences, il y en a eu, rectifia-t-elle aussi calmement qu'elle le put. Je suis morte deux fois. J'ai perdu des amis, de la famille, mes souvenirs, mes pouvoirs. Aujourd'hui encore, je ne suis pas certaine de savoir qui je suis, mais je n'ai pas envie qu'on se batte.
–Tu ne peux pas y échapper. Après tout, tu as toujours été la cause principale de tes tourments… Qu'est-ce qu'il y a ? Je te fais peur ? voulut savoir son double. Tu as peur de moi ? De ce que je pourrais te faire en retour de tout ce que toi, tu m'as fait subir ? C'est moi qui ai tout supporté, tout encaissé pendant des années pendant que toi, tu t'appliquais à te construire une petite vie parfaite et bien rangée ! lui reprocha-t-elle en haussant le ton. C'est toi qui m'as détruite, c'est à cause de toi, tout ça ! Tu es la seule responsable, tu n'as jamais voulu l'admettre ! s'exclama-t-elle ensuite en faisant un pas vers elle, alors par précaution, Madison dégaina sa dague, ce qui parut amuser sa copie. Oh, Maddie… Il était plus que temps que tu sortes de ta cachette et acceptes enfin de te mesurer à moi… Mais tu es seule. Et quoi que tu fasses, tu le seras toujours. Tu auras beau t'entourer de toutes les personnes que tu veux, tu ressentiras toujours cette profonde solitude au fond de toi, parce que tu ne mérites pas leur présence, tu es un danger pour tout le monde, magie ou pas ! Laisse-moi y mettre un terme une bonne fois pour toutes.
Être contrainte de s'affronter soi-même était la pire chose qui soit. Pourtant, c'était inévitable. Son reflet avait raison, elle devait y mettre un terme. Cela avait déjà trop duré.
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Le passage du « monde réel » vers les Limbes n'avait pas été simple, ni même agréable. En arrivant sur place, Thor avait eu l'impression que son estomac s'était retourné. Il ne se rappelait peut-être pas être déjà venu, quelque chose en lui criait qu'il ferait mieux de s'en aller au plus vite s'il ne voulait pas se retrouver éternellement prisonnier de ces lieux maudits. Pourtant, il irait à l'encontre de ce que son sixième sens lui préconisait de faire dans le but de sauver la terrienne qu'il était venu récupérer, après quoi, il n'hésiterait pas à faire payer Mériana pour ses crimes. Elle ne s'était pas attaquée qu'à la Terre, mais à tout l'Yggdrasil. Elle avait menti, trompé, tué impunément pendant des années sans que personne ne soit jamais capable de l'arrêter, mais il avait hâte que les choses changent.
Il fut cependant confus en constatant qu'il était seul. Il ne voyait aucun de ses compagnons de voyage aux alentours, comme s'ils avaient atterri à des endroits différents ou avaient été séparés par une quelconque forme d'énergie noire. Pas d'alliés, par d'amis, pas de frère, personne. Absolument personne. Il se doutait qu'il devait s'agir d'un des mauvais tours réservé par les Limbes, qu'il allait devoir se débrouiller afin de retrouver son équipe. Heureusement pour lui, il ne mit pas longtemps avant de tomber sur Bucky, qui sursauta lorsque l'asgardien posa sa main sur son épaule pour signaler sa présence.
–Je déteste déjà cet endroit, maugréa le soldat en frissonnant. Ça me donne la chair de poule et j'ai l'impression d'entendre des voix, lui confia-t-il. Où sont les autres ?
–Probablement aussi perdus que nous le sommes, répondit le guerrier. Hestia disait vrai, ces lieux sont maudits. Il est fort probable que plusieurs de nos amis soient en proie à quelques visions ou hallucinations visant à les déstabiliser mentalement.
–Merveilleux, marmonna ironiquement Bucky. On fait quoi, on crie pour rassembler tout le monde ?
–Nous risquerions d'attirer ce que nous n'avons pas envie de voir, l'avertit Thor. Mieux vaut commencer à les chercher au lieu de les faire venir à nous en signalant notre présence. Le plus important à présent est de ne surtout pas nous séparer, sous aucun prétexte. Si l'un d'entre nous venait à basculer, l'autre serait là pour le « réveiller ».
–Ça me va.
Ils firent volte-face en entendant du grabuge derrière eux, comme si quelqu'un venait de tomber d'une hauteur peu conséquente, mais suffisante pour faire beaucoup de bruit. Ils plissèrent les yeux et, avec prudence, avancèrent en direction du bruit pour au final découvrir Loki, qui se relevait avec grâce sa naturelle mais en pestant à voix basse. Lorsque ce dernier aperçut son frère et son acolyte, il parut soulagé, mais continua de râler.
