- Je vous ai posé une question, répéta froidement Éros, les mains jointes derrière le dos et le regard pénétrant comme une lame. Que faites-vous ici ?
Les deux frères continuèrent de le fixer du même air de défi, dressés face à lui côte à côte. Trois mètres à peine les séparaient, et la main de Dean le démangeait furieusement. Il se maudit de ne pas avoir anticipé cet instant et de n'avoir pas pris soin de se munir de son arme, même si l'expérience lui avait démontré qu'elle ne lui aurait été d'aucune utilité face à un tel adversaire. Il n'eut que son plus profond mépris à opposer, et en fit étalage sans nulle retenue. Les yeux d'Éros, impassible, interrogèrent Sam, qui ne se priva pas plus d'afficher son hostilité.
Mais avec moins de radicalité.
- S'il le faut je sonderai vos esprits mais j'obtiendrai une réponse, prévint le dieu de l'Amour sur un ton moins menaçant que les deux hommes s'y étaient attendus.
Un instant passa. Puis, une voix résonna doucement depuis leur flanc gauche :
- Ils se livrent moins aisément que lors de notre première rencontre, n'est-ce pas ? Leur aversion pour nous les a aidés à fermer leurs pensées...
Sam et Dean pivotèrent dans un sursaut, un goût de vomi déjà coincé dans la gorge. Dès l'instant où ils avaient vu apparaître Éros, l'entrée en scène des autres membres de la Triade n'avait fait aucun doute. Seule avait subsisté l'incertitude quant à l'ordre dans lequel les jumeaux se montreraient. Question désormais tranchée. Himéros, impeccable dans son costume blanc, maintint entre lui et les chasseurs une distance similaire à celle de son frère, leurs trois positions formant un L, et d'une expression parée d'une certaine amertume, il leur adressa un rictus condescendant, comme une revanche à leur dernière rencontre.
- Vous n'auriez jamais dû venir jusqu'ici, feignit-il de regretter. Il aurait mieux valu pour vous de rester terrés dans votre repaire, je le crains.
La moue belliqueuse de Dean forcit nettement et il déplaça son pied gauche pour faire parfaitement face à la divinité, poings serrés à s'en entailler la peau. Sam exécrait ce qui était en train de se passer, et subitement il s'éleva avec force :
- Ça suffit ! On n'est pas là pour vous, alors du calme, d'accord ?!
Son accès d'autorité parut avoir quelque effet. Il surprit l'assemblée, tout au moins. Son frère le visa moins qu'il ne surveilla les deux autres et les alentours, car il en manquait toujours un et c'était le pire des trois.
Il ne tarda guère à arriver.
- Et pourquoi donc êtes-vous là, chasseurs ?
Les yeux de Dean roulèrent dans ses orbites en un geste de pure révulsion alors que sa tête s'enfonça malgré lui dans ses épaules. Sam, lui, se sentit traversé par un froid glacial et ses paupières se fermèrent toutes seules quand ses yeux cherchèrent d'instinct à ne pas se porter sur lui. Mais parce que repousser l'inévitable n'avait pas de sens, il se força bientôt à tourner la tête sur sa droite, lentement, pour se confronter à l'image de Pothos qui le toisait avec assurance. De la place qui était la sienne, et avec ses frères, le troisième Érote enfermait à présent les Winchester au centre d'un triangle équilatéral.
- Manquait plus que lui, grogna Dean.
Le malaise qu'il avait éprouvé chaque fois qu'il avait repensé à sa cuisante expérience avec le dieu aux cheveux de feu, à cette liberté intolérable que ce dernier avait prise à son endroit, revint aussitôt accabler Sam. Le malaise, mais aussi le trouble, qu'il relégua au fin fond de son âme avant de façonner un regard implacable qu'il lui décocha, luttant de toutes ses forces pour dissimuler sa fébrilité. Himéros disait-il vrai lorsqu'il prétendait que leurs pensées, à Dean et lui, étaient moins accessibles du fait de l'inimitié qu'ils éprouvaient envers eux ? Sam en fit le vœux impérieux. Pothos resta longtemps, trop longtemps à son goût, à le scruter d'un air de curiosité, sans un geste ni une parole, et même Dean finit par trouver l'instant infiniment malsain. Mitraillant Costume Brun d'un regard assassin avec pour motivation principale de préserver son frère de cet être vil, l'aîné s'avança comme pour faire rempart, prêt à poursuivre la joute qui avait commencé au bunker une semaine plus tôt. Pothos ne lui accorda pas même un coup d'œil. Il resta fixé sur Sam, qui sentit son rythme cardiaque échapper à son contrôle, et prononça de sa voix suave :
- Votre présence n'est même pas une surprise. Ne vous avais-je pas dit qu'ils étaient tout proches ?
