- Tu sais quel jour on est ?

Sirius et Harry étaient assis à la grande table en bois brut dans la pièce qui leur servait de séjour et de cuisine. Après un copieux déjeuné, ils avaient discuté en détail de l'exercice de traque de la matinée. Même s'il avait échoué, Harry avait indéniablement progressé. Sirius pensait qu'il était prêt à passer à l'étape supérieure, c'est-à-dire le combat au corps à corps.

- On est jeudi c'est ça ?

- Non mais le jour ? Le numéro ?

- Aucune idée alors, répondit Harry qui le regarda en se demandant ce que lui voulait l'autre homme.

- C'est ton anniversaire.

- Et alors ? demanda Harry en levant un sourcil interrogateur.

Sirius secoua la tête en soupirant bruyamment. Il savait bien que Harry n'était pas sensible aux choses matérielles ou à un changement dans ses habitudes mais quand même, il souhaitait vraiment faire quelque chose de spécial pour lui, surtout aujourd'hui. Ils n'avaient jamais fêté ce jour auparavant et, en voyant le regard de son petit protégé, Sirius devina qu'il se demandait s'il ne s'était pas cogné la tête un peu trop fort en plongeant dans le lac ce matin.

- Tu sais que la plupart des gens fêtent le jour de leur naissance ? En s'offrant des cadeaux par exemple ?

- Tu m'as toi-même appris que les fêtes où l'on s'échange des cadeaux sont des aberrations de la société de consommation pour endoctriner le peuple dans un système économique de surconsommation de masse !

Sirius le fixa les yeux écarquillés avant d'éclater de rire devant la mine très sérieuse de l'enfant. Ses joues se teintèrent de rouge alors qu'il frappait du plat de la main sur le bras de Sirius.

- Arrête de rire, je répète juste ce que tu m'as toujours dit !

- Et toi arrête de répéter des phrases que tu ne comprends pas, tu perds en crédibilité.

- Va mourir.

Harry grogna en lui montrant les dents. Ils se disputaient souvent ainsi tous les deux, Sirius se moquant ouvertement de Harry et Harry faisant semblant de bouder. Mais ces chamailleries ne duraient jamais bien longtemps, le garçon étant beaucoup trop gentil pour rester en colère. Il était très reconnaissant envers Sirius de s'occuper de lui, de l'élever et de le former. Au début il ne s'était pas posé trop de questions, étant trop jeune pour se soucier d'autre chose que de lui-même et de ses problèmes. Mais plus le temps passait et plus Harry se demandait ce qu'avait bien pu sacrifier l'homme pour l'élever après la mort de ses parents. Il n'osait pas poser la question, devinant que ce devait être un sujet sensible pour Sirius. Parfois, il le voyait caresser une bague pendue au bout d'une longue chaine qu'il portait autour du cou. Il avait toujours l'air pensif dans ces moments-là, le regard perdu dans le vague, mélancolique. Alors Harry s'était tut, bien que ces questions tournoyaient en permanence dans sa tête. Leur relation était ainsi faite : basée sur la confiance aveugle et l'amour qu'ils se portaient mutuellement.

- Ça te dit de faire un truc spécial aujourd'hui ?

Harry redressa la tête d'un air intéressé. S'il avait été un loup, ses oreilles se seraient redressées de curiosité, sa queue fouettant l'air joyeusement. Sirius en avait presque l'image.

- Quoi comme truc ?

- Un truc super…

Le garçon bondit sur la table pour se rapprocher de Sirius qui souriait, ravi de son petit effet.

- Aller ! Dis-moi ! le supplia Harry en le regardant de ses grands yeux verts.

- Ne me fait pas ces yeux-là, rit Sirius, ça gâcherait la surprise. Ça t'intéresserait de descendre au village ?

Harry se redressa en le regardant avec des yeux ronds. Depuis six ans qu'ils habitaient la cabane, il n'était jamais descendu au village. Sirius s'y rendait quelques fois pour aller chercher des produits de première nécessité mais cela restait rare. Harry ne se souvenait plus de la dernière fois où il avait côtoyé une personne autre que Sirius. Il rêvait de retrouver un peu de civilisation mais lorsqu'il avait demandé à pouvoir l'accompagner, l'adulte avait toujours refusé. Le garçon n'avait jamais osé désobéir à son mentor et n'avait donc jamais quitté le territoire des montagnes. Qu'il lui propose une telle sortie était inattendu et le rendit euphorique. Il se mit à bondir de joie à travers toute la pièce sous le regard attendri de Sirius. Il pouvait comprendre un tel débordement : rester cloitré durant autant de temps pouvait rendre malade n'importe quel métamorphe ou le plonger dans la folie. Le gamin s'en sortait bien. Peut-être même que le fait de ne pas pouvoir se transformer l'aidait à ne pas devenir fou. Ou bien le fait de ne pas être totalement libre était ce qui empêchait son loup de refaire surface. Sirius l'ignorait et n'avait aucun moyen d'arranger les choses pour l'instant.

