Chapitre 7

- Loki ?

Il se frotta rapidement les yeux et se tourna vers la personne qui venait d'entrer, s'évertuant à afficher un sourire.

- Mère. Que puis-je faire pour vous ?

- Thor -

Mais Frigga s'interrompit aussitôt en fronçant à peine les sourcils.

- Mon enfant, crois-tu qu'il soit nécessaire de te forcer à masquer ta douleur en ma présence ? dit-elle d'un ton conciliant.

Elle posa délicatement sa main sur sa joue et Loki se détendit malgré lui, les muscles de son visage ne soutenant plus son expression forcée.

- Que se passe-t-il ?

- Mon am- Mon serpent est mort. Mais ça n'a pas beaucoup d'importance, ces créatures sont fragiles. Après tout, ce n'était qu'une question de temps. Thor m'attend pour partir en chasse. C'était la raison de votre venue, n'est-ce pas ?

Il souriait à nouveau, ne s'accordant qu'un instant de vulnérabilité qu'il regrettait déjà, et s'était déjà éloigné de son contact. Ce n'était qu'un bête serpent. Pas la peine d'en faire tout une histoire. Il n'était peut-être pas encore considéré comme un adulte mais n'était plus un enfant. Par contre, il était bien décidé à se venger du trio qui avait brisé ce qui lui appartenait.

- Loki.

Sa voix s'était légèrement adoucie. Elle n'allait pas lui faire de reproches mais, à son ton, il savait qu'elle essayait de l'encourager à exprimer sa peine. Quand son expression ne changea pas malgré son coeur qui se serrait, elle ajouta quelques mots.

- C'était un compagnon de longue date. Es-tu déjà allé répandre ses cendres ?

Il se crispa.

- Ce n'était qu'un animal, lâcha-t-il froidement.

Frigga tendit ses mains, formant presque une coupe avec ses paumes. Il l'observa sans comprendre.

- Je peux le faire à ta place, si tu le désires. C'est le moindre des honneurs pour le compagnon d'un prince d'Asgard. Et je souhaite pouvoir ainsi le remercier pour les joies qu'il a partagé avec mon fils. Ne penses-tu pas que son âme en serait apaisée ?

Sa vision se troubla légèrement et il battit rapidement des paupières pour empêcher les larmes de se former. Frigga était la plus dangereuse personne qu'il connaissait. Elle était bien la seule capable de trouver les mots qui franchissaient toujours ses boucliers. Loki savait que c'était une réaction puérile mais il avait vraiment l'impression d'avoir perdu un ami. Et il y avait trop de sentiments conflictuels en lui pour l'admettre à haute voix ou le montrer dans son comportement.

Il se détourna, ramassa le cadavre abandonné dans un coin de la bibliothèque. Son domaine. Là où le trio malfaisant était certain qu'il le trouverait. Ses doigts se contractèrent puis se relaxèrent immédiatement. Même dans cet état, la peau morte pressant contre la sienne chaude et vivante, il se disait stupidement qu'il devait être doux et ne pas lui faire de mal. Loki déglutit puis, l'expression neutre, le confia à Frigga. Elle lui offrit un sourire triste puis le quitta sans plus d'effusion.

- Merci, Mère, murmura-t-il sans trop savoir si elle était déjà trop loin pour l'entendre.

Loki prit une profonde inspiration, calmant son coeur et ses nerfs, puis se mit en route pour rejoindre son frère qui devait l'attendre impatiemment.

Une chose était certaine, à partir de maintenant tout ce qui lui était précieux et qui se trouvait dans ses appartements serait protégé jalousement, verrouillé, inaccessible pour tout intrus voulant lui causer du tort.

-o-o-o-o-o-

Un rêve.

Un souvenir ou juste un événement dont il avait été témoin.

Peut-être le passé d'un variant.

Loki reprit conscience mais se refusa à penser à tout autre chose que l'objectif que cette expérience venait de lui mettre en tête. Ce lieu à la fin des temps devait réellement devenir indécelable, impénétrable.

Et pour un temps, la moindre de ses pensées conscientes et chaque parcelle de magie qu'il n'utilisait pas pour garantir l'équilibre du multivers ne furent consacrés qu'à cela. Quand il replongeait dans les limbes du sommeil, ou cet état similaire qui permettait à son corps de poursuivre sa mission tandis que son esprit lâchait prise, inexplicablement, il y avait ces rêves. Ces visions. Avec pour seule constante Frigga et lui.

Loki ne savait pas ce qui viendrait ensuite.

Il craignait ce qui viendrait ensuite.

Ou ce qui ne viendrait pas et qui le forcerait à faire face au fait que les raisons pour lesquelles il poursuivait sa mission ne lui semblaient plus si essentielles qu'elles devraient l'être...

Loki dériva une fois de plus et vit le visage de sa mère.

Et il oublia tout le reste.

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Elle semblait inquiète.

Il se demanda avec angoisse si ce moment était proche de celui qu'il avait vu se dérouler au TVA. Il ne voulait pas assister à nouveau aux conséquences des choix de son double, celui qui avait vécu dans cet univers unique que Celui qui demeure avait tant voulu préserver.

