Me replonger dans l'écriture de Par Zeus en cette fin d'année est une des nombreuses choses qui m'a sauvé. Alors je me devais bien de poster un dernier chapitre avant que 2024 ne débarque dans nos vies.

Le chapitre est long, mais c'est sûrement l'un de mes préférés.

Les scènes avec le personnage d'Hélia ont été conjointement écrites avec une amie proche, que je remercie de tout mon cœur.

Merci de continuer à me lire,

Ambroise.

Chapitre vingt-trois : Zeus se fait charrier par Hadès, Hermapollo enquêtent et Poséidon demande un aller simple pour les champs d'Asphodèle

L'ensemble du chapitre se passe en 1983.

Apollon râlait.

Il ne râlait pas à cause de Zeus, ce qui était une nouveauté. Il ne râlait pas non plus parce qu'il avait renversé près de deux tasses de café ce matin avant de pouvoir boire la troisième, qui s'était avérée beaucoup trop chaude. Non.

Il ne râlait même pas à cause du manque de sommeil. Parce qu'en toute honnêteté, comment dormir quand des âmes innocentes sont poursuivies par des monstres ou enfermées dans une cage en verre ?

Non.

Il râlait à cause d'Hermès. Hermès qui avait jusque-là refusé de dire où il les emmenait, Hélia et lui. Et qui avait également refusé de communiquer les noms des "personnes non automates" que connaissait apparemment Héphaïstos. Chaque chose en son temps, avait-il dit. Se croyait-il dans un jeu de piste dont il était l'animateur ?

"Je t'entends, tu sais."

Il n'y avait aucun reproche dans le ton d'Hermès, peut-être seulement une pointe d'amusement.

"Je ne dis rien.", s'exclama Apollon, d'un ton boudeur qu'aurait employé un enfant de six ans.

"Mais tu penses, Pollo. Et tu penses fort."

"Oui, bah excuse-moi, Monsieur-chaque-chose-en-son-temps, mais tu n'as même pas daigné nous communiquer notre itinéraire. Alors que nous formons une équipe."

"Parce que vous n'allez pas aimer."

"Quoi ?"

"Vous n'allez pas aimer. Du début à la fin, Hélia et toi allez me maudire."

"Non, j'avais saisi cette partie, je voulais juste savoir à quoi tu… Non. non, non, non. Non. Hermès, c'est non."

Apollon s'était brusquement arrêté, le regard fixé droit devant lui. Pour toute réponse, Hermès soupira.

"Quoi non ?", lança Hélia en pleine incompréhension.

"Regarde par toi-même. Ton père est dingue."

D'un geste, Apollon désigna l'immeuble, ou plutôt l'entrepôt qui se trouvait devant lui. Des bruits sourds leur parvenaient, comme si un métal était tapé régulièrement. Des bruits sourds et des ordres, lancés d'une voix caverneuse.

"J'ai raté un épisode, non ?, continua-t-elle. Je ne sais pas de quoi vous parlez, ni ce que devrait me rappeler ce bâtiment."

"C'est… C'est le repaire des cyclopes."

La voix d'Apollon s'était faite basse, comme s'il ne voulait guère qu'on le repère. Et pleine de colère. Une colère sourde.

"D'accord…, souffla la jeune déesse d'un air distrait, le regard embrassant le bâtiment, avant de sentir la tension émaner de son père. Je ne saisis pas tout, mais je suis sûre que ce n'est pas une bonne idée que tu y entres, papa. Je vais y aller avec papa Hermès."

"Il est hors de question que tu y mettes le moindre pied, Hélia., s'écria presque Apollon, le regard soudainement affolé. S'ils savent qui tu es…"

"Je la protégerai, Apollon., souffla Hermès. Il ne lui arrivera rien."

Pour toute réponse, le musicien éclata d'un rire nerveux.

"Non… mais… mais tu t'entends, Hermy ? On parle des cyclopes. De ces cyclopes. Je les ai tués. Ils me vouent une rancune sans pareille. Et s'il y a bien un moyen de m'atteindre, c'est par vous deux.", ajouta doucement Apollon, son regard inquiet alternant entre Hermès et Hélia.

Hélia demeura silencieuse, se mordant l'intérieur de la lèvre dans un tic nerveux, avant de reprendre :

"Ce sont les seuls qui donneront peut-être des informations concrètes sur l'emplacement des jeux. Nous devons essayer, malgré le danger…"

"Hermès, il doit y avoir un autre moyen., s'entêta Apollon. Un autre intermédiaire."

"Il y en a d'autres, confirma le messager, avec un léger hochement de tête. Mais Apollon… Héphaïstos côtoie tous les jours ces cyclopes. Ce sont ses ouvriers les plus fidèles. S'il y a bien quelqu'un qui a participé à la construction du labyrinthe, ça ne peut être qu'eux."

"Ou Dédale."

"Apollon."

"Quoi ? Qui connaît mieux les labyrinthes que Dédale ? Héphaïs…"

"Dédale est aux Enfers, Apollon. Dis-moi comment notre demi-frère aurait pu entrer en contact avec lui et le faire sortir du royaume d'Hadès sans que celui-ci ne le remarque. Vas-y. Dis-moi."

Contre sa bonne volonté, Hermès devenait tout aussi irritable qu'Apollon. Il inspira par le nez avant de reprendre :

"Les cyclopes sont notre meilleur pari pour le moment. Même si tu n'aimes pas cette idée. Et si ça peut te rassurer, ajouta-t-il alors que le musicien voulait répliquer. Les autres options ne te plairont guère davantage. Les Cyclopes ne sont qu'un entraînement, si je puis dire. Alors, respire, avant de nous faire une attaque."

Hélia se rapprocha et glissa une main dans celle de son père, comme pour l'aider à s'apaiser.

"Il n'y a aucune raison qu'ils s'en prennent à nous. Ils ne voudraient pas attirer les foudres du roi du cosmos, et risquer de finir une nouvelle fois au Tartare, hum ?"

Les autres ne te plairont guère davantage. La phrase résonnait en boucle dans l'esprit d'Apollon. Ainsi donc, Hermès avait prévu de rendre visite à tous ceux qu'Apollon avait tués ou offensés ? Génial, vraiment. Gé-nial.

"Vois ça d'une autre manière, souffla Hermès, ne pouvant s'empêcher d'esquisser un petit sourire. C'est Héphaïstos qui traîne avec les personnes que tu as tuées ou offensées."

"... Es-tu en train de me dire que mon demi-frère ne me porte pas dans son coeur ?"

"C'est pas possible d'être aimé par tous ses demi-frères, murmura leur fille avec amusement, plus pour elle-même que pour ses pères. Déjà un, c'est bien..."

La remarque d'Hélia resta un moment en suspens, et Apollon en oublia presque la colère qui le consumait.

"Elle… elle fait des allusions à…", bredouilla-t-il, à la fois amusé et abasourdi que leur fille puisse penser à cela dans un moment pareil.

"Je pense bien., sourit Hermès. Mais, Hélia. Tu oublies Dio., ajouta-t-il avec un petit rire. Ce n'est guère le même genre de relation, mais ça reste un demi-frère."

"Je ne fais pas allusion à l'amour, pas à… bref, coupa-t-elle, les joues rouges, en passant une main sur son visage. Le temps file, et si personne ne se décide à y aller, nous n'avancerons pas."

"Toujours aussi douée pour dévier le sujet de conversation.", remarqua Apollon.

"Et toi, toujours aussi doué pour nous faire perdre du temps quand tu ne veux pas aller quelque part, s'amusa Hermès. Hélia a raison, ajouta-t-il d'un air plus sérieux, après un coup d'œil à sa montre. Plus le temps passe et moins les demi-dieux ont des chances de s'en sortir. Alors n'en perdons pas davantage."

Un dernier regard appuyé vers Apollon et Hermès tournait les talons, direction l'entrepôt où se trouvaient les Cyclopes. Comme pour l'apaiser, Hélia se hissa sur la pointe de pied pour poser un bisou sur la joue du musicien, et lui serra tendrement la main. Apollon se retint de la saisir par la taille et de la serrer dans ses bras : cette rencontre ne lui disait rien qu'il vaille. Vraiment.

"... Soyez prudents, surtout.,souffla-t-il alors que la jeune fille s'éloignait à son tour. Je ne veux pas vous perdre."

Dans le silence environnant, cette dernière sentence semblait être tristement de mauvais augure. Mais encore une fois, l'angoisse d'Apollon se tut quelque peu, lorsqu'Hélia tourna brièvement la tête vers lui, sourire confiant aux lèvres :

"Comme toujours. Nous veillons l'un sur l'autre, papa."

"Y'a plutôt intérêt !"

µµµ

Si Apollon se rongeait le sang et marmonnait des paroles incompréhensibles, les traits tirés par l'inquiétude, alors qu'il ne quittait du regard Hélia et Hermès qui s'éloignaient, son père, lui, n'éprouvait aucune inquiétude d'aucune sorte, envers qui que ce soit. Non, ce qui meurtrissait le cœur de Zeus, c'était l'ennui.

Un ennui profond, cruel, qui n'avait qu'une seule et même cause : Héra. Héra et sa manie de s'attacher à de stupides héros. Héra qui voulait à tout prix que tout l'Olympe se bouge les fesses pour retrouver quatre idiots assez naïfs pour faire confiance à un dieu. Ces sang-mêlés s'étaient d'eux mêmes jetés dans la gueule du loup. Alors pourquoi chercher à les en sortir ? Si les Parques avaient été contre l'idée d'Héphaïstos, elles l'auraient arrêté. Or, les trois sœurs restaient étonnamment silencieuses. Le dieu des forges accomplissait donc possiblement ce qu'elles souhaitaient, malgré ce que Héra pouvait bien en penser.

Et s'il n'y avait eu qu'Héra…

Cette pensée réveilla son irritabilité et Zeus tira sur le nœud de sa cravate, comme s'il avait encore du mal à avaler ce qu'il s'était passé la veille au soir.

Du mal à avaler… quel doux euphémisme ! Le roi des dieux aurait sans doute besoin de quelques millénaires pour digérer l'humiliation publique que ses enfants, ses propres enfants, lui avaient fait subir. Même cet ingrat de Dionysos, que Zeus avait puni beaucoup moins sévèrement qu'il aurait dû, avait eu le culot de se pointer et de s'offusquer. Depuis quand le dieu de l'excès appréciait-il les héros ? Lui qui rabattait sans cesse les oreilles de ses comparses avec la haine qu'il vouait à Thésée…

Et Artémis ? Artémis ?

La chasseresse n'avait normalement que faire des histoires de sang-mêlés… et voilà qu'elle avait accordé sa protection à ces quatre infortunés…

Si Zeus n'avait pas été entouré de toutes les divinités résidant sur l'Olympe, il aurait ri de cette soudaine sensibilité. Il en aurait ri, il s'en aurait étouffé et aurait demandé, le ton plein d'ironie, si Dionysos et Artémis n'étaient pas tombés sur la tête ou atteints d'une fièvre encore inconnue. Mais il avait fallu que toutes les divinités du coin envahissent son salon et le mettent à sac. Il avait fallu que le ton monte, que d'autres prennent le parti des deux premiers, et qu'Iris et Aphrodite réussissent à attendrir les cœurs des derniers réfractaires. Toute cette mascarade avait mené Zeus à sa perte, à son humiliation, et ce qui aurait dû être un vote réservé au Conseil Olympien…

Zeus laissa échapper un grognement et se passa une main dans sa barbe, l'envie de s'arracher les cheveux le démangeant sournoisement.

Quelque part dans son esprit, une image ne cessait de le hanter, de se rappeler à lui comme le fait une mouche qui tournerait autour de nous en été : Hélia. Hélia avait été présente. Une déesse, dont il avait lui-même interdit la reconnaissance par les mortels, avait été là. Avait assisté à cette déconvenue, ce carnage. Et si Zeus avait pris l'habitude des sourires sardoniques d'Hadès et des oeillades moqueuses de Poséidon, s'il s'était habitué à ce qu'Héra lève les yeux au ciel à chacune de ses paroles ou qu'Apollon prenne un malin plaisir à le décevoir, être humilié et envoyé promené devant une divinité qui ne devait même pas exister, dont la simple existence lui donnait la nausée, était nouveau pour lui. Et tout bonnement doublement irritant.

Hermès avait fait de son mieux pour la protéger de son regard, mais Zeus l'avait aperçue.

Si ses fils pensaient que leur fille allait s'en sortir indemne, ils prenaient définitivement les vessies pour des lanternes.