Il se leva de sa chaise avant d'essayer de capter l'attention de son feu follet personnel.

- Mais si tu es trop fatigué pour ça…

- Non ! Je ne suis pas fatigué ! On peut y aller maintenant ?

- Oui mais avant on revoit les règles de sécurité, s'exclama Sirius. Casquette obligatoire. Interdiction de parler avec des inconnus et si on t'aborde, soit le plus bref et poli possible. Pas de gros mots. Tu ne me quitte pas d'une semelle et tu me rapporte tout ce que tu trouves bizarre. On est d'accord ?

Harry était si excité qu'il ne prêtait pas attention à Sirius qui dû se répéter pour que ses consignes atteignent les oreilles du garçon. Après avoir eu confirmation que le gamin suivrait bien ses directives, ils se préparèrent puis quittèrent la cabane. Sirius se déshabilla pour se transformer sans abîmer ses vêtements. Il aboya en s'étirant pour chasser les deniers fourmillements de la métamorphose en faisant signe à Harry de récupérer ses affaires avant de grimper sur son dos. Le garçon s'accrocha à ses poils et se plaqua contre son échine lorsque le grand loup s'élança vers la forêt. La cabane était perdue en plein centre de la montagne, cachée au milieu d'arbres et de rochers, dans une zone éloignée des sentiers de promenade. Il y était plus facile et rapide de se déplacer sous forme lupine qu'à pieds et c'est pour cela que le père de Sirius avait choisi cet endroit. Isolement et sécurité. C'était vraiment une chance pour Sirius de posséder cette cachette mais il devait courir pendant plus d'une heure pour rejoindre un semblant de civilisation. Heureusement pour eux, le soleil ne tapait pas trop fort sur leurs têtes.

Harry commençait à somnoler sur le dos du loup, le rythme régulier de sa course le berçant. Il aurait aimé pouvoir vivre ça, lui aussi, pouvoir se transformer et courir ainsi, en toute liberté, se rouler dans les feuilles sèches ou courir après les lapins. Mais son loup restait muet comme une tombe au plus profond de lui. Parfois, Harry le sentait s'agiter dans ses entrailles mais il n'avait pas fait mine de se montrer depuis six ans, depuis le meurtre de ses parents. Au début, Sirius semblait s'inquiéter de ce silence mais comme rien ne s'était passé depuis tout ce temps et que Harry allait bien, il avait laissé tomber. Mais le garçon savait que tout cela n'était pas normal pour un métamorphe. Parfois, lorsqu'il était couché dans son lit durant la nuit, il tentait de parler à son loup. Il lui murmurait des mots doux, tentait de l'amadouer, de l'énerver ou de lui faire peur. Mais rien n'y faisait, la bête restait tapie, terrorisée par une nuit de cauchemar qui s'était déroulée des années auparavant. Alors Harry avait pris l'habitude de lui raconter ses journées, ses entrainements ou ses occupations, toute sa vie dans le but de la sociabiliser. Il espérait naïvement que la curiosité la pousserait à refaire surface. Il savait que la bête écoutait attentivement absolument tout ce qu'il lui décrivait (elle connaissait sans doute Sirius aussi bien que lui). Jusqu'à maintenant, il n'observait aucun résultat mais il ne désespérait pas pour autant. Pour l'instant, cette étrange relation entre l'homme et la bête leur suffisait à tous les deux.

Quelque chose d'humide effleura son coude, le réveillant en sursaut. Sirius émit un petit rire canin. Harry lui tapota le garrot et glissa le long de son flanc pour se retrouver au sol, vacillant un peu, l'air hagard. Il essaya de se réveiller, toujours engourdit par le sommeil. Sirius se métamorphosa à nouveau puis pris ses habits des bras de Harry pour s'habiller rapidement. Il lui ébouriffa tendrement les cheveux.

- Réveille-toi morveux, on est presque arrivé.