Il s'était adressé à ses deux frères, qui ne répondirent rien. Éros parut avoir un soupir intérieur, et Himéros se tendit. Les Winchester, encerclés, les surveillaient tour à tour du coin des yeux avec l'impression d'être deux lièvres au milieu d'une meute de loups. Le triangle parfait que dessinaient les Érotes autour d'eux vit son équilibre alors rompu, quand Pothos se mit à avancer vers eux, les yeux toujours rivés sur Sam qui essaya de reculer d'un pas, pris d'une panique sourde.
- Recule, somma Dean en montrant les dents tout en poussant son cadet derrière lui. Je te préviens, t'as pas...
Il se sentit brutalement agrippé par l'épaule et rudement ramené plusieurs pas en arrière, le souffle momentanément coupé. Ni les grognements qu'il poussa ensuite, ni ses tentatives pour se dégager n'eurent d'effet, et en tournant la tête il vit qu'Himéros, d'une poigne de fer, entravait tous ses mouvements.
- Lâche-moi, ordure ! cria-t-il en vain, ne pouvant que regarder Pothos s'approcher de plus en plus d'un Sam tétanisé. Lâche-moi ! Je te préviens, fils de pute, touche-le et je te jure...
Le regard supérieur que le dieu aux cheveux roux fit rouler dans sa direction lui fit prendre conscience de l'inutilité de sa menace. Le fait était que Dean n'avait aucun moyen de dicter sa loi, et que réunis au faîte manifeste de leur puissance, les Érotes les tenaient son frère et lui à leur merci.
- Tu sembles en forme, Sam Winchester, entonna Pothos d'un léger sourire. C'est agréable de te revoir.
Les lèvres du chasseur se déformèrent en une grimace révoltée, et Dean, qui vit Pothos presque à portée de son cadet, essaya encore de se libérer, sans succès. L'Érote fit un dernier pas et se présenta face à Sam. Sans un mot, il l'observa de pied en cap, rejouant une partie de la scène qui les avait opposés dans la chambre du jeune homme qui, stoïque, cracha du regard toute la rage que son corps n'exprimait pas.
- Oui, tu sembles aller bien, répéta la divinité en le parcourant d'yeux presque indécents. Mais dis-moi... est-ce bien ce que je crois, tapi dans le creux de ton pantalon ?
Dean vit les poings de son frère se serrer comme jamais et une fois de plus il tenta de s'arracher à l'emprise de Himéros. Alors horrifié, il suivit la main de Pothos qui avança vers l'entrejambe de Sam, qui soudainement, réagit.
- Dégage, me touche pas ! vociféra-t-il au prix d'un effort surhumain.
Il repoussa le bras de Pothos avec une force qui aurait pu briser un membre normal, mais le dieu n'en éprouva pas le moindre désagrément. Et, d'un sourire de défi, il replaça sa main face au bas-ventre du chasseur. Qui fut pétrifié.
- Vas-y, connard, essaie de lui choper la bite, pour voir ! hurla Dean qui ne sut que faire pour l'empêcher de découvrir le pot aux roses. Je me ferai un plaisir de le voir te pisser à la raie !
Pothos s'interrompit un instant, le temps d'adresser à l'aîné des Winchester un regard consterné.
- Tant de grossièreté sied décidément à merveille au rustre que tu es, répliqua-t-il. Mais trêve de plaisanterie, voulez-vous ? Je peux sentir l'aura mystique qui s'en dégage à des kilomètres.
D'un geste leste, Pothos plongea alors la main dans la poche de Sam qui ne put qu'opposer une résistance de principe. Le dieu du Désir releva le bras moins d'un instant plus tard et brandit le fusain, l'œil tranchant comme le rasoir. Les Winchester n'eurent plus qu'un goût de bile dans la bouche.
- Vous pensiez réellement que nous ne nous apercevrions de rien ? tança Himéros qui, n'ayant plus besoin de contenir Dean, le relâcha brusquement.
Ce dernier rejoignit aussitôt son frère, non sans lancer derrière lui un regard meurtrier.
- Ça va ? demanda-t-il au puîné dans un murmure.
Sam se contenta de hocher la tête, raide et livide.
- Intéressant, intervint Éros en rejoignant son jumeau.