"Mais c'est que tu as l'air de t'amuser comme un petit fou, petit frère. Un peu de compagnie te ferait-il du bien ?"

"Va voir au Tartare si j'y suis, Hadès."

Le ton avait été des plus froids et le venin y était palpable. Si Zeus avait eu un éclair sous la main, nul doute qu'il l'aurait lancé sur son frère, sans même se préoccuper des possibles conséquences d'un tel acte.

Pourtant, Hadès accueillit ces mots par un rire franc et sincère. Zeus serra les mâchoires alors que son frère s'accoudait à son tour au parapet.

"Belle vue, s'exclama Hadès, sourire aux lèvres, et du ton de celui qui commentait la magnifique météo qu'offrait un jour d'été. Je vois que tu as fait disparaître tous les nuages pour ne rien manquer du spectacle terrestre. Si Héphaïstos réapparaît, tu ne pourras guère le manquer. Enfin, si tu prêtes réellement attention à ce qu'il se passe sous ton nez. Ce dont je doute entièrement."

"Qu'est-ce que tu veux, Hadès ?"

Encore une fois, le dieu des enfers resta tout à fait insensible au ton cassant de son frère : un mince sourire étira même ses lèvres.

"Seulement te féliciter de prendre les choses aussi sérieusement. Ton discours de ce matin était tout bonnement… inspirant."

Inspirant. Bien qu'énoncé d'un ton neutre, cet adjectif était amplement usé à des fins de moqueries, il n'en pouvait être autrement : après tout, Zeus avait lui-même regardé la retransmission télévisée. Et dire qu'il s'en était senti blêmir aurait été un doux euphémisme : toute personne assez futée avait pu s'apercevoir qu'il avait lu ce que Héra lui avait fourré dans les mains sans même en comprendre le sens. Qu'il n'avait pas cherché à réfléchir aux paroles qu'il adressait aux journalistes et autres divinités à la vie assez vide pour se trouver sur son perron à l'heure du petit-déjeuner. Il l'avait lu comme l'aurait fait un robot dénué de toute faculté intellectuelle, le regard monstrueusement vide.

Une autre humiliation. En moins de vingt-quatre heures. Et il était prêt à parier que les ragots allaient bon train ; sinon, son frère n'aurait pas ce sourire goguenard figé aux lèvres.

Zeus dut s'éclaircir la gorge à grand bruit pour y déloger la boule qui s'y était douloureusement installée.

"Ne te fiche pas de moi, je t'en prie., s'exclama-t-il d'une voix un peu trop enrouée à son goût. Ce discours n'avait rien de tel. Ce n'étaient que de…"

"Simples paroles en l'air ?, s'hasarda Hadès, d'un ton amusé. Cela, je ne suis pas certain qu'Héra le pense. Elle a envoyé tant de gardes à la recherche de ces sang-mêlés que le plus maladroit d'entre nous pourrait tenter un coup d'état qu'il y arriverait sans trop de problè…"

"N'essaie même pas."

Occupé qu'il était à s'apitoyer sur son propre sort, Zeus accordait cependant suffisamment d'attention à ce qu'il se passait autour de lui et à ce que son idiot de frère racontait, pour accueillir les paroles de ce dernier d'un sursaut, très vite suivi par une vague de colère : tel un chien défendant son territoire, le roi des cieux venait de saisir Hadès par le col de sa robe, le ciel tournant aussitôt à l'orage. Loin de s'alarmer, Hadès afficha une moue dubitative, une lueur d'amusement dans le regard.

"J'ignorais que tu me trouvais tout à fait maladroit, cher frère. Il est vrai que j'ai une certaine tendance à m'emmêler les pieds, mais Perséphone ne veut rien entendre : elle continue à insister avec ces stupides tuniques beaucoup trop longues. Qui suis-je pour lui faire entendre raison ?"

"Quand ?"

Zeus n'avait pas écouté un seul mot de ce qui était sorti de la bouche de son frère. Tout comme il n'avait guère attendu que le dieu se taise pour poser sa question.

"Quand quoi ?"

"Ne me fixe pas avec cette innocence feinte, Hadès ! Quand ? Quand est-ce que tu as prévu de me faire un coup aussi bas ?"

"Quel coup ?"

Tel un chat intrigué par un bruit encore jamais entendu, Hadès inclina la tête sur le côté, les yeux ronds. Cette comédie agaça un peu plus Zeus, qui resserra son emprise sur le col de son frère, soulevant presque ce dernier du sol.

"Tu m'as très bien compris., martela-t-il, d'un ton lent, comme pour mieux détacher chaque syllabe. Tu comptes essayer de me renverser. Je veux tous les détails. Tout. de. suite."

"Et si je refuse ?"

Une certaine malice venait de succéder au masque d'innocence. Malgré sa volonté de se montrer le plus calme et autoritaire possible, Zeus ne put s'empêcher de frissonner devant le sourire carnassier d'Hadès.

Par les Parques, cet individu devenait parfois aussi sombre que le royaume qu'il gouvernait…

"Je… Je…"

Zeus parcourut la terrasse du regard, à la recherche d'une quelconque réponse, en vain : c'était comme si ses neurones avaient soudainement cessé de fonctionner. Et puis, il se rendait également compte qu'il n'avait guère beaucoup de possibilités à portée de main. Même pas ses…

Cette pensée le frappa avec une telle intensité qu'il faillit en perdre l'équilibre et qu'il se refusa à aller au bout de celle-ci. Néanmoins, Hadès semblait deviner quel horrible tourment affoler ainsi son coeur :

"Oh, Héra. Oh, maudite Héra, susurra-t-il, tout sourire. Notre sœur t'a confisqué tes petits éclairs adorés. Comme cela est dommage. Et injuste. Mais tout le monde sait qui porte la culotte dans votre couple, Zeusy. Et ce n'est guère toi. Toujours aussi nu qu'un vers sous ton chiton, à ce que je vois."

Tandis qu'Hadès le détaillait de haut en bas, le seigneur des cieux implora les Parques de lui épargner tout rougissement.

"Je peux tout à fait te balancer dans le vide."

Les sens en alerte, Zeusy inspectait la terrasse du regard, à la recherche de la moindre échappatoire. Il avait lancé cette idée plus pour lui-même que pour son frère. Ce qui n'empêcha pas celui-ci de rire de cette hypothèse.

"Mais essaie donc !, s'exclama Hadès, en levant les bras, l'air aussi enthousiaste qu'hilare. Je suis plus grand et plus rapide que toi, petit frère. Je t'ai toujours battu à la lutte. Mais te regarder tomber dans le vide, ce serait l'un des meilleurs moments de ma trop longue existence. Cela referait ma journée, à n'en pas douter !"

"Tu feras moins le malin lorsque tu t'écraseras face contre terre dans une benne new-yorkaise."

"Je ne suis pas certain que ce soit moi qui finisse dans la benne, Zeusy."

"Arrête avec ce surnom."

"Sinon quoi ? Tu n'as plus tes éclairs, tu ne peux pas me faire de mal."

"Par notre mère, je peux savoir ce que vous fabriquez ? Vous n'en avez pas marre, de vous crêper le chignon ? Des vies sont en jeu. Même Amphitrite a su garder le silence face à ma chemise, ce matin. Et ça veut dire beaucoup."

µµµ

Non.

Un pas en arrière.

Si.

Deux pas en avant.

Non.

Un en arrière.

Si.

Trois en avant.

Non.

Un en arrière.

Si. Bien sûr que si.

Cinq en avant.

Peut-être pas.

Deux en arrière.

Et pourquoi pas ?

Un en avant.

Non.

Un en arrière.

Si.

Un en avant.

Non. Hermy va me tuer.

Sept en arrière.

Hermy aura du mal à me tuer s'il est déjà mort.

Dix en avant.

Mais pourquoi serait-il déjà mort ? Je suis certain qu'il a la situation bien en mains.

Un en arrière.

Et si ce n'est pas le cas ? Et si…

Quatre en avant.

Non, non. Il gère. Hermès a toujours su gérer.

Retour au poteau. A reculons.

Mais…

Un pas en avant. De nouveau.

Non, non, nooon. Je reste ici. J'attends.

Immobilité totale.

ça commence à faire long.

Immobilité totale accompagnée d'un petit battement du pied droit.

Cela ne veut rien dire.

Le pied droit s'arrête. Le gauche entre en action.

Ou peut-être que si.

Soupir, deux pas en avant.

Non.

Un en arrière, de manière peu convaincue.

Si.

Cinq en avant.

Non.

Autant en arrière.

Si.

Quatre en avant.

No… Oh, et puis, merde !

Sept en avant, suivi d'un petit saut d'exaspération.

Je vais y aller, bordel.

Un pas résolu en avant. Suivi d'une hésitation, et d'une fouille ardue de poches de jean, qui ne donna guère de résultat.

Comment faire ?

Les pieds se remirent en action.

µµµ

Les serviteurs observaient la scène de manière silencieuse, les uns serrés contre les autres, le visage trahissant l'inquiétude et la peur qu'ils ressentaient. Lorsqu'une nymphe craqua et laissa échapper un début de sanglot, ses collègues s'empressèrent de poser une main sur sa bouche et de la pousser en direction du couloir : mieux valait garder le silence pour le moment. Et si on ne le pouvait pas, prendre ses jambes à son cou.

Parce que jamais, en des décennies de travail, ces nymphes, satyres et autres serviteurs immortels n'avaient vu leur maîtresse aussi furieuse. Et ils étaient certains que le moindre faux pas de leur part, ou le moindre bruit, la moindre respiration, leur vaudrait un aller simple pour les Enfers, sans aucun espoir de retour.

"HÉPHAÏSTOS, ESPÈCE DE LÂCHE ! ESPÈCE DE SALAUD ! TU NE T'EN SORTIRAS PAS VIVANT ! JE T'ETRIEPERAI ET DEMANDERAI A HADES DE TE RÉSERVER LA PUNITION LA PLUS DOULOUREUSE QUI SOIT ! LE SORT DE PROMETHEE TE PARAÎTRA BIEN ENVIABLE A CÔTE !"

Cette tirade, qui avait presque fait trembler les vitres et les bibelots disposés sur les étagères par sa puissance sonore, fut suivie d'un instant de silence. Inquiets, les serviteurs s'entre-regardèrent avant de sursauter à l'unisson : un bruit sourd suivi d'un cri où se mêlaient triomphe et hystérie résonna dans l'appartement. Aphrodite avait réussi : elle venait de pénétrer dans l'atelier personnel d'Héphaïstos. Celui-là même qu'il avait installé chez la déesse le lendemain de leur mariage et dont il lui avait interdit l'accès pendant tout ce temps.

Sachant pertinemment que cela n'augurait rien de bon, les serviteurs s'éparpillèrent à pas feutrés, le visage blême. Les prochains jours n'allaient guère être aisés, loin de là.

µµµ

Apollon n'avait aucun moyen de savoir depuis quand il patientait. Ni combien d'aller-retour entre le poteau électrique et l'entrepôt il avait effectué, ses pensées bien trop encombrées pour qu'il prenne la peine de les compter. Cependant, il atteignait désormais son point de rupture : le soleil lui paraissait bien plus haut dans le ciel que lorsqu'Hermès et Hélia étaient allés à la rencontre des Cyclopes. L'environnement était bien trop calme. Le ciel, bien trop bleu. Et l'absence de son ancien compagnon et de leur fille bien trop… pesante.

Non. Il régnait dans l'atmosphère un goût de trop qui déplaisait profondément au musicien et qui le poussait à agir, malgré les conseils d'Hermès. Et malgré ses propres peurs.

Téléphone désormais contre l'oreille, il tentait de joindre du renfort, adressant silencieusement une prière au destin.

"Décroche… Décroche, décroche, décroche !"

"Vous êtes bien sur le répondeur d'Arty. Si je ne décroche pas, c'est que je suis en pleine partie de chasse. Ou que vous n'êtes pas assez hauts placés sur ma liste de priorité. Dans tous les cas, ne laissez pas de messages, je ne l'écouterais pas."

"Oh, c'est pas vrai… S'il te plaît, Artémis ! Pour une fois !"

Oui, pour une fois ! Parce qu'Apollon n'avait jamais réellement de chance, lorsqu'il tentait de joindre sa soeur : rares étaient les fois où la déesse décrochait et où le dieu n'était pas obligé d'aller la chercher lui-même au fin fond d'il ne savait quel bois, pour ne serait-ce que lui proposer un café. Il avait pris l'habitude de dévier régulièrement la course de son char pour rendre visite à Artémis ; il avait longuement abandonné l'idée de lui téléphoner. Mais aujourd'hui…

Aujourd'hui, Apollon n'avait guère le choix : aucune drachme ne traînait dans ses poches et aucune source d'eau ne se trouvait à proximité ; Iris ne pouvait donc pas lui venir en aide.