Harry suivit Sirius au travers des bois. Ils se trouvaient dans une zone plus proche de la ville et donc plus dangereuse pour eux. Harry ne se sentait pas autant en sécurité qu'en haut de la montagne mais il n'en demeurait pas moins extrêmement curieux. Les arbres étaient plus éloignés les uns des autres, plantés par l'homme et des sentiers piétons bien dessinés s'enfonçaient dans des sous-bois bien nettoyés. Habitué à une nature luxuriante et sauvage, il se sentait un peu désappointé devant cette organisation régulière des plantes et les chemins de terres bien propre. Où étaient donc les animaux sauvages, les lits de fougères épaisses et les immenses buissons de ronces ? Cette partie de la forêt lui semblait bien terne. La plupart des métamorphes étaient restés très proches de la nature malgré leur humanisation, d'autant plus Harry qui avait grandi comme un enfant sauvage en pleine montagne. Sirius sourit devant sa moue déçue.

- L'œuvre des hommes…

- Ce n'est pas très beau. C'est ça la ville ? Ce n'est pas ce que je m'imaginais…

Sirius aboya de rire. Bien que le gamin n'eût jamais vu une ville de sa vie, il avait lu beaucoup de livres et se doutait donc que l'endroit où ils se trouvaient n'avaient rien à voir avec la civilisation.

- Non, ne t'inquiète pas, c'est juste un sentier de balade en bordure de la ville. Les humains sont fragiles et ils ne peuvent pas se déplacer facilement en forêt. Ils ont modifié leur environnement pour leur faciliter la vie.

- Si tu le dis…

Ils quittèrent le couvert des arbres pour s'aventurer sur un sentier balisé. Les graviers crissaient sous les chaussures des deux lycanthropes. Harry était tout à fait réveillé maintenant. Il regardait dans toutes les directions, ses immenses yeux dévorant tout autour de lui. Sirius le trouvait absolument adorable et était de plus en plus convaincu d'avoir pris la bonne décision en l'amenant voir la ville. Harry se figea soudain, surprenant Sirius. Son regard était fixé sur ses pieds. L'homme ricana en comprenant ce qui avait attiré l'attention de l'enfant. Le sentier forestier venait de déboucher sur une route plus large et goudronnée. Harry souleva un pied et le posa prudemment sur la route, semblant s'attendre à ce qu'elle s'écroule sous son poids. Une fois rassuré, il leva ses yeux vers Sirius qui ricanait dans sa barbe.

- Arrête de rire et avance !

Sirius aboya de son rire sec et se saisit de sa main avant de l'entrainer d'un pas énergique le long de la route. Des maisons poussaient comme des champignons devant eux, de plus en plus nombreuses. Harry, habitué à la rusticité de leur cabane, était effaré par le nombre de haies bien taillées, de portails en fer et de voitures garées devant les garages. Les maisons étaient hautes de plusieurs étages. Il y en avait aussi des plus petites, des plus étroites et des immenses. Une telle variété était très impressionnante pour l'enfant qui se rapprocha un peu de l'adulte tout en affichant une indéniable curiosité. Une foule de question se bousculait au bord de ses lèvres mais il se retenait de les poser pour éviter d'attirer l'attention sur Sirius et lui. Soudain, ils aperçurent un vieil homme coiffé d'une casquette élimée occupé à tailler une haie. Pour la première fois depuis des années, il voyait un autre être humain. Il était vieux et ses gestes étaient lents mais il était bien vivant, dégoulinant de sueur sous le soleil brûlant. Harry sentit une bulle dont il ignorait la présence jusque-là se dégonfler dans son ventre. Une douce chaleur se rependit dans tout son corps et un sourire éclatant illumina son visage. Le vieil homme, sentant qu'il était observé, leva la tête et les regarda. Sirius remarqua que son regard se posait immédiatement sur Harry. Une petite étincelle éclaira son regard fatigué et un sourire étira ses lèvres parcheminées. Il leur fit un petit signe de la main auquel Harry répondit timidement. Sirius savait que les émotions de l'enfant se lisaient facilement sur son visage mais il n'avait pas réalisé à quel point elles étaient communicatives. Il était comme un petit rayon de soleil qui semblait irradier de bonheur. Il tira sur la main du garçon qui s'intéressait d'un peu trop près à une boîte aux lettres. Ils risquaient d'avoir quelques problèmes pour passer inaperçu.