–Pourquoi suis-je incapable d'atterrir normalement comme tout le monde ? se plaignit-il en frottant ses manches, où s'étaient accrochées quelques aiguilles de pin. Vous allez bien ? demanda-t-il ensuite aux deux hommes, plus inquiet pour eux que pour la petite douleur dorsale qu'avait causé sa chute.
–En pleines formes, confirma le terrien. Tu as vu Nat ?
–Vous êtes les premiers que je croise, mais elle ne devrait pas être loin, le rassura-t-il en voyant son air inquiet. Ce n'est pas un monde ténébreux comme celui-ci qui devrait l'effrayer. La connaissant, elle serait capable de décimer une armée entière de créatures issues des Enfers à elle toute seule sans avoir besoin d'être armée, mais tâchons tout de même de la retrouver. Les autres sont probablement éparpillés eux aussi, mais nous ne devrions pas mettre longtemps à mettre la main dessus avant que la folie ne s'empare d'eux.
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Madison n'avait pas eu d'autre choix que de commencer le combat dès l'instant où son double s'était précipité vers elle en levant son épée. Par chance, lorsqu'elle-même avait levé le bras pour se défendre, sa dague avait repris sa forme allongée, ce qui faisait qu'elles étaient à armes égales. Se battre contre elle-même en résultait qu'aucune ne prenait vraiment le dessus sur l'autre, puisqu'elles utilisaient les mêmes techniques, mais la colère de la copie était si intense que Madison craignait de faillir avant elle. Elle avait au moins la chance de suffisamment savoir manier l'épée pour se débrouiller et tenir bon. Mais pour combien de temps ? Se battre était une chose. Affronter ses démons en était une autres. La terrienne savait qu'elle ne devait pas laisser son double s'immiscer dans sa tête avec les propos qu'elle tenait et qui n'avaient pour but que de la déstabiliser pour mieux la briser ensuite.
Elle en vint à se demander qui des deux, dans le fond, avait réellement peur de l'autre. Son reflet l'attaquait uniquement par crainte qu'elle ne s'en prenne à elle en premier, c'était une technique de défense, d'autoprotection comme une autre. Ce fut après de longues minutes de combat acharné que le double cria à Madison qu'elle la détestait, déversant toute sa souffrance et sa colère sur elle. Dès lors, la femme réalisa à quel point c'était vrai. Combien elle avait du mal à se supporter elle-même, malgré les efforts qu'elle faisait. Elle avait toujours cherché sa place parmi els autres sans pour autant être un jour parvenue à s'accepter. Son côté rentre-dedans sarcastique n'avait pour objectif que de dissimuler celle qu'elle était vraiment. Une simple humaine terrifiée par la réalité du monde dans lequel elle vivait.
Elle avait passé sa vie à s'en vouloir pour absolument tout ce qui était allé de travers dans son parcours. Elle s'en était voulue de ne pas avoir su soulager la peine de Jean, avait longtemps refoulé sa colère suite au décès tragique d'Alex, n'avait jamais exprimé clairement son ressenti vis-à-vis de la disparition de Leonard et enfin… A chaque fois qu'on lui avait demandé quelles étaient ses plus grandes craintes, elle avait menti pour ne pas avouer qu'elle était terrifiée par la personne qu'elle devenait. Pourtant, plus elle avançait, plus elle gagnait en bonté et en sagesse. C'était justement ce qui l'inquiétait, car serait peut-être venu le jour où, après avoir été un exemple pour les autres, elle finirait par les décevoir. Elle craignait de ne pas être à la hauteur. Que plus personne ne soit fier d'elle. Alors, entendre son propre reflet lui cracher qu'elle la haïssait lui rappela pourquoi c'était le cas. Quelques mètres les séparaient, et Madison abaissa son épée.
–Je sais, répondit-elle.
Son reflet vacilla à peine, les muscles tendus puis, en poussant un puissant cri de rage mêlé à un certain désespoir, fonça droit sur son modèle, prête à la tuer d'un seul coup d'épée, tandis que Madison laissa tomber la sienne au sol dans un tintement clair qui résonna contre les parois inexistantes de ce vide dans lequel elles étaient plongées. Avoir peur n'était plus utile, au stade où elle en était arrivée. Son alter-ego arrêta sa lame à quelques centimètres de la gorge de Madison, les mains tremblantes, le regard enragé mais cruellement fatigué. Elle voulait le faire. Elle voulait aller plus loin. Mettre fin à sa propre souffrance. Pourquoi n'y arrivait-elle pas ?
–Je comprends, ajouta Madison avec une extrême douceur. Ce n'est pas grave, ajouta-t-elle paisiblement avec un maigre sourire. Je ne t'en veux pas.