Quant à aller chercher lui-même sa sœur… seules les Parques savaient où la chasseresse se trouvait actuellement et le musicien craignait de perdre quelques précieuses minutes - pour ne pas dire heures -, s'il se lançait dans telle aventure. Il n'avait pas franchement envie de retrouver Hélia et Hermès à l'état de pâté. Cela plairait certainement à Cerbère mais nullement à lui-même.

"Vous êtes bien sur le répondeur d'Arty…"

"Aaaargh !"

Le second essai s'était révélé aussi vain que le premier et Apollon fut tenté d'envoyer valser son téléphone portable. La tête levée vers le ciel, le musicien maudit les Parques à voix basse avant de souffler : yeux fermés, arête du nez pincé, il prit quelques secondes pour apaiser ses nerfs avant de composer une troisième fois le numéro de sa soeur, le coeur battant la chamade et la nervosité grandissante.

Il eut l'immense surprise d'entendre un téléphone sonner derrière lui.

µµµ

"Zeus est de plus en plus paranoïaque. Je ne pouvais guère laisser passer une telle occasion !"

Sur la terrasse la plus haute de l'Olympe, Hadès était le seul à afficher une mine joyeuse : toujours en proie à ses angoisses, Zeus continuait de le foudroyer du regard, l'une de ses mains serrant toujours le haut de sa tunique, juste au cas où.

Quelques mètres plus loin, sur le seuil de la véranda, Poséidon les observait, le visage sombre, les bras croisés sur la poitrine.

"Bien sûr que si., murmura-t-il, le regard plein de reproches. L'Olympe se trouve déjà en bien mauvaise posture. Par ailleurs, ajouta-t-il rapidement alors que Zeus ouvrait la bouche pour répliquer. Cela fait déjà un bon quart d'heure que je te cherche."

"Moi ? Tu me cherches ? Et… Pourquoi donc ?"

L'amusement du dieu des Enfers avait laissé place à une pointe de suspicion : les yeux plissés, il se dégagea de l'emprise de son petit frère pour s'avancer vers Poséidon.

Lequel ouvrit et ferma la bouche à plusieurs reprises, sans qu'aucun son ne sorte.

"Je pourrais très bien lire dans tes pensées, frérot, s'exclama Hadès, qui ne savait pas s'il devait s'inquiéter ou s'amuser de l'hésitation du dieu de la mer. Mais… il s'en passe beaucoup, là-dedans."

Intrigué, il pencha la tête sur le côté, et haussa un sourcil, comme pour encourager son frère. Celui-ci resta cependant silencieux, son regard glissant légèrement vers Zeus. Ce dernier, tout comme Hadès, comprirent le message : la présence dérangeait.

"Qu'as-tu à cacher ?, cracha le seigneur des cieux. Si tu viens retourner Hadès contre moi pour prendre le pouvoir…"

"Allons bon, Zeusy, respire."

Hadès balada l'air de la main avant de reprendre, levant les yeux au ciel par la même occasion.

"Mon petit jeu n'était rien d'autre qu'une mascarade. Le serviteur avec lequel je jouais aux échecs s'est évanoui lorsqu'il a compris qu'il gagnerait la partie et je me suis ainsi retrouvé à rien faire. Je t'ai vu par la fenêtre. Cela a été plus fort que moi. Surtout après ce que Héra m'avait raconté."

"De belles paroles…"

Mais l'esprit de Zeus était loin des menaces que son ton tentait de lancer envers Hadès : l'image d'Héra et de son sourire suffisant s'imposait à lui, aussi irritante et agaçante qu'elle puisse être. Ainsi, la déesse avait tout raconté à leur frère. Et dans les moindres détails, à priori. Cette femme n'avait donc aucune retenue.

Zeus ne savait ce qui l'énervait le plus : savoir qu'Hadès avait de quoi se moquer de lui pour le restant de l'éternité, ou se rendre compte qu'Héra n'avait définitivement plus aucun respect pour sa personne.

C'est le moment de lâcher le morceau, Poséidon. Notre petit frère est de nouveau plongé dans ses ruminations.

"Pas… Pas ici, Hadès. Veux-tu bien m'accompagner au salon ?"

Devant le visage tout à fait dévasté de son frère, le roi des Enfers n'eut guère le cœur de refuser.

"Ta salle de jeu se porte bien ?", se risqua-t-il néanmoins, comme dans une vaine tentative de détendre l'atmosphère.

Mais sa taquinerie ne fit mouche : au contraire, Hadès eut l'impression que la question enfonçait davantage le dieu dans sa tristesse ; tête baissée, Poséidon sembla s'affaisser de quelques centimètres, de drôles de cernes violettes apparaissant sous ses prunelles vert émeraude.

"Ma salle de jeu, oui., murmura-t-il d'un ton bas et douloureux qu'on ne lui connaissait guère. Ma descendance, beaucoup moins."

µµµ

"Crois-tu que je devrais utiliser mon invisibilité ? Ou ne seront-ils pas perturbés par le fait que le Seigneur Hermès vienne accompagné d'une inconnue ?"

Hélia avait soufflé les questions qui la taraudaient depuis qu'ils étaient entrés dans l'immeuble en silence. Bien que son identité n'avait pas forcément dépassé les frontières de l'Olympe, elle portait l'odeur divine de ses deux pères - ce qu'elle avait appris à ses dépens en vivant parmi les mortels. Et ce qui était loin de la rassurer depuis qu'elle connaissait le passif entre Apollon et les Cyclopes.

Hermès scruta l'obscurité de la cage d'escalier avant d'inviter Hélia à en commencer la lente descente : il était plus que préférable qu'il ait sa fille sous les yeux, au cas où un monstre déciderait de les attaquer par derrière.

"Je pense que tu ne devrais pas, murmura-t-il alors qu'il lui emboitait le pas. Même si Apollon te l'a presque ordonné. Les Cyclopes vont percevoir ton odeur, que tu sois invisible ou non. Nous sommes censés être ici pour une visite de pure courtoisie. Si je me présente seul mais qu'ils sentent ton odeur près de moi, ils vont se sentir trompés. Et, en toute honnêteté, ce serait le pire des scénarios : on risquerait de ne plus jamais revoir ton père."

Un frisson parcourut le dos de la jeune déesse à cette conclusion funeste, alors qu'elle descendait avec prudence, la main sur la rambarde. Les escaliers lui semblaient déjà interminables.

Oh, crois-moi, on a encore une bonne dizaine d'étages à descendre., s'amusa Hermès, ayant intercepté la pensée de sa fille.

Un rictus tira les lèvres d'Hélia, qui préserva le silence sur un demi-étage, avant de continuer, lançant parfois un regard en arrière en direction de son père :

"Tout à l'heure, chez Grand-père… Les mots qu'il a eu à mon encontre… Je devrais être habituée depuis le temps, mais… Je ne les digère toujours pas."

Le cœur d'Hermès se serra douloureusement à ces mots. S'ils n'avaient pas été sur le point de rencontrer des Cyclopes vengeurs et si l'escalier ne lui apparaissait pas aussi fragile, nul doute que le messager aurait attiré sa fille à lui pour l'entourer de ses bras et de sa chaleur réconfortante. Mais ce n'était ni le lieu ni le moment idéal.

Malheureusement.

"Cela ne peut que se comprendre, petit renard., souffla-t-il avec douceur. Personne ne les digérait aussi facilement. D'autant moins une déesse qui a hérité du caractère d'Apollon pour bien des choses., s'amusa-t-il, avant de reprendre, plus sérieux : je ne les digère pas non plus et Apollon et Dionysos ont également bien du mal. Je pense sérieusement à lui en toucher deux mots quand notre mission sera achevée. Je ne veux pas que ces mots te blessent plus qu'ils ne le devraient ou te marquent de façon indélébile. Tu as ta place parmi nous, Hélia. Il est juste trop buté et effrayé pour le reconnaître."

Hélia déglutit difficilement, comme pour retenir l'émotion qui lui serrait la gorge.

"J'ai toujours été bien entourée pour ne pas croire en ses seules paroles. Mais… pour sûr, si j'avais été à la place de ces sang-mêlés, jamais il n'aurait bougé le petit doigt."

"Bien sûr que si., s'exclama Hermès, un peu trop fort sous le coup de l'émotion. Parce que ce ne serait pas une révolte de demi-dieux qu'il causerait alors. Mais une révolte olympienne. Tu as beaucoup plus de personnes de ton côté que tu ne le penses, Hélia. Zeus n'aurait jamais pris le risque de voir tout le monde se retourner contre lui."

Hélia avança dans le silence, pensive.

"Il l'aurait fait à contre-coeur… Grand-père a plus d'amour envers son trône qu'envers sa famille."

"Ton grand-père a toujours agi ainsi. A contre-cœur. Je ne suis même pas certain qu'il en ait un. C'est un opportuniste qui se complait dans sa position de roi mais qui manque cruellement de confiance en lui. Sinon, il ne surveillerait pas tout le monde, ne ferait pas preuve d'hypervigilance envers son trône et son pouvoir. Et il n'aurait pas éprouvé le besoin de nous faire prêter serment durant ton enfance."

Le ton d'Hermès était plein de rancunes et de reproches. Cela ne lui ressemblait pas, mais il ne pouvait guère s'en empêcher : il commençait sérieusement à en avoir marre de Zeus. De son comportement. Et il était aussi temps qu'Hélia arrête de craindre son grand-père et le voit pour ce qu'il était réellement : "un froussard accroché à sa couronne comme un chimpanzé à la dernière banane", pour citer Dionysos.

"Malheureusement, son habitude de me rabaisser en public dès qu'il le peut… Cela commence à être lourd. J'ai beau être de moins en moins présente sur l'Olympe, cela ne lui suffit toujours pas… Je crois que nous nous rapprochons du bout, papa. Le dernier étage est plongé dans le noir.", ajouta-t-elle en s'arrêtant net, ayant horreur de ce genre de milieu.

Hermès faillit percuter Hélia, ne s'attendant pas à ce que cette dernière s'arrête si soudainement. Et puis, il fallait l'avouer : les confessions d'Hélia le rendaient triste. Et son cerveau était davantage occupé à trouver les mots pour réconforter sa fille que concentré sur le moment présent. Il ouvrit d'ailleurs la bouche pour dire quelque chose, mais se ravisa à la dernière minute, sentant l'effroi d'Hélia augmenter au rythme des secondes qui s'égrenaient.

"Ne t'en fais pas, petit renard. Je suis là. Tout se passera bien."

Il serra l'une de ses mains dans la sienne et sortit son caducée de l'autre.

"George, Martha, mode lampe de poche au strict minimum."

"Lumière jaune ou ble… Oh, sacré endroit ! Il doit y avoir de sacrés rats dans le coin !"

"George., le rabroua Martha. Tout de suite, Seigneur Hermès."

Et dans un sifflement, les serpents se mirent aussitôt à luire d'une faible lueur bleuâtre.

"Ça va aller ?, demanda Hermès en tournant la tête vers Hélia, une expression inquiète sur le visage. Tu peux rejoindre Apollon si tu veux."

Parce qu'il avait beau lui avoir dit que tout allait bien se passer, il savait à quel point Hélia redoutait l'obscurité. Et pour cause : elle dormait toujours avec le minuscule soleil qu'Apollon lui avait offert. Et puis, ce n'était pas à lui de décider pour elle. Il était encore temps de faire demi-tour si elle le désirait : il ne l'obligerait à rien.

"Oui, oui, ça devrait., dit-elle en hochant deux ou trois fois la tête. Je dois juste me rappeler que l'obscurité n'est pas le danger… Je ne te laisserai pas y aller seul."

"Tu veux tenir le caducée ?"

Hermès sentait que cela ne servait à rien de tergiverser, d'essayer de faire fuir Hélia tant qu'il en était encore temps : le ton et l'attitude de la jeune déesse démontraient qu'elle ne le laisserait guère se débrouiller par lui-même. Alors il avait posé cette question parce que… parce que tenir la seule source de lumière qu'ils auraient à leur disposition pourrait peut-être apaiser son petit renard.

"Garde-le, papa. Je ne voudrais pas que les Cyclopes m'aperçoivent avec, alors qu'il s'agit de ton arme et ton symbole divin. Cela me suffit déjà, je commence à aller mieux."