- Comment tu trouves la ville ? demanda Sirius.

Harry plissa le nez en réfléchissant intensément à la question. Il se sentait bien à visiter la ville et à découvrir de nouvelles choses mais toutes ces maisons modernes et bien rangées le dérangeaient un peu. Pour lui qui aimait plus que tout la liberté et courir dans les bois, fouiller les sous-bois à la recherche de champignons ou lire à l'ombre d'un arbre, il trouvait ces maisons un peu oppressantes. Mais il se sentait tout simplement heureux.

- C'est trop bien !

Sirius aboya une nouvelle fois, plus détendu qu'il ne l'avait été depuis longtemps, ce qui était étonnant sachant qu'ils se trouvaient au milieu d'autres êtres humains.

- Ça te dit d'aller dans le centre-ville ? C'est très différent d'ici.

Ils continuèrent ainsi à marcher tranquillement au grès de leurs envies. Parfois, l'enfant s'arrêtait pour observer les roues d'une voiture ou une bouche d'égout. Il était attentif à tout et furetait comme un petit animal curieux sous les yeux attentifs de son chaperon. Il ne cherchait pas à s'éloigner même si l'envie l'en démangeait. Ils croisaient de plus en plus de personnes dans la rue, vaquant à leurs occupations, ne prêtant aucune attention à eux. Ils approchaient d'une partie plus animée et commerçante de la ville, plus bruyante aussi. Des gens parlaient entre eux à l'entrées des magasins, des enfants se promenaient avec leurs parents et un chat se faufila sous une voiture. Les différentes odeurs de la ville agressaient les narines de Sirius mais ne semblaient pas trop déranger Harry, peu habitué à se servir de sa truffe. Il sautillait de plus en plus, le nez en l'air, dévorant tout du regard. Harry s'était habitué aux grandes maisons et profitait pleinement de sa visite, conscient qu'il ne risquait pas de revenir bien souvent. Il savourait les couleurs, les odeurs et les bruits. C'était tellement différent de la montagne où il avait passé la majeure partie de sa vie. Il savait que ses parents avaient vécu dans un village quand il était petit mais il n'en gardait aucun souvenir, étant trop jeune. Il était donc en train de se forger ses premiers vrais souvenirs. Il observa d'un air curieux une mère qui grondait doucement sa fille qui ne voulait pas lui tenir la main. Son cœur se contracta à la pensée fugace de ses parents. Il s'autorisa à fermer les yeux quelques secondes, à les imaginer tous les deux à ses côtés, à lui tenir la main. A être ensemble, tout simplement. Mais ils n'étaient pas là et ne le serait jamais plus. Harry rouvrit les yeux et regarda Sirius. L'homme l'observait d'un air inquiet que Harry se hâta de chasser avec un sourire. Bien qu'il n'ait plus ses parents, il n'était pas seul et c'était le plus important.

Son regard se posa soudain sur une boutique à la devanture colorée. Quelques personnes faisaient la queue sur le trottoir et, intéressé, Harry s'approcha. Il lut le mot « Glacier » peint en grosses lettres oranges sur la vitrine. Intrigué, ne sachant pas ce que ce mot signifiait, il interrogea Sirius du regard. A sa grande surprise, les yeux de l'adulte pétillaient d'une joie toute enfantine. Il se tourna vers lui, un sourire flottant sur ses lèvres.

- Gamin, je vais te faire gouter quelque chose de super. Viens.

Sirius traina Harry dans la file d'attente. Le garçon essaya vainement de le faire parler mais l'autre semblait prendre un malin plaisir à faire durer le suspense. Harry cessa de l'interroger lorsque la dame devant eux se tourna légèrement en entendant Harry demander ce que voulais dire le mot « Glacier ». Il se pencha pour essayer de voir les personnes qui sortaient de la petite boutique. Ils tenaient tous quelque chose dans leurs mains qu'ils semblaient s'amuser à lécher. La texture de la chose rappelait un peu à Harry le yaourt que Sirius lui avait une fois fait goûter. La file avança rapidement et ils pénétrèrent dans la boutique. Il y faisait plus froid qu'au dehors et une douce odeur sucrée flotta à ses narines. Bien qu'il ait un odora moins développé qu'un lycanthrope comme Sirius, il pouvait sentir les différents parfums qui se mélangeaient dans l'air. Sirius, lui, bavait presque de plaisir. Ils avancèrent enfin jusqu'au comptoir. De gros bacs remplit de cette substance semblable au yaourt s'étendaient devant lui. Il y en avait de toutes les couleurs. Harry devina qu'il devait s'agir de différents parfums quand il vit les petites étiquettes sous les bacs : noix-de-coco, chocolat, fraise, mangue, … Il ne connaissait pas la moitié de tous ces noms et n'avait jamais goûté aucuns de ces parfums. Il regardait cet étalage de couleurs d'un air émerveillé, ne sachant que faire. L'eau lui montait à la bouche et une irrésistible envie de se lécher les babines lui traversa le cerveau. Même son loup intérieur frémit, stimulé par toutes cette décadence de sucre. Il leva ses immenses yeux brillants vers Sirius qui lui aussi semblait au comble de la joie. Un soudain éclat de rire les ramena à la réalité.