Pothos, qui tourna ostensiblement un dos méprisant aux Winchester, tendit l'objet à Costume Noir puis plongea les mains dans ses poches avec un flegme aristocratique. Le dieu aux cheveux blonds examina un instant l'artefact face à Sam et Dean qui retinrent leur souffle, alors il livra sur un ton perplexe :
- Thot est donc sorti du bois ?
- Ce lâche, marmonna Pothos.
- Vous n'êtes pas restés oisifs, depuis notre dernière rencontre, souligna Himéros qui fit sursauter les deux frères, lesquels n'avaient pas remarqué qu'il marchait à pas lents dans leur dos.
- Qu'est-ce que vous croyiez ? plastronna Dean dont le cœur cognait à tout rompre. Qu'on allait sérieusement rester les bras croisés ?
Pothos, qui les observa furtivement du coin de l'œil, haussa brièvement la commissure des lèvres. Éros, lui, eut l'air de moins goûter la pique, à laquelle il rétorqua d'un air pincé :
- Peut-être aurait-ce été préférable. Manifestement, vous vous êtes donné du mal pour être parvenus à entrer en contact avec l'Ibis. Le comment ne nous intéresse pas. Le pourquoi, bien davantage. Pourquoi vous a-t-il remis son fusain ? L'a-t-il fait, au moins ? Ou bien le lui avez-vous dérobé ?
Sam ignora l'injure et serra les dents, encore désarçonné par son contact avec Pothos qui l'avait ramené des jours en arrière, ce fameux matin, dans sa chambre. Raffermissant sa détermination, il planta ses yeux dans ceux de Costume Noir, et lâcha :
- Éros. On connaît la vérité. On sait que Chaos est dehors par notre faute. Même si on n'a pas eu le choix.
À ses côtés, Dean baissa les yeux en se mâchant la langue. Les Érotes écoutaient.
- On veut la même chose que vous, reprit Sam avec ferveur. On veut renvoyer cette chose là d'où elle vient et se débarrasser du danger qu'elle représente. Thot a été très clair, et peu importe ce qu'on pense les uns des autres, ce monstre qui rôde est la seule priorité.
- Et donc ? l'invita Éros à poursuivre. Que proposez-vous ? Que nous unissions nos forces ? Que nous travaillions de conserve ?
- C'est bien ce que vous faites déjà avec les anges, nan ? releva Dean qui sentit que son frère avait désespérément besoin de lui. On ne vaut pas moins qu'eux...
Il s'attendit à les entendre éclater de rire mais aucun ne broncha, pas même Pothos.
- Comment avez-vous trouvé cet endroit ? s'enquit Himéros.
- Louable ! défia Pothos en écrasant les Winchester du regard, étouffant par là même la question de son double. Et ensuite ? Que se passera-t-il, une fois la Bête renvoyée à ses chaînes ? Vous reprendrez la chasse ?
Seule celle dont tous trois étaient la cible intéressait le dieu du Désir, cela allait sans dire, et Dean éprouva un bref frisson de satisfaction en sentant l'inquiétude raidir les traits parfaits de Costume Brun. Sam eut une tout autre impression, bien plus perturbante. Celle que Pothos répugnait à l'idée de devoir continuer à se battre.
- Laissons cela ! tonna Himéros. J'ai eu tout mon soûl de ces combats de coqs, et... comme l'a très justement souligné notre ami, nous avons d'autres priorités.
Sans un bruit, il s'était déplacé de côté. Ses yeux aussi bleus que la trouée de ciel au-dessus de leurs têtes fixaient Sam, sur le flanc gauche. Les deux autres Érotes campaient sur le flanc droit.
- Je suis d'accord, approuva Éros. Aussi, je vous le redemande : pourquoi Thot vous a-t-il confié son fusain ?
Dean, refusant de répondre, se ferma comme une huître qui aurait été dotée de crocs, de griffes et de piquants de porc-épic. Sam ne se montra pas plus loquace.
- Ah ! jeta Costume Blanc en balayant l'air d'un geste excédé. Tout cela n'est que perte de temps et absurdité, ils ne peuvent être d'aucun secours ! Extirpe-leur l'information, si tu y tiens tant, ou bien renvoyons-les !
- Vas-y ! éructa Dean en faisant un pas en avant d'un air guerrier, prêt à subir les foudres divines pour deux. Essaie, pour voir !
- Ne force pas ta chance, Winchester, gronda Himéros dont les iris azur semblèrent se parer d'un voile doré. Ton frère et toi n'avez rien à faire ici !
- Un sortilège ! lâcha tout à coup Sam d'une voix qui résonna longtemps dans la caverne. C'est à ça que doit servir le fusain !