A mesure qu'elle se concentrait sur sa respiration, Hélia se sentait moins oppressée par la densité de l'obscurité, et pouvait désormais distinguer les marches du dernier étage à l'aide de la faible lumière. Cela était mieux que rien.

"D'accord", murmura Hermès.

Mais son acquiescement fut noyé sous les cris d'une voix grave et peu amène :

"Qui est là ? Allons, approchez, ce n'est pas comme si on allait vous faire rôtir à la broche, Seigneur Apollon."

Bien qu'aucune trace d'humour ne fut détectable dans les propos du Cyclope, Hermès et Hélia surent que c'était vraisemblablement une blague de mauvais goût, car l'instant d'après, des dizaines de rires se joignirent à celui du chef de bande.

D'instinct, Hélia avait serré davantage les doigts d'Hermès dans les siens, nerveuse.

"Rappelle-moi de remercier papa pour son héritage.", murmura-t-elle.

"Si on sort d'ici vivant, avec plaisir, souffla Hermès. Même quand il n'est pas là, il nous amène des problèmes."

µµµ

"Franchement, Apollon, qu'est-ce qui t'a pris de les laisser partir seuls ?"

"... L'instinct de préservation ?"

"N'essaie pas de plaisanter. Si ça se trouve, il est déjà trop tard. Et tu en seras le seul responsable."

"Hé ! Qui m'a dit, il y a deux minutes à peine, d'arrêter d'imaginer le pire ?"

"Chuuut !"

Artémis posa une main sur l'épaule de son frère, l'intimant par ce geste à l'immobilité. Presqu'aussitôt, les chasseresses qui les accompagnaient vinrent au devant de leur déesse, arcs prêts à l'emploi. Deux d'entre elles partirent en éclaireuses, sans même qu'Artémis n'ait à dire quoi que ce soit.

A quelques mètres, une porte entrebâillée laissait passer une lumière orangée. Si l'on prêtait suffisamment l'oreille, des voix nous parvenaient. Mais à cette distance, il était impossible de savoir à qui elles appartenaient.

"Il ne t'est pas venu à l'esprit que la présence de ta fille serait certainement vue comme une provocation ?"

Le regard d'Artémis suivait ses chasseresses avec attention mais les paroles qu'elle adressait à son frère laissaient percevoir la colère que la situation faisait naître en elle : dès que son jumeau lui avait raconté les faits, Artémis n'avait cessé de lui reprocher son manque crucial de jugeote et de prudence. Ainsi que son stupide égoïsme : comment, par peur d'une revanche qui était vouée à l'échec - après tout, les Cyclopes étaient nettement moins puissant que lui -, le musicien avait-il pu laisser sa fille, sa propre fille, entrer dans la gueule du loup ?

Certes, Hélia s'y était jetée en compagnie d'Hermès. Mais malgré toute l'estime qu'Artémis éprouvait pour le messager, elle doutait sérieusement que sa seule protection suffirait à protéger la jeune fille de ces trois monstres : Brontès, Stéropès et Argès pouvaient parfois se montrer davantage rusés que le plus espiègle des Olympiens.

"Ce n'est pas venu à l'esprit d'Hermès non plus. Et puis, pourquoi ça aurait dû ?"

Apollon faisait de son mieux pour contenir sa frustration - peut-être même que la peur qui lui tenaillait l'estomac l'aidait dans cet exercice -, mais celle-ci commençait clairement à déborder : jusqu'ici, il avait pris sur lui mais désormais, il en avait assez. Si, selon sa sœur, il avait agi comme un irresponsable en envoyant Hélia à la rencontre des Cyclopes, alors Hermès aussi. Si autoriser sa fille à le suivre dans son enquête avait été une idiotie, alors Hermès aussi s'était montré idiot. Et si Hermès n'avait pas pensé que la présence d'Hélia allait accroître l'animosité des Cyclopes envers les divinités, alors il ne valait guère plus, à l'heure actuelle, que « ce stupide blondinet » qui servait de frère à Artémis.

« Parce qu'elle te ressemble, abruti ! Si les Cyclopes ne se mettent pas en tête que… »

Mais la chasseresse n'eut guère le temps de finir sa phrase, tout comme Apollon n'eut guère le temps de s'offusquer du langage de sa sœur : les deux éclaireuses revenaient vers eux, une expression du plus grand sérieux lissant leurs traits.

« Ils sont là, Dame Artémis. Seigneur Hermès et Dame Hélia sont bien là. », déclara l'une d'entre elles à voix basse, provoquant des chuchotements chez ses camarades.

« Est-ce qu'ils ont toujours les membres à la bonne place ? »

« Apollon ! »

Mais ni le regard outré d'Artémis ni les rires nerveux des chasseresses ne suffit à le faire taire : la chape de plomb qui lui écrasait l'estomac depuis plus d'une demi-heure avait finalement raison de lui et Apollon sentait ses nerfs lâcher. Son cœur s'était mis à battre la chamade et l'appréhension de retrouver Hélia et Hermès en grande détresse se déversait dans ses veines bien plus vite que ne l'avait jamais fait son ichor. Le dieu si attaché d'ordinaire à l'image qu'il renvoyait en présence d'autrui avait désormais les larmes aux yeux et la respiration hachée ; il partait complètement en vrille.

« Quoi ? Je m'inquiète !, s'exclama-t-il, le ton étonnamment aigü. Je suis mort d'inquiétude ! Hélia est bien trop belle et trop précieuse pour se retrouver avec une jambe en guise de bras et une… une… »

« Respire, bon sang ! »

Avec une force mesurée, Artémis donna un coup de coude dans les côtes de son frère, tandis que de timides sourires étiraient les lèvres de certaines de ses suivantes. Elle saisit finalement Apollon par les épaules et ancra son regard brun dans le sien, l'emmenant à l'écart de ses suivantes par la même occasion.

« Calme-toi.,souffla-t-elle avec fermeté. Respire. »

« Je… »

"Je sais, Pollo, je sais. Crois-moi, je sais. Mais tu ne leur seras d'aucune aide si tu ne maîtrises pas tes émotions. Ou tout du moins, ta peur., ajouta-t-elle alors qu'Apollon fermait les yeux pour éviter aux larmes de couler. Laisse brûler ta colère mais essaie d'endiguer ta peur. La colère est un formidable moteur, surtout pour toi. Hermès et ma nièce sont-ils en bonne santé ?"

Artémis avait posé cette question à sa lieutenante dans l'espoir que la réponse attiserait le courroux de son frère ; elle ne fut guère déçue.

"Pour le moment, ma Dame. Mais les Cyclopes se montrent redoutables. Et louchent sur Dame Hélia comme s'il s'agissait d'un excellent morceau de viande. Ou d'un nouveau jouet."

"... Jouet…"

Oui, jouet, Apollon. Imagine. Imagine ce que ces trois brutes feraient à ta fille si…

Arrête !

La peur s'était transformée en colère et Apollon sentait son sang bouillir. Ne souhaitant entendre davantage sa sœur, le musicien s'éloigna de quelques pas, l'envie de frapper dans les murs se faisant grandement ressentir.

Artémis ne l'empêcha pas ; la chasseresse se contentant de sourire.

"Je vais aller les rejoindre, déclara-t-elle après un moment de silence. Mes chasseresses et moi allons retrouver Hermès et Hélia. Toi, tu te contenteras dans un premier temps d'écouter. Je suis certaine que la conversation t'apportera quelque solution redoutable."

Apollon ne répondit pas : submergé qu'il était par ses émotions, il ne savait plus quoi penser. Des dizaines de scénarios différents prenaient forme dans son esprit, certains brutaux, d'autres tragiques. Il ne savait plus quoi penser ni comment agir. Artémis ne fit rien pour le rassurer outre mesure : elle n'aimait pas cela, mais elle savait que c'était le meilleur moyen pour son frère de libérer toute la fureur qui l'habitait.

Et leur meilleure chance pour faire parler les Cyclopes.

µµµ

"Ce que tu me demandes…"

"... va à l'encontre des lois des Enfers et de celles des Parques, j'en suis pleinement conscient. Seulement, je ne vois pas d'autres moyens de sauver Manuel et.."

"Pas d'autres moyens ? Poséidon ! Il y a toujours mieux que la mort pour sauver quelqu'un ! Le condamner va à l'encontre même de ce que tu essaies de faire !"

"Ce ne sera pas une mort réelle ! Pas si tu m'accordes ton aide !"

N'en pouvant plus, Hadès se leva de son siège et se dirigea vers la fenêtre. Dehors, Zeus observait toujours la terre depuis la terrasse, et son air boudeur l'aurait fait sourire si sa conversation avec Poséidon ne le perturbait pas autant.

"... Et qui, exactement, doit lui donner la mort ?"

"De vieux ennemis."

"C'est-à-dire ?"

"Je…"

"Poséidon, si je dois épargner sa vie en le faisant transférer dans mon royaume au tout dernier moment, j'ai besoin de connaître leur identité."

L'exaspération était palpable dans le ton d'Hadès. Le dieu faisait de nouveau face à son frère, la nervosité et l'impatience le titillant dangereusement : il n'avait guère le temps pour les devinettes. Poséidon lui avait demandé son aide mais trouvait le moyen d'éviter les points les plus importants de son plan. A ce rythme, Manuel Marshall aurait trouvé le moyen de se rompre le cou avant même que son arrière-grand-père ait le temps de le voir venir.

"... Les Hécatonchires."

Pensant avoir mal entendu, Hadès cligna plusieurs fois des paupières.

"Je te demande pardon ?"

"Les Hécaton…"

"Par le caleçon de Zeus, Poséidon ! As-tu perdu la tête ?"

Pour toute réponse, le seigneur des océans baissa le regard, le visage blême. Hadès poussa un énième soupir, se passant une main sur le visage.

"Les hécatonchires. Allons bon. N'y avait-il pas de monstres moins… moins monstrueux, à ta disposition ?"

Dans son désarroi et sa perplexité, Hadès n'avait trouvé meilleur adjectif.

Les Hécatonchires. Ces êtres immondes qui n'étaient guère connus pour leur douceur. Qu'est-ce que Poséidon avait fait pour les contrarier et qui nourrisse une telle soif de vengeance chez ces créatures ? Et qu'est-ce qu'elles faisaient hors du Tartare ? Hadès n'avait pas souvenir de leur avoir signé la moindre autorisation de sortie.

"Ils m'ont aidé dans l'aménagement et la construction de ma salle de jeux., avoua piteusement Poséidon, l'échine courbée. Mais… ils ont trouvé que je ne les avais guère assez remerciés. Ils en ont démoli une bonne partie avant de s'enfuir et m'ont juré qu'un jour, hors de mon domaine s'entend, ils auraient ma peau. Ou trouverait un moyen de me causer de grandes souffrances."

"C'est… c'est absurde. Tu… Je n'ai pas les mots, frère. Tu…"

Hadès avait en effet bien du mal à assimiler ce que venait de lui avouer Poséidon : pour lui, cela relevait du ridicule, d'une énorme farce. Cela était tout simplement digne du pire scénario des plus mauvaises télénovelas que pouvait diffuser Héphaïstos TV. Cela ne pouvait pas être vrai. Les Parques ne pouvaient absolument pas avoir pu opter pour une telle réalité scénaristique : voilà que les trois vieilles se mettaient à pondre des navets.

Et son frère à se montrer aussi stupide que leur cadet.

« Qu'est-ce qu'il t'a pris ?, s'exclama-t-il enfin, complètement abasourdi. Ces êtres sont barbares, ils ne connaissent que la violence et le sang, la ruse et la malice. Qu'est-ce qu'il t'est passé par la tête pour leur demander de t'aider avec ta salle de jeu ? »

Hadès avait eu bien du mal à ne pas crier les derniers mots, tant la colère et l'indignation le submergeaient. Mais la prudence restait de mise : Zeus ne devait pas entendre leur discussion, ni même ne serait-ce qu'un de ses serviteurs. Alors le dieu prit sur lui. Pour éviter à Marshall un sort encore plus funeste et violent que ce qui lui pendait déjà au nez.

« Personne d'autres ne me paraissait plus efficace. »

Poséidon hocha les épaules comme si la réponse allait de soi. Ce que son frère trouva encore plus absurde.

« Et je ne pouvais pas demander aux Cyclopes, ajouta Poséidon, observant l'air dubitatif de son frère. Ils sont des êtres de feu. L'eau et le feu… ce n'est pas si compatible que ça. Et je doute fort qu'Héphaïstos les aurait autorisés à m'aider. »

« Mais les Hécatonchires… par les Parques, Poséidon ! Comment as-tu fait pour les faire sortir du Tartare ? C'est mon domaine et tu n'y mets jamais les… »

« Hermès. »

Le dieu des mers avait coupé la parole à son frère d'un ton pressant, comme si la culpabilité était désormais trop forte pour résister à l'envie de tout déballer.