- Eh bien, ça fait plaisir de voir des gens qui ont l'air aussi gourmand que vous, s'exclama la vendeuse.

C'était une charmante femme qui tenait à la main une spatule de métal comme un bâton de commandement. Elle sourit à Harry.

- Alors petit, qu'est-ce-qui te ferait plaisir ?

Harry balaya rapidement les différents parfums du regard, ne sachant pas vers quoi se tourner, complètement perdu face à tous ces choix. Bien que Sirius soit un bon cuisinier et lui fasse des repas variés, leur nourriture habituelle restait plutôt spartiate et le seul plaisir de Harry était les infusions gorgées de miel qu'il prenait au petit déjeuner. Sirius s'était bien essayé à la pâtisserie mais, à par les pancakes, toutes leurs tentatives s'étaient soldées par des échecs cuisants. Il était donc normal qu'il se sente désemparé devant tant de possibles nouvelles découvertes culinaires.

- Tu peux choisir plusieurs parfums si tu veux, proposa la femme en voyant que l'enfant ne savait pas quoi choisir.

Harry se tourna vers elle et, surprise par la beauté de ses yeux, elle se laissa ensorceler.

- Vous choisiriez quoi, vous ? demanda l'enfant.

- Hum, dit-elle en tentant de se reprendre, tu aimes quelque chose en particulier ?

- Le miel, répondit-il sans une once d'hésitation, le regard toujours plongé dans celui de la vendeuse.

Celle-ci rit un instant avant de se pencher un peu en avant.

- Tu veux que je choisisse pour toi ? Tu veux la surprise ? ajouta-t-elle devant le sourire de Harry.

L'enfant hocha la tête sous le regard attentif de Sirius. La femme sembla réfléchir quelques instants avant de prendre un cornet au-dessus du comptoir puis à l'aide de sa spatule et avec des gestes vigoureux, elle y déposa plusieurs couches de ce qui semblait être du yaourt solide. Elle le tendit ensuite à Harry qui s'en saisit. Elle se tourna alors vers Sirius et son cœur accéléra brutalement. Elle avait rarement vu un homme avec autant de charme. Il était d'une beauté sauvage, ses longs cheveux bruns encadrant son visage séduisant et ses yeux pétillaient de malice. Une douce chaleur envahie ses joues alors qu'elle rougissait. Bien qu'il ait sans doute une compagne puisqu'il avait un enfant, elle ne put s'empêcher de glousser d'une façon aguicheuse pour attirer son attention.

- Et vous, que puis-je vous servir ? minauda-t-elle.

Elle se sentit soudain très stupide. Harry haussa un sourcil à l'entente du ton qu'avait employé la femme en s'adressant à Sirius. Bien qu'il soit encore jeune, il n'était pas idiot et voyait bien que Sirius plaisait à la vendeuse. Sirius lui avait déjà ramené des livres qu'il qualifiait lui-même de « romans à l'eau de rose » d'un air dédaigneux. Dans ces livres, lorsqu'une femme réagissait ainsi, l'homme lui tombait presque toujours dans les bras. Il avait toujours trouvé ça un peu stupide mais ne s'était pas penché plus que ça sur la question. Curieux, il observa comment il allait réagir.

- Un grand cornet vanille, répondit Sirius, les yeux pétillants.

La femme le servit et il paya, ignorant totalement les efforts qu'elle faisait pour attirer son regard, son attention toute entière focalisée sur le cornet. Ils sortirent de la boutique sous l'œil un peu déçu de la vendeuse qui se demandait bien d'où pouvaient provenir deux personnes aussi fascinantes que ces clients.

- Viens gamin, on va se trouver un coin à l'ombre.