Son double aurait pu le faire. Aurait-elle dû le faire ? Elle n'en savait rien. Elle n'était plus sûre de rien. Tous ses repères venaient de brusquement s'évanouir en quelques mots. Elle ne pouvait plus se camoufler derrière cette agressivité excessive qui lui permettait de résister un peu plus longtemps. Elle se rendait à peine compte des larmes qui coulaient sur ses joues.
Arriva le moment où toute la pression s'évanouit. Elle relâcha tout, son épée tomba à terre et elle chuta à genoux, tête baissée, le dos courbé, les mains à plat sur le sol gris et froid. Elle craquait. Et elle continua de pleurer, évacuant toute forme de tension encore présente dans son corps. Elle devait arrêter de lutter pour éviter de se faire souffrir inutilement. Elle se torturait trop l'esprit et à force de vouloir faire front sans jamais laisser apparaitre le moindre signe de faiblesse, le peu de confiance qu'il lui restait avait sombré en même temps qu'elle. Elle ne tenait plus qu'à un fil qui venait de se rompre.
D'un geste très lent, Madison se mit accroupie devant elle, avant de finalement se mettre à genoux elle aussi. Avec une immense délicatesse, elle releva le menton de son reflet afin qu'elles se regardent dans les yeux. Elle vit dans les siens tout ce qu'elle avait accumulé depuis des années, tout ce qu'elle avait toujours eu du mal à communiquer aux personnes de son entourage proche, tout ce qu'elle avait eu peur de confier. Tout ce qu'elle regrettait de ne pas avoir eu le courage de partager avec sa famille.
–Je n'ai jamais voulu te faire de mal, souffla Madison, sincèrement affectée. Je suis désolée, s'excusa-t-elle.
C'était dit. Cela avait pris du temps, mais elle se pardonnait enfin de s'être autant tourmentée au point d'en perdre pied. Son double s'effondra dans ses bras en déversant toutes les larmes de son corps. D'abord un peu prise au dépourvu, Madison ne sut trop que faire, mais elle finit par l'entourer de ses bras afin de la rassurer. Se produisit quelque chose d'étrange à quoi elle n'était pas attendue : son reflet se métamorphosa peu à peu et redevint une version plus jeune d'elle-même. Elle se retrouva à tenir contre elle une enfant qui devait avoir à peine sept ou huit ans et qui s'accrochait à elle comme s'il s'agissait de sa bouée de sauvetage au milieu d'un océan d'ombre et d'effroi. Il était vrai qu'au cours des dernières années, elle n'avait plus tellement pris la peine d'écouter son enfant intérieure. A présent, c'était chose faite.
–… J'ai peur… murmura la petite fille d'une voix tremblante.
Ça, Madison le savait. Bien sûr qu'elle avait peur, elle avait toutes les raisons d'être inquiète. C'était à cette époque que tout avait basculé pour elle. Elle caressa doucement ses cheveux pour l'apaiser. Elle aurait voulu lui promettre qu'elle aurait une vie paisible loin du danger et des déceptions, mais elle ne pouvait pas se le permettre. Dissimuler la vérité, aussi évidente soit-elle, était une mauvaise idée. Elle prit donc le visage de sa version plus jeune et planta son regard dans le sien.
–Ça ira, lui promit-elle. Aie confiance, lui souffla-t-elle, tu n'es pas seule.
Cela parut rassurer l'enfant, qui acquiesça avant de se blottir à nouveau contre elle. Madison ferma les yeux et se surprit à sourire. Cela faisait un bien fou d'enfin se pardonner, elle se sentait libérer d'un énorme poids. Elle n'avait jamais été seule et ne le serait jamais. Elle devait avant tout apprendre à se faire confiance, mais elle était sur la bonne voie. Elle s'était enfin réconciliée avec elle-même.
Le retour à la normale se fit en douceur. Son reflet rajeuni s'évapora et le vide grisâtre redevint cette forêt sombre où elle et Eole s'étaient séparées. La nuit était tombée, désormais. Les arbres étaient immobiles cette fois-ci, mais des craquements retentissaient toujours. Quelque chose approchait. L'épée de Madison, au beau milieu des feuilles mortes à ses pieds, avait repris sa forme de dague. Elle la rattacha à sa ceinture et se redressa vivement, les cinq sens en alerte. C'était la dernière étape avant de quitter cet endroit où elle en avait plus appris sur elle-même en trois jours qu'en plusieurs décennies. Ça se rapprocha davantage, mais elle n'avait plus peur. Elle était sereine et confiante. Elle était prête à aller jusqu'au bout coûte que coûte. Puis, dans l'obscurité des bois, des yeux verts flamboyants attirèrent son attention.