« J'ai demandé à Hermès. Il ne l'a pas fait de bon cœur, crois-moi. Mais… il l'a fait et… et je lui avais demandé de distribuer quelques drachmes à tes employés pour éviter toute rumeur. Cela a fonctionné bien plus que je ne l'espérais. »

« Tu… tu… »

Au comble de l'horreur, Hadès ne put finir sa phrase, en proie à un fou rire nerveux. Il fallut quelques minutes au dieu pour retrouver un semblant de calme, même s'il arpentait désormais la pièce de long en large, comme un fauve enfermé trop longtemps dans une cage.

« C'était stupide. Tu ne pouvais pas sérieusement penser que les Hécatonchires allaient gentiment retourner au Tartare une fois leur besogne terminée, n'est-ce pas ? »

« Je leur avais promis quelques années de liberté au sein de mon roya… »

« MAIS C'EST PAS POSSIBLE ! Suis-je le seul raisonnable dans cette fratrie ? »

« Je suis sincèrement désolé, Hadès. Ma volonté n'était pas de te nuire ni d'empiéter sur ton autorité. »

« C'est un tout autre problème dont nous parlerons plus tard, Poséidon ! Pour l'heure, il faut que j'arrive à convaincre les Hécatonchires de ne pas réduire en bouillie ton petit-fils et, crois-moi, ça ne sera pas une partie de plaisir ! Les chances que je réussisse sont infimes, tu en es conscient, au moins ?

L'air plus attristé que jamais, Poséidon hocha la tête, les yeux brillants.

« Je te demande un miracle, je le sais. Mais le stratagème d'Héra n'a pas fonctionné. Malgré l'orage, Manuel continue sa course. »

« Et sa mère ? »

La réponse d'Hadès surprit tellement Poséidon que le dieu redressa la tête si rapidement qu'il s'en fit mal à la nuque.

« Sa mère ? », répéta-t-il, à l'image d'un enfant qui apprenait à parler en répétant tout ce qu'il entendait.

« Euphémia. »

De son côté, Hadès regardait et s'adressait à Poséidon comme si celui-ci était soudainement devenu un parfait idiot.

« Je sais qui est sa mère, Hadès, mais je ne vois pas… »

« Elle pourrait être une belle distraction, non ? »

« J'ai déjà essayé de lui parler d'elle mais… »

« Je ne te parle pas d'en parler, mon frère. Je te parle d'organiser une rencontre. »

Le silence qui suivit sembla durer une éternité. Les sourcils froncés, Poséidon dévisageait Hadès comme s'il le voyait pour la première fois, ses prunelles vertes teintées d'hésitation et de surprise.

« Une rencontre ? Mais si elle réside aux champs d'Asphodèle… »

« Elle n'y est pas. C'est ce que je t'ai dit pour faire plaisir à Zeus et te causer davantage de peine. Mais la réalité est… »

Soudain hésitant, Hadès se passa une main sur le visage avant de poursuivre, ancrant son regard dans celui de Poséidon.

« C'est qu'elle avait toute sa place aux Champs Elysées, si ce n'est au sein des Îles des bienheureux. Mais elle n' a jamais traversé. »

Jamais traversé ? Un effroi sans nom s'empara de Poséidon : il avait déjà eu bien du mal à accepter le fait que sa douce Euphémia, une héroïne entre tous, se voit refuser la partie la plus agréable des Enfers mais ce que Hadès lui annonçait aujourd'hui lui était encore plus douloureux. Que s'était-il donc passé ? Qu'est-ce qui avait pu ainsi empêcher la jeune femme de pénétrer dans le Royaume de son frère ? Il était certain, pourtant, qu'il s'était assuré de glisser une drachme sous sa langue le jour de ses obsèques.

« Elle a toujours refusé de passer, malgré les remarques de Charon., déclara Hadès, percevant les pensées de son frère. Et elle continue encore. Elle s'accroche au passé, à son fils, elle ne veut pas prendre le risque de les oublier. »

« … Euphémia… »

Accablé, Poséidon se prit la tête entre les mains. Ainsi donc, sa fille se montrait terriblement têtue, même dans la mort. Le dieu ne pouvait s'empêcher d'imaginer la peine et le chagrin dont elle devait être la proie quotidienne depuis bientôt une bonne décennie : Manuel avait été sa raison de vivre, sa raison de se battre malgré la maladie. Le manque devait être cruel. Et l'oubli était tristement doux dans ce genre de circonstances. Pour autant, elle s'y refusait.

« Peut-être que cette rencontre nous permettra de faire une pierre deux coups. », souffla Hadès.

Le dieu des enfers s'était approché de son frère et lui posa une main sur l'épaule, comme pour tenter de le réconforter.

« Cela ralentira Manuel dans sa quête et exaucera le souhait d'Euphémia, de revoir son fils avant de passer de l'autre côté. Douloureux, triste, dévastateur, à n'en pas douter, mais beaucoup moins radical que nos amis les Hécatonchires. »

µµµ

Il avait fallu plusieurs minutes à Apollon pour apaiser suffisamment ses nerfs et arrêter de faire les cents pas dans le couloir. Mais après quatre ou vingt respirations profondes et une trentaine d'insultes adressées à son père ainsi qu'à tous ceux et celles qui l'avaient un jour contrarié, le dieu avait récolté suffisamment de patience pour prêter l'oreille à ce qu'il se déroulait dans la pièce adjacente.

Et ce qu'il avait entendu ne lui avait pas plu.

Pas plu du tout.

Pourtant, seules savaient les Parques le peu de temps qu'il avait passé à écouter ; indice, cela ne dépassait guère plus de quelques secondes.

Alors, la colère dévastant ses dernières barrières, dépassant sa peur des Cyclopes et submergeant toute once de gentillesse et de pitié qui avaient encore eu le culot d'habiter son cœur autrefois fait de pierre, le musicien s'était transformé.

Il s'était transformé en ce qu'il avait autrefois été, en ce qu'il avait appris à détester et à déconstruire pendant de longues années auprès d'Hermès et d'Hélia.

Il avait réveillé le monstre. Le monstre qui l'habitait, que Léto avait élevé et éduqué avec tant de soin et que Zeus n'avait cessé d'admirer.

C'était une facette de lui-même qu'il haïssait, qui ne semait que désolation et tragédie derrière lui. Mais les Cyclopes le méritaient. Ils le méritaient pour avoir eu le culot de quémander Hélia comme monnaie d'échange, comme si sa fille, son rayon de soleil, l'être qu'il chérissait le plus n'était qu'une vulgaire marchandise.

Ils avaient dépassé les limites et éveillé le monstre.

Et le monstre se tenait désormais prêt à entrer dans la pièce. Le monstre avait recueilli les informations nécessaires pour faire chanter les Cyclopes et avait même réussi à rallier la mer à sa cause. Enfin, Poséidon n'ayant pas répondu, c'était Triton que le monstre avait recruté. Mais il n'avait pas besoin de le préciser : les Cyclopes ne demanderaient guère davantage de détails quand ils prendraient conscience que leurs proches étaient en danger. Le monstre le savait ; le monstre en était certain.

Flamboyant de colère, Apollon pénétra dans la pièce, bien décidé à en découdre.

Derrière lui, la poignée de porte qu'il tenait encore quelques secondes plus tôt, fumait avec intensité.

µµµ

"Allez, plus vite que ça !"

"Mais c'est qu'ils deviennent lents, avec l'âge, ces sournois d'Olympiens."

"Seigneur Apollon aurait-il peur de nous ?"

"De notre vengeance ?"

"Du feu qui l'attend ?"

"Seigneur Apollon n'est pas ici, il n'y a que moi. Et ma fille."

Agacé par les rires et les piques des Cyclopes, Hermès avait prononcé ces quelques mots en brisant finalement la distance qui le séparait du groupe. Il les observait avec sévérité, et eux, avec ahurissement.

"Seigneur Hermès ? Quel mauvais vent vous amène ? Nous n'accepterons aucun vol de votre part."

"Et s'il a déjà volé quelque chose ?"

"Oui, il est hyper rapide !"

"SES POCHES ! Qu'on vérifie ses p…"

"Cela suffit !"

Hermès avait presque crié, utilisant le ton que tout être divin usait lorsqu'il voulait se faire obéir. Et cela fonctionna : d'un même mouvement, les Cyclopes se turent. Et braquèrent leur œil vers lui.

"Je suis venu ici de manière pacifiste. Je suis venu aux nouvelles. Aux nouvelles de votre Maître."

Des chuchotements parcoururent la salle.

"Vous, d'accord. On veut bien vous croire. Mais votre supposée fille ? Qu'elle ait l'amabilité de se montrer."

Hélia se raidit. Elle était restée dans l'ombre de son père, légèrement en retrait, quelque peu effrayée par la grandeur et la laideur des Cyclopes Originels, et désireuse de ne pas entraver la démarche diplomatique de son père. En inspirant profondément, elle avança à la lumière, l'estomac noué. Elle savait d'avance que sa ressemblance avec son autre père était bien trop flagrante pour passer inaperçue.

"Je ne fais qu'accompagner mon père.", leur assura-t-elle d'une voix dont elle maîtrisa au mieux les tremblements.

Hermès glissa l'une de ses mains dans la sienne, tentative vaine pour la rassurer : il pouvait sentir l'appréhension de sa fille à des kilomètres à la ronde, et peut-être même qu'en ce moment-même, Apollon la ressentait lui aussi. Le messager serra légèrement les mâchoires à cette pensée : Apollon. Si le musicien n'avait pas si facilement cédé à la demande d'Hélia…

Le dieu avait une envie profonde de serrer sa fille dans ses bras, de la protéger de ces Cyclopes, mais il devait rester focalisé sur sa mission. Et Hélia également. Il s'apprêtait à lui demander - gentiment - de se ragaillardir un peu pour ne pas laisser les monstres prendre le dessus - ils sentaient toujours la peur et s'en nourrissaient -, lorsque des cris se répercutèrent sur les murs de l'immeuble : Hélia avait suffisamment avancé dans la lumière pour que les Cyclopes la voient, et leur réaction n'était pas positive.

Du tout.

"Ta fille ? Crois-tu nous berner aussi facilement, messager ? Nul déguisement ne saurait nous tromper ! Tu nous amènes ici un de nos plus grands ennemis.", gronda Brontès en se redressant de toute sa hauteur, sourcils froncés.

"Il est revenu ! Revenu ! Il va nous tuer ! Encore ! Oh, je veux paaaaas…"

"Argès, calme-toi, voyons. Reste digne devant l'ennemi."

"Je veux paaaaas ! J'avais dit à maman que je ne rejoindrai plus le Tartare aussi souvent qu'avant ! Je le lui avais promis…"

Dans une cacophonie de bruits sourds, faisant tomber les outils qu'il avait en main. Argès se laissa tomber au sol, faisant légèrement trembler ce dernier. Les genoux repliés contre lui, le Cyclope pleurait désormais à chaudes larmes.

Stéropès poussa un profond soupir et se passa une main sur le visage.

"Avant que l'on ne pense à la guerre ou à la mort, peut-on essayer de discuter calmement ? Ou… comment les petits hommes disent déjà ? Pacifiquement ?, soupira-t-il, comme excédé par le comportement de ses deux compagnons. Pourquoi revenir nous massacrer, Seigneur Apollon ? Nous ne t'avons guère offensé depuis longtemps. Ou alors, nous ne nous en sommes pas rendus compte."

"Ne pas penser à la guerre ? Mais le dieu menteur a essayé de…"

"Ce n'est guère Apollon. Je sais qu'elle lui ressemble beaucoup, mais ce n'est pas lui. C'est sa fille."

Hermès avait interrompu le Cyclope non pas tant parce qu'il avait peur que la discussion ne finisse en conflit interminable entre les monstres eux-mêmes mais parce qu'il craignait pour la vie d'Hélia. Oui, une partie de lui voulait l'emmener loin d'ici.

"Sa fille ?"

Stéropès fronça le nez en reniflant, l'air perdu.

"Tu viens de dire que c'était la tienne."

"Exact."

"Alors si elle est ta fille, comment peut-elle être celle du dieu qui nous a massacrés ?"

"Une longue histoire."

