La Fille de l'Aube

Prélude :

Elle portait une robe et c'était juste assez rare pour être remarqué. Pas qu'il y ait qui que ce soit alentour pour la voir à cet instant. C'était tout bonnement du gâchis, cette jolie robe bleue qui flottait dans l'air marin. Elle n'aurait su expliquer pourquoi elle avait ressenti le besoin de la porter, peut-être pensait-elle se donner du courage ou bien encore y voyait-elle des signes que sa décision avait encore du sens. Elle avait souhaité se trouver là, face à la mer, pendant tant d'années. Enfin elle entendait les cris des mouettes, ces cris déchirants qui avaient hanté ses nuits si longtemps. Elle avait longtemps pensé que la mer lui serait pour toujours hors de portée. Et voilà qu'elle s'y trouvait enfin. C'était presque irréel après des siècles à errer en terre du milieu sans but. Un peu comme un rêve embrumé, de ceux dont on s'éveille avec un vague souvenir mais un grand manque.

Elle était montée en haut de la plus haute tour des Havres gris, déserts dès l'aube. Elle voulait voir le soleil se lever sur la terre du milieu une dernière fois. Après des années à vouloir fuir cette terre si cruelle pour de plus beaux rivages, elle se sentait soudain tiraillée. Prenait-elle la bonne décision ? Ne passait-elle pas à côté de son histoire ? Peut-être avait-elle souhaité refermer le livre trop vite. Elle avait pensé si longtemps que tout n'était qu'un brouillon, que la plus belle aventure l'attendait là-bas, hors du temps, là où les bateaux s'échouaient sans retour. Comment pouvait-elle songer à renoncer si près du but ? Comment pouvait-elle imaginer une seule seconde ne pas partir ?

Elle avait gagné sa place sur le navire, le dernier navire. Il n'y en aurait jamais plus et c'était ce qu'elle avait toujours voulu. Alors pourquoi son bonheur était-il teinté de regrets ?

-Dame Neniel ! Il est temps, l'interrompit une voix dans les escaliers.

Elle détacha son regard des immenses bâtisses du port caressées par la mer pour se tourner vers l'origine de l'appel. Elle ne répondit pas encore, elle cherchait sa voix. Elle avait dû la perdre dans la fraîcheur du matin, ou peut-être était-ce les larmes qui s'étranglaient dans sa gorge qui menaçaient toute communication.

-Dame Neniel ? Insista la voix.

Elle soupira et descendit du muret où elle était pour marcher vers les escaliers. Le jeune elfe qui l'avait appelée parut soulagé de la voir apparaître.

-Le capitaine dit qu'il est temps d'embarquer, je suis navré de vous arracher à votre contemplation, mais il semblait pressé.

Elle hocha la tête et descendit les marches pour le rejoindre. La robe la gêna quelque peu et elle l'attrapa pour faciliter sa descente. La lumière se refléta sur le tissu un instant et elle se figea, le cœur mal accroché. Il lui avait semblé un instant y voir un regard bleu, cause de son tourment. La couleur bleue était décidément le pire choix qu'elle ait pu faire, songea-t-elle. Elle avait maintenant en tête les yeux bleus abattus de Legolas Greenleaf, et c'était une douleur qu'elle n'était pas prête à affronter.

-Vous allez bien, dame Neniel ? Demanda le jeune elfe lorsqu'elle arriva à sa hauteur. Vous semblez troublée...

Elle balaya la conversation d'un signe de main et quitta le bâtiment, suivi par son compagnon d'infortune.

Le dernier bateau était relativement petit et peu chargé. Une dizaine d'elfes tout au plus avaient déjà embarqué. L'elfe qui était venu la chercher la dépassa pour aller préparer les derniers détails et elle s'arrêta sur le ponton pour le regarder faire.

Le capitaine du navire l'accueillit avec un regard réprobateur. Il avait passé des années à l'empêcher de monter à bord, et aujourd'hui, il devrait souffrir sa présence. Elle y trouva un peu de réconfort.

-Eh bien Neniel, te voilà de retour dans les grâces des Valar, déclara-t-il en dévoilant un léger sourire.

-Je t'avais prévenu que j'y arriverai, vieux rabat-joie, lança-t-elle en réponse.

Il eut un rire discret et s'avança vers elle. Il se tint à côté d'elle un moment en silence. Elle remarqua qu'il semblait heureux. Lui aussi avait dû attendre cette traversée impatiemment, comprit-elle. Après des années à envoyer des navires vers l'inconnu, enfin il allait pouvoir découvrir les rivages blancs. Il brisa le silence après quelques instants, d'un ton surpris :

-Où est donc passé cette horrible créature démoniaque qui te suit partout ?

-Nimuë est une renarde, Cairon, elle n'a rien de démoniaque, ou d'horrible d'ailleurs, s'offensa Neniel en le fusillant du regard.

-On voit que tu n'as jamais eu à guérir de ses morsures, grommela-t-il. Allez, où se cache-t-elle ? Tu ne t'en sépares jamais, et je préfère savoir si je dois surveiller mes arrières lors de la traversée.