C'était à contrecœur qu'il s'était livré, mais il avait considéré n'avoir pas d'autre choix et espéra que son frère, bien que sombre et hostile, comprenait ce gage de bonne volonté susceptible, il voulut le croire, d'apaiser les esprits. Alors, hasard ou pas, Éros approcha bientôt à pas mesurés sous leurs yeux vigilants, les forçant à se tenir prêts à parer à toute éventualité, mais le seul geste que l'Érote eut à leur encontre fut une main levée, regard droit et pacifique, pour restituer l'artefact à Sam.
- Éros, souffla son frère aux cheveux de jais. Mais que fais-tu...
Les Winchester, interloqués, n'y comprenaient rien non plus. Costume Noir se détourna pour rejoindre sa position initiale et dépeignit ainsi la situation :
- Nous avons mieux à faire que nous battre, c'est ce que tu viens de dire, n'est-ce pas, mon frère ? Cet objet n'est d'aucune utilité. Entre nos mains, en tout cas.
Himéros serra les lèvres.
- Soit, eh bien qu'ils repartent avec, martela-t-il sévèrement.
- Sans connaître la nature du plan stupide que la chouette décatie leur a enfoncé dans le crâne ? intervint Pothos.
- Les termes vous sont connus, rappela Himéros en faisant allusion à tout autre chose que le dieu d'Egypte. Tout comme moi !
- Sans doute, mais ils ont éveillé ma curiosité, départagea Éros.
Costume Blanc ravala sa frustration, et Costume Brun bascula le regard sur les deux frères qui avaient le sentiment qu'on discutait de l'assaisonnement à ajouter dans l'eau où on s'apprêtait à les faire cuire.
- He bien ? les interpella Éros. Je vous ai rendu le fusain, aurez-vous l'obligeance de nous dire en retour à quel type de sortilège l'Ibis vous a convaincus de l'employer ?
Il n'accordait manifestement pas à l'idée une grande crédibilité, comme s'il connaissait d'avance la futilité d'une telle tentative. Ses frères et lui attendaient toutefois une réponse. Sam pencha légèrement la tête pour consulter Dean qui, d'un geste tout aussi fugace, fit montre de sa résignation.
- On est censé tracer les glyphes qui lui remettront les fers aux pattes, révéla alors lui-même l'aîné des Winchester d'un timbre vrombissant. Content ?
Pour la première fois, les deux hommes virent passer dans les yeux de l'être sans âge l'expression d'un certain désarroi. Visiblement interloqué, Éros eut besoin d'un bref instant pour intégrer l'information, laquelle lui fit prononcer dans un froncement de ses fins sourcils délicatement tracés :
- Grotesque. Pour qu'un tel enchantement puisse opérer, il serait indispensable de...
Il s'arrêta net mais ses lèvres restèrent entrouvertes. Un peu plus loin, Pothos, qui jusqu'ici piétinait lentement mains dans les poches, se figea en se tournant vers Sam et Dean l'air impressionné, ce qui ne leur dit rien de bon. Leur attention fut alors attirée par Himéros qui, à leur gauche, tonna presque suffoqué d'yeux dardés :
- Vous n'avez tout de même pas osé... Par les dieux, n'avez-vous donc aucune limite ?
Les chasseurs avaient clairement produit leur effet mais n'en éprouvèrent aucune satisfaction. Les Érotes étaient choqués parce qu'ils avaient compris, et l'éclat de voix offusqué d'Éros qui retentit soudain leur hérissa le poil, en même temps qu'ils comprirent avec un pâle effroi que si la Triade accordait soudain du crédit au plan de Thot, alors c'était qu'il les avait réellement armés contre Chaos.
- Je ne vois pas ce qui vous étonne à ce point, modéra Pothos, incisif, en se remettant à faire les cent pas mais sans plus détacher son regard des Winchester. Vous pensiez qu'ils n'auraient pas l'outrecuidance de s'en prendre à un dieu ?
L'ironie de la pique renvoya Sam et Dean à leurs actes passés, à toutes les divinités qu'ils avaient affrontées et vaincues, jusqu'à Chuck lui-même, bien sûr, puisque c'était surtout de lui dont il était question, mais l'allusion à l'offense dont Costume Brun s'estimait personnellement victime était par trop évidente.
- On ne lui a prélevé qu'un peu de sang, répugna Sam à se justifier, ce qu'il fit dans l'unique but de ne pas froisser outre-mesure l'égo surdimensionné des créatures incroyablement suffisantes entre lesquelles son frère et lui étaient pris en étau. Sans violence !