"Longue comment ? Un monsieur cyclope peut avoir un enfant avec une madame cyclope, mais deux monsieur cyclopes…"

"Ecoutez…"

A bout de nerfs, Hermès se pinça le nez, fermant les yeux quelques secondes avant de reprendre :

"Nous ne sommes pas venus ici pour vous tuer. Nous sommes juste à la recherche de votre patron."

"Bah, vous le voyez tous les jours, non ? Doit être dans la salle des trônes ou je ne sais quoi, attendez votre prochain… colloque."

"Si cela était si simple, croyez-vous que nous serions ici, devant vous ?" leur lança Hélia, dont la patience avait été mise à rude épreuve avec sa nervosité et l'intérêt porté à son ascendance.

Argès, qui avait fini de pleurer, haussa les épaules :

"Vous autres, divinités, n'êtes pas réellement connues pour votre intelligence. Je veux dire, ajouta-t-il alors que Stéropès toussotait pour le faire taire. Cela arrive, ce n'est pas grave. On ne peut pas tout avoir. Tout le monde a ses faiblesses, vous savez. Même si maman me dit souvent que… que mes faiblesses…"

Le Cyclope ne termina pas sa phrase, éclatant de nouveau en sanglots.

D'abord interloquée, Hélia ne sut réagir tout de suite et échangea un regard avec son père, qui cherchait à ne pas exploser de rire. Après un instant, la jeune déesse reprit d'une voix plus sûre :

"J'ai bien conscience que l'Olympe ne croule pas sous les exemples, mais mon père et moi-même ne serions pas ici s'il existait une autre alternative. Nous avons besoin de vous pour retrouver votre patron."

"Besoin, besoin…, murmura Brontès d'un ton agacé. Tout le monde a besoin des Cyclopes. Tout le monde veut l'aide des Cyclopes. Que ce soit pour les armes ou pour dévorer un ennemi. Mais nous sommes débordés. Et tout service se monnaie."

"Nous accepterons bien entendu de vous donner ce que vous souhaitez en échange de…"

"La fille."

"Pardon ?"

"La fille. La fille et tu auras tes informations, messager."

Alors qu'il avait envie de rire quelques minutes plus tôt, Hermès était désormais livide. Et tremblant. Les larmes aux yeux, il s'en fallut de peu pour qu'il ne s'attribue pas de lui-même une gifle : comment avait-il fait pour tomber si facilement dans le panneau ? Où étaient passées ses aptitudes et ses dons de négociateur et de diplomate ?

"Hors de question. Touche à ma nièce, gros lard, et je t'envoie direct au Tartare. Et ma vengeance sera encore plus terrible que celle de mon frère."

"Qu'est-ce que… ?"

Le balbutiement venait à la fois d'Hermès et des Cyclopes : par les Parques, comment Artémis et ses chasseresses avaient-elles fait pour se glisser dans le bâtiment sans être repérées ?

Les Cyclopes étaient cernés. Des arcs argentés pointaient en leur direction de toute part.

Hélia, qui avait serré la main de son père comme jamais auparavant, relâcha doucement la tension. L'espace d'un instant, elle ne savait comment tous deux allaient sortir de cet antre.

Merci, souffla-t-elle en direction d'Artémis, pendant que son cœur calmait sa cadence.

Ton père est terrifié. A quoi pensiez-vous, à rendre visite aux Cyclopes aussi mal armés et préparés ?

La réflexion était davantage pour Hermès que pour Hélia. Sous le regard réprobateur de sa demi-soeur, Hermès baissa les yeux, n'en menant pas très large : il savait que son choix avait été particulièrement inconscient mais… c'était ce que Zeus lui avait demandé. Héphaïstos ne traînait pas avec des divinités, non. C'était tout le contraire : il semblait se lier d'amitié avec tous les monstres du quartier. Et si on voulait le retrouver… c'était un passage obligé.

J'ai insisté pour les accompagner. Ne le reproche pas à papa Hermès… Et je ne vais pas les laisser me faire peur. Je suis la fille du Seigneur Apollon, après tout. Ils me doivent le respect.

Sur ses mots, Hélia lâcha la main de son père et avança, droite et d'un pas assuré. Elle avait horreur de jouer sur la notoriété de ses pères, ou d'en tirer profit. Mais elle était décidée à être la digne fille de son père : personne ne pouvait exiger sa personne sans en subir les conséquences. Elle n'était pas une marchandise que l'on pouvait s'échanger aussi aisément.

"Le deal est simple., lâcha-t-elle, regardant les trois cyclopes dans les yeux, alors que ses yeux brûlaient d'une flamme menaçante. Des informations sur votre patron ou une destination express pour le Tartare."

"Nooooooooooonnn ! Pas le Tartare ! Pas le Tartaaaare !"

Toujours au sol, Argès se roula en boule, des larmes dévalant ses joues. Les deux autres Cyclopes l'observèrent un moment, l'air à la fois désespérés et agacés par son comportement, avant de tourner de nouveau leur attention vers les divinités.

Pendant ce laps de temps, Hermès avait légèrement pâli : le dieu était à la fois fier et inquiet du ton et de l'attitude de sa fille. Fier parce qu'Hélia s'affirmait en tant que divinité importante et digne descendante d'Apollon et inquiet parce que…

Parce qu'elle agissait comme une digne descendante du musicien, justement.

Hélia, vas-y mollo, s'il te plaît… je ne voudrais pas que tu deviennes à ton tour persona non grata.

Mais une once de fierté était tout de même palpable. Comme la fierté qui se lisait dans les yeux d'Artémis.

Apollon voudrait la renier qu'il ne pourrait pas.

C'est bien ce dont j'ai peur, parfois.

Oh, allez, Hermès ! Un peu de badasserie n'a jamais fait de mal à personne.

"Vous nous écoutez ?"

La voix de Brontès résonna entre les murs, faisant sursauter la chasseresse et le messager. Le Cyclope s'était avancé d'un pas et les suivantes d'Artémis avaient fait de même, s'assurant d'avoir toujours leur cible en ligne de mire. Hermès souleva un peu plus son caducée tandis qu'Artémis gardait son arc prêt à l'emploi : l'expression qui ornait le visage de Brontès ne disait rien de bon.

"La menace du Tartare est peut être assez pour mettre Argès dans tous ses états, mais il faudra bien tout autre chose pour m'effrayer., reprit-il alors que Stèropes hochait la tête en signe d'assentiment. Tu n'es qu'une déesse mineure. Nous n'avons pas à t'obéir."

"Manquez une fois de plus de respect à ma fille et vous vous trouverez au Tartare bien plus vite que prévu."

"AAAAH ! Noooon ! C'est la fin ! Pas luiiiiiiiiiii !"

Comme animé par une force invisible, Argès s'était mis à courir en rond dans la pièce, mains sur la tête et perçant les tympans de celles et ceux qui avaient la malchance de se trouver trop près de lui.

"Moi aussi, je suis content de te revoir, Argès. Il semble que notre dernière rencontre ait laissé quelques séquelles. Tu as déjà pensé à suivre une psychothérapie ?"

"Apollon, mais qu'est-ce que…"

Le musicien ne laissa pas le messager terminer sa phrase. D'un geste de la main, il l'intima au silence et fit aussitôt apparaître son arc entre ses mains.

"Je m'inquiétais. Et vous avez clairement l'air de brasser du vent. Je me suis dit que ma présence ne serait pas de trop. Hélia, continua-t-il en s'approchant de sa fille. J'admire ton courage mais est-ce que tu pourrais reculer de quelques pas s'il te plaît ?"

Hermès va nous faire une syncope sinon. Et moi aussi, pour tout avouer.

Poings serrés, le corps tendu, elle se tenait toujours face aux cyclopes, quelques mètres devant ses pères. La voix d'Apollon l'avait comme sortie de transe. La chaleur vibrante de sa lumière intérieure sembla se centraliser à nouveau, quittant ses doigts puis ses bras. Elle recula malgré tout à contre-cœur, l'impression de devoir laisser les plus grands faire se faisant soudain présente. Pourtant, c'était ce qu'il y avait de plus prudent à faire. Elle le savait.

Désolée, glissa-t-elle en direction de ses parents, mâchoire serrée. Je voulais bien faire. Je ne voulais pas qu'il ne me voit comme une vulgaire monnaie d'échange.

Et on salue ton action, sois en sûre. Nous en sommes même fiers., souffla Hermès avec douceur. Ce n'est pas une question de laisser faire les adultes, Hélia. C'est une question de sécurité. Nos coeurs de père ne supporteraient pas qu'il t'arrive quelque chose.

Et moi, je n'ai pas apprécié encore n'être qu'une fille que l'on peut marchander. Déesse mineure ou pas., grinça Hélia, irritée, bien qu'elle s'en voudrait plus tard de répondre ainsi à son père.

C'est tout à fait légitime…

Quelque peu blessé par la réponse d'Hélia et inquiet également, Hermès ne savait que répondre. Bien sûr, il aurait aimé donner l'occasion à sa fille de déployer ses ailes et de botter les fesses de ces Cyclopes. Mais…

"Alors, hm ? Vous n'avez rien d'autre comme menaces ?, s'exclama Stèropes, impatient. Je savais que tu ne te trouvais pas loin, dieu colérique.", indiqua-t-il en se tournant vers Apollon, le nez froncé, comme dégoûté par l'odeur et la présence du musicien.

"Ecoute, Stèropes, on ne va pas y aller par quatre chemins."

Apollon avait prononcé cette phrase avec un soupir, pressé de mettre un terme à tout cela et de revoir la lumière du jour.

"Soit tu nous donnes de ton plein gré des infos sur ton patron, soit on te torture jusqu'à ce que tu nous les fournisses."

"Me torturer ?, ricana le Cyclope. Allez-y donc ! Essayez pour voir."

"Très bien. Dis-moi, comment se portent ta femme et tes enfants, Stèropes ? Le dernier a à peine neuf mois, non ? Ce serait dommage qu'il termine au Tartare aussi vite."

Apollon.

Mais le dieu ne fit guère attention à la supplique d'Hermès. Il ne voulait pas faire de mal aux enfants de Stèropes. Il détestait s'en prendre à des innocents. Mais si le Cyclope le cherchait…

"Comment… comment vous savez ça ? Personne…"

Désarçonné, Stèropes n'affichait plus l'air supérieur et moqueur qu'il arborait quelques secondes plus tôt : le monstre avait pâli et regardait Apollon d'un air affolé.

"Personne, personne… Sauf tes amis. Qui divulguent assez vite les infos quand on sait comment s'y prendre. Les enfants sont à la plage, hm ? Tu préfères la noyade ou la déshydratation causée par une chaleur étouffante ?"

"Ne te laisse pas embobiner par ce dieu, Stèropes., s'exclama Brontès. Il veut toucher à tes gosses qui se trouvent à des kilomètres mais il oublie que sa mioche est à deux pas."

"Oh, allez-y, essayez de l'attraper. Elle se fera une joie de vous réduire en pièces."

Le ton d'Apollon était dangereusement calme. Le musicien affichait un air à la fois impassible et terrifiant tant il manquait d'émotions. Il ne mesurait pas ses mots : il avait pleinement conscience de la colère qui rongeait Hélia à l'heure actuelle - il la ressentait comme si c'était la sienne -, et il avait demandé à Poséidon de se tenir prêt à inonder une des plages de la côte est si besoin, avec un petit tremblement de terre en prime. Ses paroles n'étaient pas des mots en l'air. A Brontès et Stèropes de s'y frotter ou non. La décision leur appartenait.

T'as réussi à embarquer notre oncle dans l'affaire ? Chapeau., applaudit Artémis.

"Tu es beaucoup trop sûr de toi, tu le sais, ça ?", ricana Brontès.

Et sans plus attendre, le Cyclope se rua sur Hélia.

Plusieurs choses se passèrent alors, en si peu de temps que même les olympiens eux-mêmes ont encore du mal à comprendre les enchaînements.

Sur le qui-vive depuis de longues minutes, et à cran, Hélia avait emmagasiné le peu de lumière présente dans la forge. Ce n'était pas la lumière naturelle du soleil, mais elle avait toujours su, grâce au foyer de sa tante, que son invisibilité fonctionnait aussi avec le feu. Feu qui brûlait à plusieurs endroits dans cet entrepôt. Alors, avant même que le cyclope ne l'atteigne, elle avait disparu et déguerpi de sa place.

Ne s'y attendant pas, le monstre marqua un temps d'arrêt, dubitatif devant cette soudaine disparition. Un temps d'arrêt qui lui fit réaliser que plusieurs flèches, argentées et dorées étaient d'ores et déjà fichées dans son bras droit. Le Cyclope grogna de douleur et les enleva une à une. Jusqu'à ce qu'il se retrouve nez à nez avec un Apollon de sa taille, dont l'aura divine lui faisait mal aux yeux.