-Tu n'auras pas besoin de t'inquiéter, rétorqua-t-elle. Nimuë ne sera pas du voyage.

-Oh... Pas que j'étais grand fan de la bestiole, mais je sais que tu tenais beaucoup à elle, alors...

-Du calme, du calme, l'interrompit-elle. Nimuë va bien.

Le vieil elfe – si tant est que le concept de vieillesse puisse exister pour un elfe – sembla troublé. Il la sonda un instant de son regard bleu-gris. Il réalisa soudain qu'après toutes ces années à chasser Neniel des rivages, il ne l'avait jamais vue si triste qu'aujourd'hui, alors qu'elle était enfin bienvenue à bord du navire.

Une mouette aventureuse interrompit leur silence en venant se poser devant eux dans un cri. Elle sautilla vers Neniel et répéta son cri, plus doucement, avant de la fixer. L'elfe se baissa pour tendre la main vers l'oiseau qui rabroua ses plumes en s'écartant légèrement, prudente. Neniel s'immobilisa et attendit, la main tendue. Après un instant de réflexion, la mouette sembla juger Neniel digne de confiance et lui mordilla l'index. L'elfe sourit et passa un doigt sur le bec de sa nouvelle compagne.

-Même les plus têtues du royaume animal ne peuvent s'empêcher de t'approcher, hein ? rit doucement Cairon.

-Tu ne t'es jamais dit que c'était toi le problème et non moi la solution ? rétorqua-t-elle, moqueuse.

-Tu as trop souvent utilisé les bêtes contre moi pour que toute autre opinion soit une option...

Neniel rit et laissa la mouette monter sur son avant bras avant de se redresser en la caressant. Elle dirigea la mouette vers le marin avec un sourire.

-Celle-ci ne te fera rien, promis.

Il hésita un instant puis posa sa main sur le dos de l'oiseau qui se laissa faire. Il sembla abasourdi et rebaissa la main.

-Tu vas vraiment partir alors ? demanda-t-il soudain. Après toutes ces années à essayer de monter à bord sans autorisation, voilà que le dernier bateau t'invite. Pourquoi maintenant ? La guerre fait encore rage là-bas, et le seigneur Elrond a toujours pu compter sur toi... Et maintenant il t'envoie ici, il t'offre une place avant la fin. Je ne comprends pas.

Les yeux de Neniel semblèrent soudain lointains, et elle ne répondit pas. L'oiseau prit son envol alors qu'une larme déroulait les joues de l'elfe. Ses cheveux bruns s'agitèrent pour cacher son visage mais elle les disciplina et planta son regard vert dans ceux du capitaine.

-C'est aujourd'hui ma seule chance de quitter les rivages et retrouver les miens, dit-elle enfin. le seigneur Elrond est entouré de vaillants guerriers, je ne doute pas de sa capacité à vaincre l'ombre. J'ai erré plusieurs siècles durant sur cette terre, ma famille m'attend de l'autre côté... Si je m'attarde encore, je deviendrais plus vieille que toi, vieux loup de mer, finit-elle dans un sourire peu convaincant.

-Dame Neniel, Cairon, interrompit aimablement le jeune elfe revenu vers eux. Le bateau est prêt à partir.

Cairon hocha la tête et se dirigea vers l'embarcation. A mi-chemin, il se retourna pour contempler le rivage une dernière fois, et vit que Neniel n'avait pas bougé, pas encore. Le vent marin soulevait sa robe bleue et ses cheveux bruns, mais elle était immobile, comme figée dans un temps qu'elle ne voulait soudain plus quitter.

Elle voulait s'enfuir, elle avait tant attendu ce moment. Retrouver les siens de l'autre côté, après tant d'années de souffrance en exil. Elle avait cru ne plus jamais gagner le droit de les revoir, c'était sa seule chance, mais aussi son seul but pendant tant d'années. Comment quelques mois pouvaient-ils tout bouleverser ? C'était ridicule. Infime. Insignifiant. Il lui fallait partir. Il n'y avait plus d'espoir ici. Seulement la mort. Lord Elrond lui-même l'avait prédit.

La mouette qui l'avait prise en affection plus tôt attira son attention d'un cri : elle décrivait des cercles au-dessus de Neniel. L'elfe la regarda un moment, puis la mouette brisa le cercle et repartit vers les Havres, vers les terres, et disparut au-dessus des toits ensoleillés. Le cœur de Neniel sembla soudain se briser en morceaux et elle ferma les yeux. Le regard de Legolas avait presque disparu de son souvenir, comme si son esprit avait déjà pris le large, décomposant sa mémoire de la terre du milieu au passage. Allait-elle tout oublier ? Était-ce le prix de la traversée ?

-Neniel, nous ne pouvons attendre plus longtemps ! L'appela Cairon à bord du navire.

Elle se tourna vers lui, il n'y avait pas de larmes cette fois. Ce n'était plus le temps des larmes mais celui des décisions. Elle devait maintenant trancher. Partir...

Ou rester.