- Prenez-vous en à votre semblable, si vous avez quelque chose à y redire ! se défendit Dean. On ne fait qu'essayer de réparer la casse ! Et vous ?!
Les Érotes se passèrent de réagir. Et ne prirent pas ombrage de son emportement. Ce qui troubla profondément les deux chasseurs. il y eut alors un moment étrange, où leur compréhension des choses évolua. Au travers du flegme résigné d'Éros, qui parut réfléchir à une stratégie ; dans le regard de Pothos, intense mais curieux, comme s'il venait de voir se confirmer une idée, un soupçon, et qu'il reconsidérait leur valeur. Ou leur utilité. Puis, surtout, par la mise en garde qu'ils entendirent tout à coup Himéros adresser à ses frères.
- Cela va trop loin, s'indigna froidement Costume Blanc. Leur seule présence viole déjà les termes de nos accords. Faut-il en plus que nous poussions l'outrage jusqu'à les laisser introduire ici le sang de leur Père ?
Sam mit quelques secondes à saisir la teneur précise de ses propos, mais lorsque ce fut chose faite il vit en lui le plus pragmatique et le moins aventureux des Érotes, tel qu'il l'avait déjà perçu au bunker. Par sa voix s'exprimait non pas l'effroi que l'atteinte à l'intégrité physique du Tout-Puissant avait causé, car de cela, ils n'en avaient cure. Ce qui posait question, c'étaient les conséquences de cet acte.
- Ils ont peur qu'on foute en l'air leur deal avec le Paradis, glissa Dean à l'oreille de son frère, comme une pensée formulée tout haut, au moment où cela devint clair pour lui aussi.
Sam hocha silencieusement la tête, en priant pour ne pas avoir envenimé la situation en essayant de l'arranger. Et que leur présence ne déclenche pas une réaction funeste.
- Nos accords, répéta Éros d'un air pesé en faisant jouer ses doigts joints dans son dos. C'est moi qui les ai conclus en grande partie, je n'en ai pas oublié les termes.
- Pas d'implication des Winchester, rappela fermement Himéros en se rapprochant de son frère de quelques pas. Et les voilà surgis de nulle part, les poches pleines de rien de moins que l'essence du Créateur ! Tu te chargeras donc de l'expliquer à nos partenaires.
Sam et Dean, sur la réserve, furent étonnés de les entendre évoquer en leur présence, et en transparence, ce marché conclu avec les anges dont ils avaient tu l'existence. Dean se demanda si Himéros et Pothos l'avaient cru, lorsqu'il leur avait affirmé au bunker que Castiel lui avait absolument tout révélé, ou si depuis, ils avaient découvert que, pour l'essentiel, il avait bluffé. Il eut surtout la sensation que ces points-là n'étaient plus que détails, à l'heure où les forces en jeu se mettaient en branle pour faire face au péril.
- Il était convenu que nous les laisserions en paix, corrigea Costume Noir d'un ton neutre en posant un long regard sur les deux hommes. Et nous avons respecté notre parole. Sont-ils là de notre fait ? Est-ce nous, qui les avons envoyés quérir l'aide d'un de ces ennemis qu'ils méprisent, et qui les avons poussés à servir ses intérêts ?
- Ses intérêts, c'est aussi les vôtres, ne put se retenir de plaider Sam, piqué au vif. Peut-être que Thot est bien content de nous envoyer au casse-pipe. Peut-être. Mais si ce qu'il nous a dit a une chance de se vérifier et qu'on peut aider à remettre cette chose en cage, tous, ici, on y gagnera.
- C'est vrai, admit Éros de son air supérieur. Mais, votre présence est-elle pour autant indispensable ? Pourquoi devrions-nous nous encombrer de fauteurs de troubles tels que vous, indépendamment du fait que vos alliés célestes ne veulent pas de vous ici ? Il nous serait facile de vous dépouiller et de l'artefact, et du sang du Créateur puis de simplement vous renvoyer chez vous. Dans le meilleur des cas.
- Je me charge d'en fouiller un, lança Pothos en léchant Sam d'un regard provocateur. Je vous laisse l'autre.
Les Winchester le toisèrent d'un même air dégoûté et mauvais en tâchant de l'ignorer, mais prêts à se défendre.
- Ton avis, Pothos ? reprit Costume Noir. Celui de notre frère est clair... et le tien ?
Les lèvres de l'intéressé s'étirèrent en un rictus acide et ses yeux se durcirent d'une franche résolution alors qu'il croisa le regard sévère de Himéros.
- Qu'ils restent, clama-t-il sans ciller. Je n'ai pas l'intention de me salir les mains avec eux, les anges n'auront qu'à s'en préoccuper, après tout.