"Tentative d'enlèvement ratée, on dirait.", s'exclama le dieu d'un ton froid qui fit frissonner autant les Cyclopes que sa sœur et son ancien compagnon.

Compagnon qui observait la salle dans l'espoir de trouver Hélia. Et de la protéger de son corps.

"Brontès, mon cher Brontès… comment se porte ton ami automate ? Tu sais, celui que tu considères comme un frère, un confident…"

"Il est dans une des forges, tu ne le trouveras pas. Je sais très bien le cacher."

"Ah oui ?"

Un air faussement et exagérément surpris sur le visage, Apollon ouvrit la main droite et tint sa paume vers le haut de sorte que le Cyclope puisse voir ce qu'il s'y trouvait : un robot miniaturisé qui semblait trembler de tous ses membres.

A son tour, le visage de Brontès se défit. Un sourire cruel et satisfait étira les lèvres d'Apollon, qui, de la main gauche, fit apparaître un écran de Brume. Ecran qui permettait de voir la famille de Stéropès profiter des rayons de soleil californien.

"Voilà où nous en sommes, déclara-t-il. Pendant que Hermès, Hélia et Artémis vous tenaient compagnie, j'ai contacté plusieurs personnes et ai mis la main sur ton cher robot. Le dieu des mers et océans, que vous connaissez sans doute sous le nom de Poséidon, n'attend qu'un appel de ma part pour inonder la plage sur laquelle se trouvent tes enfants, Stèropes. Il a même prévu un petit tremblement de terre pour pimenter les choses. Alors, le deal est simple : vous nous dites où se cache votre boss ou tout ce petit monde disparaîtra par votre faute."

Hermès regardait la scène d'un air inquiet, ne sachant s'il devait ou non réagir. C'était pour cette raison qu'il avait espéré que le musicien reste en dehors de la discussion avec les Cyclopes : ce qui ne devait être qu'une visite de courtoisie où la diplomatie régnait en maître, s'avérait maintenant être une confrontation. Confrontation qui risquait de très mal tourner, Apollon ayant perdu son sang-froid : son attitude impitoyable le démontrait. Son expression rappelait à Hermès le moment où il avait décidé de punir les grecs avec une épidémie de peste lors de la guerre de Troie.

Autrement dit, il ne fallait plus beaucoup de choses et de paroles pour que le musicien mette ses menaces à exécution et s'octroie le privilège d'une ou deux victimes en plus.

Apollon…

Hermès ne savait même pas s'il avait réussi à transmettre cette simple pensée, non, cette supplique au dieu du soleil : le voir aussi froid et impitoyable, prêt à tuer des innocents, ne lui plaisait guère. Plus que la colère et la désapprobation, c'était la tristesse et une bonne dizaine de mauvais souvenirs qui remontaient à la surface. Et Hélia qui ne se montrait toujours pas…

Le messager aurait dû se lancer à la recherche de sa fille ou tenter de calmer son ancien compagnon. Mais il semblait que la tristesse et la peur aient transformé ses jambes en plomb. Hermès était démuni. Pour une fois, il ne savait pas quoi faire. Par où commencer. Il avait l'impression que tout se mélangeait, que sa vision devenait floue, que son coeur se ratatinait dans sa poitrine…

Papa, je suis là.

Hélia lui souffla ces quelques mots en posant une main invisible sur son épaule. Ses esprits repris, après la frayeur qu'elle s'était faite, elle s'était rapprochée et l'aura de détresse de son père ne pouvait lui échapper. Elle se devait de diminuer un minimum l'angoisse provoquée.

Hélia.

Le soulagement était palpable dans le ton d'Hermès autant que la détresse. Il aurait aimé pouvoir serrer sa fille contre lui, enfouir son visage dans ses boucles, mais d'aussi loin qu'il se souvienne, Hélia était tout aussi insaisissable que l'air quand elle devenait invisible. La main sur l'épaule lui apportait tout de même quelque réconfort : une douce chaleur au niveau de sa poitrine.

Au moins une des personnes qu'il aimait le plus se trouvait actuellement hors de danger. L'une avait repris ses esprits et n'explosait pas comme l'autre était en train de le faire.

"D'accord."

La voix de Brontès résonna autour d'eux, faisant presque sursauter Hermès. Le Cyclope qui arborait un air impassible, s'assit sur le premier tabouret venu, avant de reprendre :

"Vous voulez savoir où se trouve notre patron. Eh bien, la réponse est simple : nous ne savons pas."

Apollon n'apprécia guère cette réponse. Pourtant, tout dans le ton de son interlocuteur indiquait qu'il disait vrai. Mais… non, ça ne pouvait pas être aussi facile. Les Cyclopes avaient forcément quelque chose à cacher. Ils détenaient forcément des informations.

Sinon, ce n'était plus des Cyclopes et lui ne s'appelait plus Apollon. Ces êtres étaient connus pour être sournois et menteurs.

"Vous ne savez pas ?"

Apollon expira longuement tout en se pinçant l'arête du nez, les yeux fermés. Lorsqu'il les rouvrit, ces derniers étaient devenus de véritables flammes.

"Vous avez proposé à Hermès d'échanger notre fille contre les informations et vous clamez désormais n'être au courant de rien ?"

L'idée que ces monstres aient pu penser toucher ne serait-ce qu'un seul cheveu d'Hélia lui donnait envie de vomir autant qu'elle le mettait dans une colère sourde. Bouillonnante. Il s'était retenu d'apparaître après avoir entendu pareille ineptie, pour s'empêcher de couper quelques têtes, mais l'envie revenait au fur et à mesure, presque intolérable. Irrésistible.

"Oh, nous sommes au courant de quelque chose. Nous ne savons juste pas où notre boss se trouve."

"Quelles choses ?"

Les mâchoires serrées, Apollon s'était avancé d'un pas vers Brontès et l'observait de son regard froid. Le Cyclope ne se démonta pas pour autant :

"De plein de choses., dit-il en haussant les épaules. Nous autres, Cyclopes, aimons apprendre presque constamment. Nous en savons peut-être même plus que vous sur certaines cho…"

"Assez !"

Le cri d'Apollon se répercuta sur les murs et frappa les Cyclopes avec autant de violence que la foudre d'un certain dieu grognon.

"Assez de vos mensonges et de vos tentatives de nous faire tourner en bourrique. Si vous savez des choses sur les jeux, avouez maintenant, sinon…"

Fulminant de rage - à tel point qu'on pouvait voir son aura divine et que la température de la pièce avait augmenté de quelques degrés -, Apollon claqua des doigts. Aussitôt, les nuages présents dans le ciel californien disparurent, tout comme le vent d'été parfois salvateur. La famille de Stéropès se trouvait sous la canicule, sans même une ombrelle pour se protéger.

Horrifiée par ce que le plan macabre que s'apprêtait d'exécuter son père, Hélia se sentit obligée de réagir. Toutefois, elle savait que toute tentative serait un échec.

Papa, lança-t-elle à Hermès. Papa, essaie de le raisonner. Le raisonner en lui rappelant ce que c'est d'être papa, de vouloir protéger ses enfants. Il n'a pas à tuer ces êtres innocents pour arriver à ses fins.

Hermès, qui regardait la scène d'un air franchement désespéré, tourna le visage en direction de la voix d'Hélia. Une voix où l'espoir était tout aussi tangible que son frère ennemi. Le messager resta un instant immobile et silencieux : pour tout dire, il ne pensait guère que l'idée d'Hélia allait fonctionner ; Apollon était connu pour ses colères que même Dionysos avait bien du mal à calmer. Et cela en disait long, quand on savait que le dieu du vin était aussi celui de la folie et de l'hystérie.

Essaie au moins, insista Hélia. Essaie. Papa Apollon réagit aux émotions, et ses sentiments à mon égard sont assez intenses pour faire cesser cette folie. Essaie juste de lui rappeler ce que c'est de devenir papa… peut-être que ça peut marcher.

Hélia…

Le ton du messager s'était presque fait suppliant, mais son cœur de père ne pouvait détacher ses yeux du visage à la fois effrayé et déterminé de sa fille. Quelque chose en lui remua lorsqu'il croisa son regard bleu. Une force qu'il ne pensait pas posséder dans des moments aussi tendus que celui-ci : il suffisait parfois que Hermès observe Hélia pour retrouver courage et ardeur. Espoir. Après tout, elle avait été le premier espoir qu'il avait entretenu pendant tant d'années.

Essaie, lui souffla-t-il alors, avec conviction. Tu dois le faire, pas moi. Tu es la corde la plus sensible d'Apollon. Celle qui est à même de lui rappeler ce que c'est d'être père parce que tu es son enfant. Cela aura davantage d'impact, crois-moi.

Hermès avait eu envie de rajouter un "dépêche-toi", mais il se mordit l'intérieur des joues : il ne devait pas céder à la panique. Même si Artémis s'était alignée du côté de son frère et jetait un peu plus de l'huile sur le feu à chaque seconde passant.

Fais-le avec moi, alors, insista-t-elle. C'est toi qui as vu le regard de papa se changer à ma naissance.

Un nouveau regard vers Hélia. Un soupir réprimé.

Hermès en avait-il seulement la force ? Était-il à même de se concentrer sur de pareils souvenirs alors qu'il était rongé par l'angoisse ?

Une seconde s'écoula avant que le messager ne secoue la tête, à l'image d'un cheval qui s'ébroue pour retrouver son énergie.

Ta main. J'ai besoin de ta main, Hélia. Il faut que nos souvenirs unissent leur force. Qu'on unisse nos forces.

Hélia glissa sa main dans celle de son père, non s'en s'apercevoir de sa réticence. Mais elle était convaincue que l'impact le plus important viendrait de lui : sa naissance avait bouleversé la vie d'Apollon, et sa vision de la paternité. Alors, elle se concentra sur ses plus vieux souvenirs d'enfance, datant du début du siècle. Certains étaient plus ancrés que d'autres, joyeux ou non, mais elle se focalisa sur ceux qui lui avaient procuré amour et bonheur auprès de son père : les moments où il lui apprenait la musique, où il la bordait dans son lit, où il la récupérait après sa journée de travail, où il guidait ses traits de dessin… Tant de visions qui remuaient Hélia au plus profond de ses tripes. Elle ressentait les larmes perler au coin de ses yeux fermés.

Apollon avait perdu pied : il se souvenait de sa colère, de son envie de réduire ces maudits Cyclopes à néant, d'écraser leur famille comme s'il s'agissait-là de vulgaires fourmis. Il se remémorait même avoir attrapé le cou de l'un d'eux, encouragé par Artémis et quelques chasseresses.

Alors comment était-il arrivé là ?

Dans cet espace où le temps était suspendu, dans l'une des dimensions où Mnémosyne prenait entièrement contrôle de votre être et où vous ne pouviez plus répondre de rien ?

Des souvenirs. Apollon n'en avait jamais vu autant. Ils arrivaient par vagues, avec autant d'impunité et de rage qu'un tsunami et pourtant, il y avait également de la douceur. Beaucoup de douceur : c'était comme si les sens, non, le musicien tout entier était plongé dans du coton. Et son cœur fondait.

Oui, fondait. Il fondait et à chaque souvenir, s'éloignait de la colère qui l'étreignait pourtant quelques secondes auparavant. Ses battements se calmaient. Et une chaleur s'emparait désormais de la poitrine d'Apollon.

Comment aurait-il pu y être autrement ? Ces souvenirs… ces souvenirs, ce n'était pas les siens, il en avait bien conscience : il pouvait se voir dans chacun d'entre eux. Mais leur pouvoir n'en restait pas moins apaisant.

La lueur dans son regard lorsqu'il avait croisé celui d'Hélia pour la toute première fois et qu'il avait alors su tout de suite quel prénom elle allait porter. Ses premiers pas. Le premier papa'pollon. Les sourires et la joie émanant d'Hermès à chaque fois qu'Hélia était à ses côtés. Les journées père-fille, passées à flâner ou à dessiner. Leur indémodable soirée film. La première dent perdue. Les câlins. Les câlins d'Hélia, toutes ces heures passées à la bercer, pour faire oublier un cauchemar ou tout simplement par envie. Par plaisir. La fierté qu'il ressentait envers cette déesse qui savait s'affirmer et rester authentique.

Sa fierté de papa'pollon.

Un à un, les souvenirs affluaient, lui rappelant à quel point il était chanceux. Chanceux d'être père. Chanceux d'avoir une fille.