Harry suivit docilement l'adulte qui remontait vivement la rue en pente douce. Il sentait le cornet se réchauffer sous ses doigts et observa la substance étrange prendre un aspect brillant, comme si elle menaçait de fondre, tout en faisant attention à ne pas trébucher sur les pavés.

- On va s'assoir là.

L'enfant leva la tête en entendant Sirius et tomba alors sur un magnifique spectacle. Devant lui s'étendait toute la ville qui, même si elle était de taille relativement modeste, n'en demeurait pas moins immense aux yeux de Harry. Les maisons serrées les unes contre les autres étaient traversées par des rues étroites qui serpentaient au milieu des habitations. Plus loin, tout s'espaçait pour laisser la place à la nature et à une petite vallée d'herbe verte encaissée entre deux pans de montagne couverts de forêt. Le paysage était saisissant. Ils s'assirent sur un banc en bois sous un vieil arbre qui projetait une grande ombre au-dessus d'eux. Harry dévorait toujours le paysage des yeux quand il sentit quelque chose de froid lui couler sur les doigts.

- Mange avant que ça ne fonde, lui dit Sirius avant de laper lui-même son cône d'un grand coup de langue typiquement canin.

Harry se concentra alors sur son propre cône et imita Sirius. Aussitôt, un grand froid se rependit sur sa langue et une explosion de parfums se répandit sur ses papilles. Il ferma un instant les yeux pour en savourer le goût. Il ne savait toujours pas ce qu'il était en train de manger mais c'était sans aucun conteste la meilleure chose de sa vie.

- C'est trop bon, glapit-il en donnant un second coup de langue. Qu'est-ce que c'est ?

- Ça s'appelle de la glace. On en mange beaucoup en été, c'est frais et ça fait du bien. Si je ne me suis pas trompé, elle t'a donné fraise, vanille et chocolat comme parfums. Goûte les autres.

Harry pencha la tête pour goûter du bout de la langue les autres parfums. Les explosions de saveurs étaient à chaque fois différentes mais toujours aussi délicieuses. A côté de lui, Sirius dévorait son cône goulument et avec un plaisir évident. Harry ne l'avait que rarement vu aussi détendu. D'habitude, Sirius était toujours un peu tendu et était attentif à absolument tout, comme s'il craignait que le ciel ne leur tombe sur la tête à tout moment. Il avait transmis un peu de cet état de tension permanente à Harry qui était devenu lui aussi très sensibles aux changements de son environnement. Mais Harry restait un enfant dont la vigilance finissait par s'émousser. Pas Sirius. Il se comportait toujours comme un garde du corps ayant une destinée à accomplir. Les seuls moments où il devait se relâcher étaient durant son sommeil, et encore, Harry n'en était pas certain. Il sentait que Sirius était plus calme que quand ils se trouvaient à la cabane et serait peut-être disposé à répondre à quelques questions qu'il se posait. Bien qu'il ne lui ait jamais rien caché de ses parents, Sirius restait très secret sur des sujets tels que lui-même ou la vie des autres métamorphes. Il ne s'emportait jamais quand Harry lui posait des questions mais il s'esquivait toujours avec plus ou moins d'habileté.

- Comment ils sont, les autres métamorphes ? demanda brusquement Harry.

Cette question pris Sirius par surprise et lui fit lâcher sa glace du regard. L'enfant ne le regardait pas, les yeux toujours fixés sur la vallée. Sa question avait l'air innocente mais Sirius le connaissait bien. Il sentait que depuis quelques temps, Harry s'interrogeait sur la vie des autres métamorphes, sur son peuple, sur sa famille. Il pouvait difficilement lui parler du racisme et du sexisme ambiant qui empoisonnait les meutes lorsqu'il était parti. Il ne pouvait pas lui dire que certaines meutes réduisaient les omégas en esclavage, que les métamorphes aviaires méprisaient toutes les autres espèces ou que la Compagnie Grise faisait la chasse à tous les déviants et préférait plutôt poser des questions à des cadavres. Il essaya de s'esquiver, sachant déjà qu'il était impossible d'arrêter Harry quand il avait une idée en tête.

- Ils sont comme tout le monde je suppose…

- Non, ce que je veux dire c'est comment ils sont ensemble ? On est dans une ville humaine ici. Comment c'est dans une ville de métamorphes ?