L'hostilité des chasseurs envers lui atteignit un point culminant et ils durent réellement fournir un effort conscient pour ne pas répondre.
- Par ailleurs, ajouta bientôt Costume Brun d'un sourire fielleux en les observant d'une telle manière qu'ils se sentirent salis, leur proximité nous sert. Ne le sentez-vous pas ? Leurs corps brûlent toujours d'un feu nourri, encore plus vif qu'alors... De quoi nous offrir sans l'ombre d'un doute un surcroît de force bienvenu. Merci, Winchester, d'avoir si bien rendu hommage au présent que je vous ai fait.
Ivre de rage et de haine, Dean s'élança dans un grognement terrible, et les bras de Sam eurent bien du mal à lui barrer la route.
- Non, Dean ! N'entre pas dans son jeu !
- Un jour, on règlera nos comptes, toi et moi ! vomit l'aîné d'une expression folle en se débattant contre son frère. Tu piges ?! C'est pas fini !
Pothos lui tourna le dos dans un geste condescendant qui ne fit qu'attiser sa fureur.
- Espèce de connard !
- Vocifère tant que tu le souhaites, snoba Pothos. Je me désintéresse de ton cas, j'ai bien mieux à faire.
Et, plantant là et les Winchester et ses jumeaux, il s'éloigna jusqu'à disparaître dans la pénombre, en périphérie de la caverne. Éros soupira, l'air navré.
- Tout ceci ne nous mène nulle part, se désola-t-il. L'Ibis vous a remis son fusain... Vous avez collecté le sang du Créateur... Il est certain que, sous peu, les anges et nous-mêmes aurons fort à faire. Peut-être que la totale indifférence de Chaos à l'endroit des humains nous fournira un avantage, après tout.
Sous l'œil circonspect de Sam et Dean, ce dernier bouillant à peine moins, Éros consulta Himéros du regard. Le dieu aux cheveux noirs inclina imperceptiblement la tête d'un air sombre, avant d'adresser aux deux hommes d'une voix glacée :
- Je n'espère qu'une chose : que votre capacité de nuisance ait autant d'effet sur Chaos que sur tous ceux qui ont eu le déplaisir de croiser votre route.
Il répondit au regard de son frère en le croisant de ses yeux bleus, et céda en pivotant lentement :
- Qu'ils restent.
Alors il s'éloigna à son tour, rejoignant un autre point caché dans les ombres de la grotte. Désorientés, Sam et Dean restèrent seuls face à Éros.
- C'est donc décidé, acta-t-il. Puisque vous semblez devoir jouer les émissaires pour ceux des nôtres qui ont ployé l'échine, nous ferons front commun avec vous. Dans notre intérêt mutuel.
Les Winchester soutinrent son regard imperturbable mais en étant loin de parvenir à afficher le même calme olympien. À fleur de peau, ils oscillèrent entre rassérénement et ultra vigilance, incertains des actions et réactions à venir de ces êtres face auxquels garder la tête froide leur était presque impossible, et se trouvèrent véritablement désappointés quand le dernier d'entre eux leur tourna lui aussi dos pour s'éloigner. Sans rien ajouter.
- Hé ! cria Sam.
Éros fit halte après un pas de plus, et prit son temps pour tourner la tête. Une huitaine de mètres le séparaient des deux frères.
- Et maintenant... quoi ? voulut savoir le cadet, aussi tendu que désemparé. Qu'est-ce que vous faites ici, qu'est-ce qui doit se passer ? Où sont les anges ?
Le regard de l'Érote les toucha tour à tour sans une expression. Neutre et lisse comme une statue de marbre.
- Vous les verrez bientôt. Le combat se prépare et aura lieu ici. C'est là que Chaos sera soumis ou que nous périrons tous. Patience. Il n'y a plus longtemps à attendre.
Il se retourna et se retira, disparaissant comme ses deux frères en se fondant dans l'obscurité qui régnait aux abords de la caverne. Et Sam et Dean se retrouvèrent seuls, comme au moment où ils avaient pénétré ces lieux qu'ils entrevirent soudain sous la forme d'un tombeau. Un sentiment de révolte sourde coincé dans la gorge, le cœur cognant de colère et d'angoisse, ils se regardèrent, confrontant leur désarroi et s'interrogeant l'un l'autre sur ce qu'il convenait de faire. Dean, furieux pour mille raisons mais incapable d'en citer une seule, frappa si violemment du pied dans un caillou de la taille d'une pomme qu'il l'envoya voler en éclats contre un stalagmat, à vingt mètres de là. Trois secondes plus tard, Sam se plaça derrière lui, posa une main sur son épaule, et parce que c'était ça ou partir, il l'incita à le suivre plus loin, là où ils seraient moins exposés. Ils se dirigèrent alors d'un pas sonné dans la direction opposée à celles qu'avaient prises les dieux de l'Amour.