Avoir un enfant était une réelle bénédiction. Un bonheur quotidien qu'il ne remplacerait pour rien au monde.

Alors de quel droit pouvait-il retirer ce bonheur, cette chance, à ces Cyclopes, aussi détestables et idiots étaient-ils ?

Il n'était pas les Parques. Il n'avait pas le droit de faire cela. De commettre un tel crime. Et même s'il en avait eu le droit, il ne se serait jamais pardonné : son acte l'aurait poursuivi pour le restant de son existence.

Pour l'éternité.

Des larmes coulant le long de ses joues, le cœur partagé entre bonheur et horreur, Apollon tomba à genoux, la tête entre les mains : par les Parques, mais qu'est-ce qu'il lui avait pris ?

"Apollon ! Apollon ! Je peux savoir ce que tu fabriques ?"

A ses côtés, Artémis regardait son frère d'un air à la fois inquiet et désabusé : mais qu'est-ce qu'il faisait ? Qu'est-ce qu'il lui prenait ? Un instant, il était prêt à réduire les Cyclopes en miettes - ce que la chasseresse attendait depuis le début - et la seconde d'après… Par le caleçon de Zeus, mais qu'est-ce qu'il fichait par terre ? A genoux devant ses ennemis ?

"On ne peut pas faire ça… On ne peut pas."

La voix d'Apollon n'avait été qu'un faible murmure. Même si le dieu avait redressé la tête, ses yeux restaient clos et le flot de larmes ininterrompu.

"Bien sûr que si, on peut ! Ils le…"

"Laisse-le tranquille, Artémis."

Le ton d'Hermès ne laissait place à aucune répartie. C'était un ton dont il usait rarement, et qu'il s'en voulait d'utiliser envers sa demi-soeur, mais le messager ne pouvait s'empêcher de ressentir le besoin de protéger son ex-compagnon : les souvenirs avaient parfaitement fonctionné. Voire trop. Jamais Hermès n'aurait imaginé un tel résultat. Jamais il n'aurait cru voir Apollon exposer sa sensibilité aux yeux de tous. Et pourtant…

Alors même qu'Artémis lui lançait un regard à la fois interrogateur et accusateur, Hermès se rapprocha d'Apollon, posant une main qui se voulait réconfortante sur son épaule. Il avait cessé de transmettre ses souvenirs au dieu et s'en mordait les doigts de l'avoir fait : il avait l'impression que le musicien était davantage meurtri qu'autre chose.

"Qu'est-ce que tu lui as fait ?"

La chasseresse ne semblait pas vouloir lâcher l'affaire et avec elle, c'était des dizaines de ses suivantes qui avaient tourné leurs arcs en direction d'Hermès, prêtes à agir au moindre mouvement suspect.

"C'est moi, rétorqua aussitôt Hélia d'une voix ferme mais posée, postée vers ses pères. C'est moi, pour que ce carnage cesse. Papa n'a pas à endosser à nouveau ce rôle de persécuteur."

"Mais… Mais si on ne les menace pas, Hélia, on…"

"Il y a une différence entre menacer et ce que je m'apprêtais à faire. Je ne peux pas, Artémis. Je ne peux tout simplement pas. Et Hermès et Hélia m'ont rappelé pourquoi : on ne doit jamais séparer un père de ses enfants."

La voix encore enrouée, Apollon se releva lentement, légèrement tremblant. Le cerveau et le cœur encore envahis par les émotions, le dieu serra la main d'Hermès dans la sienne pendant quelques instants avant de s'avancer vers Hélia.

Et de l'enlacer. De la serrer dans ses bras du plus fort qu'il le pouvait, tout en faisant attention à ne pas l'étouffer.

"Merci. Merci Little Sunshine."

Les larmes aux yeux, soulagée, Hélia enlaça son père en retour. C'était comme si le poids du monde se retirait de ses épaules.

"J'ai fait ce qui était nécessaire, papa."

"Et je t'en serai éternellement reconnaissant, Hélia."

Un soupir d'exaspération leur parvint aux oreilles, signe qu'Artémis rongeait son frein et s'impatientait davantage.

"C'est bien beau tout ça mais…"

"Oui, oui, c'est ça le mot que je cherchais. Beau. C'est beau. Tellement beau. Si beau. Si beau qu'on… qu'on devrait peut-être leur… leur diiiiiiire…"

La déesse avait été interrompue par un Argès en pleurs : roulé en boule, les épaules secouées par les sanglots dont il était victime, le Cyclope semblait être en pleine crise d'hypersensibilité, si cela existait. De leur côté, Brontès et Stèropes n'en menaient guère plus large, même s'ils faisaient tout pour que cela ne se voit pas. L'un avait l'œil étrangement brillant, tandis que l'autre se frottait nerveusement la paupière, comme pour résister aux larmes qui lui venaient.

"Voilà le marché., finit par lancer Stèropes, d'une voix qui se voulait assurée. On obtient le droit de ressasser encore et encore ce souvenir du dieu le plus impitoyable de l'Olympe, de le raconter à nos enfants, qui eux-mêmes le raconteront aux leurs, et en contrepartie, vous obtenez le peu d'informations que l'on dispose à propos de notre maître et de ses jeux."

Apollon n'aimait pas vraiment qu'on parle de sa réputation comme une vulgaire monnaie d'échange - et il pouvait déjà entendre les railleries de la part d'Arès et de Zeus si cela remontait jusqu'à l'Olympe -, mais le musicien ne trouvait d'autres issues possibles : il était hors de question que les Cyclopes s'emparent d'Hélia et de sa liberté. Il était également impossible pour lui de supprimer la famille d'un des trois monstres : il était même dégoûté à la simple idée de le faire, cela lui laissait un arrière-goût désagréable sur la langue.

Et puis, qu'est-ce qu'étaient quelques siècles de railleries contre la vie de sa fille ? Contre la vie des trois - le musicien s'entêtait à ne pas vouloir compter le fils d'Arès - demi-dieux coincés dans le labyrinthe ? Par ailleurs, il était hors de question que Hermès y passe également.

Apollon vendrait son honneur si cela pouvait sauver sa famille.

Et c'était ce qu'il avait décidé de faire.

"Marché conclu.", souffla-t-il.

Puis, faisant taire d'un geste Artémis qui ouvrait la bouche pour répliquer, l'écume presque au bord des lèvres.

"Qu'est-ce que vous savez ?"

"Notre maître ne nous a pas indiqué la position exacte des jeux., répondit Brontès. A vrai dire, il s'est montré assez distant et discret envers tout ce qui pouvait concerner son "nouveau projet". C'est comme ça qu'il l'appelait. On pouvait seulement sentir que cela lui provoquait une joie immense. Il sifflotait presque en travaillant."

Une chape de plomb sembla s'écraser sur l'estomac d'Hermès à l'entente de ces quelques mots : il sifflotait presque. Joie immense.

Par les Parques, Héphaïstos…

"Nous avons travaillé avec lui sur ce qui est désormais la cage dans laquelle est enfermé un des demi-dieux. Incassable, par quelque moyen que ce soit : le maître voulait s'en assurer. On s'est même déplacé dans sa forge principale pour cela, ce qui est assez rare. Celle au Mont Etna. Peut-être qu'il a laissé des choses derrière lui. Mais c'est tout ce qu'on sait."

"Avec les mooooonstres…", souffla Argès, toujours en pleurs.

Il faudrait qu'il voit un spécialiste., se surprit à penser Apollon, avant de se concentrer à nouveau sur ce que Brontès leur disait.

"Oui, les monstres. Merci, Argès., s'exclama le Cyclope, tout en lui tendant un mouchoir plein de suie. Nous avons vu pas mal de monstres et de personnes défiler dans les forges. L'une dont je me souviens, c'est la visite de cette femme avec des serpents en guise de cheveux. Héphaïstos l'a invitée plusieurs fois et lui a même demandé son avis sur quelque chose. Mais cela, on le sait seulement parce qu'on a laissé nos oreilles traîner."

Une expression de fierté apparut sur le visage de Brontès, comme s'il était particulièrement fier d'avoir espionné son patron et de l'avouer à ses collègues divins.

Hermès, quant à lui, avait du mal à cacher son inquiétude.

Méduse. La mention de cette dernière n'aurait nullement interpellé Hermès - il savait qu'Héphaïstos s'entendait plutôt bien avec elle, comme si le fait d'être tous les deux rejetés pour leur physique avait noué entre eux une sorte de lien indestructible, une amitié bancale -, si celle-ci s'en était tenue à voir Héphaïstos en dehors de ses heures de travail.

Mais elle avait mis les pieds au Mont Etna. Et elle avait donné son avis sur "quelque chose".

Tous les signaux étaient au rouge.

"On aurait aimé vouloir vous aider davantage, reprit Brontès, car après tout, voir ce qu'on a vu, ça n'a pas de prix. Mais c'est tout ce que nous savons."

"Et vous nous avez été d'une grande aide., lui indiqua Hermès avec un hochement de tête. Désormais, nous savons où chercher."

"La forge principale d'Héphaïstos et…"

Apollon se frotta nerveusement la nuque, tout en se tournant vers Hermès. Ces révélations ne le réjouissait guère plus qu'elles ne ravissaient le messager.

"Tu sais où trouver Méduse ?"

Pour simple réponse, Hermès hocha la tête : il avait un jour été assez curieux pour observer leur demi-frère et ses habitudes.

"Tu lui diras de… mettre un bandana ? Ou une cagoule ?"

La requête d'Apollon fit sourire Hermès qui lui tapota l'épaule.

"J'ai bien peur que la surprendre soit notre meilleure solution. Si nous prenons rendez-vous, elle ne se montrera pas. Mais tu peux toujours rester à l'entrée du bar, si tu ne veux pas affronter les serpents. Artémis, je te remercie pour ton aide, ajouta-t-il à l'adresse de la chasseresse. Mais nos chemins se séparent ici. Hélia, Apollon, prêts à jouer davantage aux détectives ?"

"Quand tu dis bar…"

"Apollon."

"Oui, bon d'accord. Je sais à quoi m'attendre, de toute manière : ça ne va pas être très charmant. Toujours partante ?"

Le musicien s'était tourné vers Hélia, un air à la fois interrogateur et attentif sur le visage : Méduse et ses serpents lui faisaient déjà froid dans le dos et il ne souhaitait pas qu'Hermès embarque leur fille sans qu'elle n'ait réellement son mot à dire. D'autant plus que le messager, après quelques mots échangés avec les Cyclopes, prenait déjà le chemin des escaliers.

"Je vous suis… Ça ne peut pas être pire, et l'union fait la force, non ?", sourit Hélia.

"Pas faux."

Apollon prit le temps de rendre son sourire à Hélia avant de lui faire signe de passer devant. Il fermerait la marche, au cas où les Cyclopes - hormis Argès qui semblait avoir un cœur fait de guimauve - ne changent soudainement d'avis et décident de s'en prendre à Hélia.

Les souvenirs s'étaient dissipés mais le message restait : jamais, ô grand jamais, il ne laisserait qui que ce soit s'en prendre à sa fille. A son rayon de soleil.

A celle qui lui avait fait voir la vie autrement.

µµµ

Assise à même le sol au sein de l'atelier personnel d'Héphaïstos, Aphrodite était en proie à ce que Dionysos aurait sans doute qualifié de crise d'hystérie : après les pleurs, c'était désormais le rire qui secouait la déesse. Un rire incontrôlable, à gorge déployée, qui lui faisait venir les larmes aux yeux. Un rire où se mélangeaient nervosité, tristesse, colère et soulagement.

Oui, soulagement. Parce qu'elle en était persuadée, elle venait de trouver ce qu'elle cherchait depuis des jours : des plans et des parchemins. Des dizaines de plans et d'écrits qu'elle n'avait pas encore eu l'occasion de parcourir attentivement mais au milieu desquels, elle le sentait, se cachaient les secrets du labyrinthe où était enfermé Benjamin.

Benjamin, son fils. Benjamin, sa fierté.

Oui, elle le savait, elle venait de mettre la main sur des informations plus que cruciales. Ce boulet d'Héphaïstos les avait dissimulées au beau milieu de son appartement. Son appartement à elle. C'en était ridiculement drôle. Cela valait bien un fou-rire.

Envahie par une nouvelle vague d'hilarité, Aphrodite se retrouva allongée sur le sol, le corps parcouru de spasmes aussi douloureux qu'incontrôlables. Si ce fou-rire ne la tuait pas, plus rien ne pourrait alors l'arrêter.

Héphaïstos n'avait qu'à bien se tenir.