Sirius observa le paysage tout en réfléchissant à sa question. Il était temps pour lui de parler à l'enfant. Il ne serait pas là pour toujours et le jour où sa mort devrait survenir, il faudrait que l'enfant soit prêt. Il devait être capable de comprendre la mécanique des meutes, ce qui faisait d'elles plus qu'une famille. Il devait s'ouvrir un peu plus sur son passé.

- Eh bien, finit-il enfin par répondre, les villages abritent en général une seule meute, donc leur taille varie beaucoup. La capitale est immense, bien plus vaste qu'ici. Il y a des personnes partout et du bruit en permanence.

Harry essaya d'imaginer un espace de vie aussi grand que semblait le suggérer Sirius mais c'était difficile pour lui. Un espace grouillant d'êtres vivants qui vaquaient à leurs occupations, perpétuellement en mouvements, sans jamais s'arrêter. Il trouvait cette idée particulièrement épuisante.

- Chaque meute est dirigée par un Alpha ou un couple d'Alphas. Ce sont eux qui prennent toutes les décisions importantes, qui s'occupent de la gestion de la meute, de sa protection aussi. C'est un rôle très difficile à tenir.

- Mes parents étaient des Alphas c'est ça ? demanda Harry.

Il ne se souvenait pas de grand-chose de sa vie d'avant mais il était certains que ses parents avaient été des personnes importantes.

- En effet, ils étaient les Alphas de la meute du Phoenix. C'est là que nous avons été élevés, ton père, ta mère et moi. Ils ont laissé leur place quand ils sont devenus des solitaires pour te protéger.

Sirius fronça les sourcils à ce souvenir douloureux. Lily et James avaient fui leur meute sans prévenir personne, laissant leur couple Béta, Remus Lupin et sa femme, en charge de la meute. Personne n'avait compris pourquoi les Alphas avaient disparu aussi subitement. Les Alphas ne désertaient pour ainsi dire jamais, ne laissant leur place qu'à leur mort. C'est pourquoi les ragots étaient allés bon train. La situation avait été catastrophique pour la meute du Phoenix après leur départ, menaçant de plonger dans le chaos et la guerre à cause de luttes internes pour le pouvoir. D'aucun pensait que Remus était trop faible pour diriger la meute mais à l'étonnement quasi-général, sauf à celui de sa femme et de Sirius, il avait su se montrer parfaitement à la hauteur. Quand Sirius avait fui, Rémus venait juste d'être reconnu officiellement par la Reine.

Lily et James étaient devenus des parias. En quittant ainsi leur place ils avaient failli à leur devoir d'Alphas. Sirius savait que si la meute avait su la véritable raison de leur départ, la plupart leur aurait pardonné, surtout la famille Weasley et les autres Deltas. Mais ils n'auraient jamais pu redevenir leurs Alphas. Ils avaient tout sacrifié pour Harry. Au-delà de leur vie, c'était leur existence entière qu'ils lui avaient offerte. Aux yeux de Sirius, il n'y avait pas de plus belle preuve d'amour.

Son cœur se serra violement. Une preuve d'amour… Il ne pouvait qu'admirer le courage de Lily et James d'avoir fui ensemble et d'avoir pu mourir ensemble. Il se sentait lâche. Lui avait abandonné son âme-sœur. Sa main se porta à son cou, ses longs doigts effleurant doucement la bague qui pendait au bout de la chaine qu'il portait. Harry sentit immédiatement son changement d'humeur.

- Qui c'était ?

Sirius ne lui répondit pas, les yeux perdus dans le vague, plongé dans une profonde mélancolie. Il regardait les toits des maisons sans vraiment les voir, son cornet de glace se réchauffant au contact de sa main. Il exhala un soupir douloureux au souvenir d'un regard plus noir que l'enfer.

- Il s'appelle Severus et c'est mon âme-sœur.

L'enfant se tourna vers lui, soudain très attentif. Il avait perçu toute la détresse présente dans la voix de son ami et, bien qu'il ne sache pas ce qu'étaient des âmes-sœurs, il sentait au plus profond de lui-même que cette personne était très importante pour Sirius. Il ne parla pas, lui laissant le temps de rassembler ses pensées, léchant quelquefois sa glace pour tempérer son impatience.

- Il possède sûrement le pire caractère de la terre. Il est retors, agressif et aussi mauvais qu'une tique plantée dans le c… Sirius lança un bref regard à Harry. Enfin, tu m'as compris…

Un doux sourire fleurit sur les lèvres de Sirius au souvenir de leur première rencontre. Il se souvenait encore de la chaleur qui l'avait envahi à la vue de ce grand bonhomme maigre et à l'air revêche qui le fusillait du regard. Comment oublier cet instant, à la fois magique et d'une puissance incomparable.