- Alors ? finit par demanda Sam à mi-voix, debout dans l'ombre d'une crevasse d'où il gardait une vue à peu près dégagée sur l'ensemble de l'antre. Qu'est-ce que t'en penses ?
Dean s'était assis sur un rocher et se tenait la tête entre les mains, penché entre ses cuisses. Il ne la releva que pour lancer d'un ton moribond :
- À part que le démon n'a pas dit de conneries, tu veux dire ?
Sam eut un petit rire sec pareil à un reniflement.
- Ouais. À part ça. Son info était juste, au moins on sait. J'sais pas ce qu'il faut en penser.
- J'sais pas et j'm'en fous, lâcha Dean d'un regard carnassier tourné vers les points où il imaginait que se trouvaient les Érotes. On verra ça plus tard. Si on peut...
Il soupira, comme épuisé. Sam le regarda et s'enquit d'une voix inquiète :
- Est-ce que ça va ?
Dents serrées, Dean secoua la tête en frémissant de colère.
- Ils me rendent malade, Sam. Y'a rien a faire, dès que je les vois, que je les entends ouvrir leur grande gueule... Après ce qu'il a fait il a encore le culot de se la ramener ; de se foutre de nous... Ça me rend dingue, Dingue, de me dire que chaque fois qu'on a niqué, on n'a fait que leur remplir le réservoir.
Sam sentit une douleur aussi vive que fugace au creux de l'estomac, comme une plaie mal fermée qui se serait rouverte. L'allusion de Pothos à leurs rapports charnels, qu'ils avaient allègrement entretenus, en particulier ces jours derniers, et dans la passion desquels les Érotes puisaient leurs forces, ne lui avait pas échappé non plus, bien qu'il eût de loin préféré ne pas entendre son frère l'évoquer sur un tel ton d'infamie. Lèvres scellées, il posa son regard ailleurs en peinant à déglutir, mais presque aussitôt il sentit les doigts de son frère accrocher ceux de sa main gauche. Il y porte les yeux, puis les dirigea vers Dean, toujours assis près de lui. Et malgré la pénombre dans laquelle ils étaient plongés, vit l'éclat de son regard comme en plein jour.
- Je disais pas ça pour nous, Sam, fit-il avec une douceur qui contrasta étonnamment avec la colère qui l'animait quelques secondes plus tôt. La façon dont on s'est rapprochés... c'est important pour moi, et j'y tiens. Tu le sais, hein ?
Le cadet esquissa un léger sourire et, pour persuader son frère qu'il n'avait pas mal pris sa réflexion, il choisit un peu trop hâtivement de répondre avec désinvolture :
- Je sais, ouais. Mais tu me feras ta déclaration plus tard. On a du boulot.
Dean eut un instant de flottement. Il avait parlé avec son coeur, presque sans réfléchir, et la manière dont Sam venait de lui répondre le laissa interdit. Il resta quelques secondes entre deux humeurs, ne sachant quoi dire, et tandis qu'il sentit sa gorge se serrer un peu, sans qu'il comprît bien pourquoi, il n'identifia pas beaucoup mieux la raison pour laquelle il se laissait envahir par de telles pensées en pareil moment.
- Ouais, dit-il en affichant un sourire de façade pour donner le change. Et comment, qu'on a du boulot...
Il se racla la gorge, alors que Sam le regarda en ayant tout à coup l'impression qu'il s'était fermé, mais le sujet fut clos quand Dean relança d'une voix plus ferme :
- En tout cas je sais pas ce qui se trame vraiment ici mais j'ai pas l'impression qu'ils veulent l'atomiser, finalement. Et toi ?
- Non, tu as raison, abonda Sam en secouant la tête d'un air extrêmement préoccupé, l'œil vers l'arbre nimbé de lumière au beau milieu de la caverne. Ils sont venus se terrer dans ce trou pour autre chose. Je me demande...
Il leva les yeux et balaya la coupole de pierre qui fermait presque complètement la grotte, à l'exception de la fracture au sommet. Comme pour en évaluer les dimensions.
- Quoi ? apostropha Dean.
- J'en sais rien, dit son frère au terme d'un soupir nasal.
Il resta pensif un instant et puis, la compréhension des événements étant en l'état hors de sa portée, il parut se résigner à un surplus d'incertitude, laissant Dean sur sa faim quand ce dernier aurait au contraire aimé l'entendre confirmer ou infirmer ses propres soupçons. Il éprouvait un stress intense. Avec l'impression d'être cerné d'ennemis mortels et invisibles tapis dans l'ombre, prêts à leur sauter à la gorge à tout instant. Assis sur son rocher, ses muscles n'en étaient pas moins contractés comme jamais, prêts à réagir au moindre signe de danger. Mais pour l'heure, le seul élément étranger à rôder dans son proche périmètre fut la gourde d'eau que Sam lui tendit. D'un drôle d'air, il regarda son cadet, lui-même en train de se désaltérer les yeux tournés vers l'autre bout de la grotte, et le remercia d'un geste de la tête.
- Qu'est-ce qu'on fait, maintenant, Dean ? demanda-t-il alors l'air aussi frustré qu'égaré.
L'aîné des Winchester pesa ses mots, et leurs conséquences, un long moment.
- On attend, livra-t-il enfin d'une voix morne. S'ils ont dit la vérité, les anges vont se pointer. Et alors...
Il n'en dit pas davantage mais son appréhension, parfaitement perceptible, gagna son frère. Et s'il ne fut pas dupe que Dean anticipait surtout la confrontation probable avec un serviteur du Ciel en particulier, Sam se sentit lui-même de moins en moins armé pour affronter la suite des événements avec sérénité.
- Je te laisse un moment, annonça-t-il soudain. Je reviens dans cinq minutes.
Dean releva la tête, interloqué. Sans comprendre, il fixa Sam qui ne cessait de viser l'extrémité opposée de la caverne, perdue dans le noir.
- Quoi ? Où tu veux aller ?
Il sentit Sam hésiter avant de répondre, mais perçut aussi sa franche détermination.
- Je vais juste leur parler. Il y a des questions auxquelles ils peuvent répondre.
Médusé, Dean bondit sur ses deux pieds et vint se planter devant son frère.
- Quoi ? T'es malade ?
- Dean, y'a rien à craindre. Ils me feront aucun mal. Qu'est-ce que ça coûte d'essayer ?
Le regard de son cadet avait beau se vouloir apaisant et rassurant, Dean n'entendait que les sirènes d'alarme qui hurlaient dans sa tête. Mais tirer les vers du nez des Érotes ne lui paraissait pas si absurde, compte tenu des circonstances, d'autant que l'idée le démangeait depuis un moment déjà.
- Putain, ça me plaît de moins en moins...
Il sembla se mâchouiller la langue, les yeux dans ceux de Sam, puis se décida.
- Ok, trancha-t-il après un moment passé à lutter contre lui-même. Ok, on y va. On est dedans jusqu'au cou, toute façon.
Pendant quelques secondes, il parut occupé à raffermir sa résolution, un regard noir tourné vers le côté adverse, et puis tout à coup il s'élança d'un pas volontaire.
Qui fut aussitôt entravé par le bras de Sam devant son torse, le laissant interdit.
- Je vais y aller seul, ok ? requit le puîné. Ça vaut mieux.
Dean, qui n'en crut pas ses oreilles, ouvrit des yeux grands comme des soucoupes.
- Si tu crois que je vais te laisser faire ça sans moi, grogna-t-il outré, t'as carrément per...
- Rien qu'Éros, l'interrompit Sam. Je ne m'occupe pas des deux autres. Et si je n'en tire rien, je reviens. De ton côté, essaie d'inspecter les lieux discrètement.
L'aîné des deux hommes se garda de dire tout le mal qu'il pensait de ce plan. Mais, la nécessité d'en apprendre davantage était incontestable et Sam forcément le moins mal placé pour dialoguer avec eux. Dean y songea un instant et sembla fléchir, l'opportunité offerte par son cadet de jeter un œil alentour en étant moins sous les radars des Érotes n'étant pas pour lui déplaire. Ils n'avaient pas choisi de venir jusqu'ici en pensant ne courir aucun risque, ils le savaient tous deux ; et la décision fut prise. En dépit de ce qu'il coûta à Dean de laisser Sam aller seul au contact des Dieux de l'Amour, il choisit de lui faire toute confiance. Et d'agir sur deux fronts, ensemble, comme ils l'avaient fait mille fois.
- Cinq minutes, concéda-t-il la mort dans l'âme après un soupir interminable. Juste lui, et si t'es pas là à l'heure dite, je déboule.
- T'en fais pas, j'ai pas l'intention de prendre le thé, assura Sam d'un léger rictus.