Il s'était une fois de plus perdu dans les casernes de la Compagnie Grise à la poursuite de Danger et Graziella, ses deux petites protégées qui lui en faisaient voir de toutes les couleurs. Il était en train de pester tout seul à l'encontre des deux gamines quand il avait entendu un bruit dans une pièce voisine. Sûr d'y trouver les deux petites pestes, il avait bondi en défonçant la porte, prêt à les attraper par la peau du cou si elles tentaient de s'échapper. Qu'elle ne fut pas sa surprise quand il tomba nez-à-nez avec le plus bel homme du monde (du moins à ses yeux). Le plus bel homme du monde qui était visiblement très très en colère de s'être fait surprendre de la sorte. Sirius avait été expulsé manu militari de la pièce à grand renfort de hurlements de colère et de regards noir avant même d'avoir pu comprendre les différents sentiments qui le prenaient à la gorge. Il n'apprit que plus tard que cet homme qui l'avait tant bouleversé s'appelait Severus Rogue.

Notre première rencontre a été catastrophique. Il est maitre en potion et je l'avais surpris au beau milieu d'une étape particulièrement délicate. Le début de notre relation a été un carnage, une vraie guerre de territoire. Ton père aimait à répéter que l'on se comportait comme des ados qui cherchaient à voir qui pissait le plus loin. On était jeune et on ne comprenait pas vraiment nos sentiments. Alors on se tapait dessus.

Sirius émit une sorte de glapissement étranglé et ses yeux s'emplirent de larmes. Harry ne savait pas vraiment comment réagir. Pour la première fois, il voyait son mentor et son ami abaisser une partie de ses barrières et se montrer vulnérable. Il posa son cornet de glace vide sur le banc et se colla à l'autre homme, passant timidement un bras sur son ventre. Sirius lui sourit avec tendresse, le regard toujours embué. Il caressa distraitement les cheveux de l'enfant, perdu dans ses souvenirs.

- Nos disputes sont devenues vraiment violentes. A tel point que tout le monde en a eu marre et ils ont finalement décidé d'intervenir. Ce jour-là, ta mère m'a foutu la dérouillée de ma vie. Elle m'a mise plus bas que terre et m'a brisé les deux bras. Je ne l'avais jamais vu aussi furieuse. Elle a fini par avoir pitié de moi et m'a envoyé à l'infirmerie. C'est Severus qui m'a soigné, bien que ce ne soit pas de gaité de cœur.

C'était probablement un des souvenirs les plus humiliants de sa vie. Lui, couché dans ce lit, les deux bras dans un plâtre après avoir été martyrisé par une louve en colère et Severus penché au-dessus de lui, un rictus moqueur vissé sur le visage. Il n'avait alors voulu qu'une seule chose, faire disparaitre ce sourire qui étirait divinement ses lèvres fines. Il avait alors eu l'idée stupide de se pencher brusquement en avant et d'embrasser l'autre homme.

- J'ai été le premier surprit quand il a répondu à mon baiser. C'était magique. Comme si tout prenait un sens, comme si tout était enfin à sa place. Rencontrer son âme-sœur est la plus belle chose qui soit.

Les souvenirs étaient vivaces et éclataient dans l'esprit de Sirius : leur premier baiser, leur première vraie discussion, leur première chasse, leur première fois, leur première dispute. Leur mariage, les mots doux, les sourires et les regards. L'amour. Et la séparation.

- J'espère que tu trouveras ton âme-sœur Harry.

L'enfant était toujours blotti contre lui malgré la chaleur. Les mots de Sirius tourbillonnaient dans son esprit. Il n'avait jamais mesuré ce qu'il avait sacrifié pour s'occuper de lui. Il le sentait dans les tremblements de sa voix, dans ses yeux pleins de larmes et de mélancolie, dans sa posture voutée. Sirius avait perdu une partie de son âme pour lui. Il mesurait pleinement le cadeau qui lui avait été fait. Une voix douce jaillit du plus profond de son esprit, faisant tressaillir la bête tapie en son sein. «Harry, mon ange, mon petit ange. Harry, tu es aimé, maintenant et à jamais ».

- Sirius, parle-moi encore de mes parents…