Mais, non, il n'était pas dans cette prison asgardienne (il était dans une autre, de sa propre fabrication et – Non. Oublie ça), ils assistaient à un banquet au sein du palais. Il en avait eu assez d'entendre Thor se vanter de ses exploits, ressentant une fureur et une jalousie qu'il peinait à contenir et avait rejoint un balcon, au calme, observant le ciel sombre, le chemin lointain vers le fief d'Heimdall, la porte vers d'autres royaumes.

Un souvenir. Ou ce qu'avaient sans doute dû vivre un millier de Loki. Frigga l'avait rejoint en silence, cette expression rare s'ancrant sur son visage.

- Le détestes-tu à ce point ? Au point de vouloir sa mort ?

Loki fut désarçonné. Sa mère ne lui avait jamais demandé ce genre de chose.

Dans son univers.

Il fit semblant de ne pas comprendre.

- De qui parlez-vous, Mère ?

Oh, oui, il l'avait haï. Sur Midgard, après son séjour dans l'antre de Thanos, sa haine avait atteint son paroxysme. Sa peur aussi. C'était plus facile de haïr que d'admettre qu'on était terrorisé et impuissant. Surtout quand on gardait tant de ressentiment contre une personne. Ses émotions actuelles étaient loin d'être aussi marquées. Il était profondément ennuyé mais la fureur passagère n'avait déjà plus laissé place qu'à une colère qui s'estompait de la même manière que les clameurs du banquet s'étaient atténuées lorsqu'il s'en était éloigné.

Sa mère, contrairement à ses habitudes, ne semblait pas saisir cela. Elle l'observait en affichant une expression encore plus troublée qu'un instant plus tôt.

Loki sentit un malaise grandir en lui. Frigga était un rempart, une île au sein de la tourmente dans les moments les plus durs de sa vie sur Asgard. Il ne voulait pas voir sur son visage le même genre de suspicion, de méfiance qu'il voyait sur ceux de temps d'autres. Quand cela venait d'eux, soit il choisissait le dédain, l'agacement ou l'indifférence, soit il se réjouissait d'avoir fait volontairement naître en eux une crainte justifiée de sa personne. Mais avec elle...

- Loki, je t'en prie, promets-moi de ne pas leur faire de mal.

-o-o-o-o-o-

Il se réveilla en sursaut, la sueur perlant sur ses tempes, le coeur battant à tout rompre.

Jamais sa mère ne lui avait parlé avec tant de désespoir dans la voix. Jamais elle ne l'avait regardé comme si - comme s'il était celui qui déclencherait le Ragnarok de ses propres mains !

Loki était secoué, en colère, se sentant trahi.

Cela ne dura que quelques minutes tout au plus.

Le choc du rêve s'estompa. Il espéra que ce n'était que ça. Qu'aucun d'entre-eux, qu'aucun des innombrables variant de l'être incarnant « Loki » n'avait réellement poussé une quelconque version de Frigga à ressentir une telle détresse. Sa mère, son univers n'était plus... Alors qu'au moins les autres...

Le réconfort que ses récents rêves ou souvenirs lui avaient apporté ne sembla plus être qu'une vague illusion. Il avait des regrets. Tellement de regrets sur lesquels il ne s'était jamais vraiment permis de s'attarder. Il ne voulait pas rouvrir d'anciennes blessures. Il y en avait déjà une béante qui refusait de se fermer et menaçait de devenir purulente.

Loki s'efforça dès lors de rester en pleine conscience. Plus d'errance. Elever des boucliers puissants. Maintenir l'équilibre des univers. Ne pas réfléchir. Se concentrer sur la magie uniquement.

Loki se considérait comme un dieu. Pas un instant il n'envisagea que, sans s'en rendre compte, il pourrait solliciter sa magie au-delà de ses limites.

Mais combien de temps l'infinité des branches du multivers pouvait espérer prospérer lorsque le substrat qui nourrissait ses racines s'épuisait dangereusement ?

-o-o-o-o-o-

Frigga peinait à distinguer la frontière entre rêves et visions. Quelque chose avait changé. Elle n'aurait pas su dire quand cela s'était produit exactement mais sa capacité de précognition était plongée dans le chaos. Elle n'avait bien sûr jamais été capable de choisir le moment de ses visions et devait souvent étudier attentivement leur contenu car leur message était rarement limpide. Pourtant, elle avait toujours été capable de distinguer réalité d'illusion. Ce qu'elle voyait maintenant était...

Confus.

Bien trop terrible par moments.

Insensé à d'autres.

Ou encore d'une banalité étrange sans lui être réellement familier.

Odin lui manquait. Ses deux grands fils aussi. Elle voulait les voir, les rappeler de leur longue mission diplomatique et peut-être même les serrer dans ses bras.

Et elle voulait qu'ils restent loin d'elle, à l'abri. Loin des visions horrifiantes et d'un hypothétique futur calamiteux.

Elle avait vu Asgard s'effondrer sous une marée de créatures mutantes obéissant à un seul esprit, une parodie de son plus jeune fils , rongé par la folie.

Elle avait vu l'Univers disparaître en un instant, pulvérisé.

Elle avait vu Thor le coeur transpercé. Son époux décapité et ses yeux énucléés, la préservant seulement de voir son regard figé par la mort.

Elle avait vu Loki suffoquer et sa nuque se briser sous un gant orné de pierres de l'infini.

Elle avait aussi revécu des instants de son passé. Et des instants qui auraient pu être son passé mais ne l'avaient jamais été. Mais ces intermèdes avaient été rares face au reste.

Elle avait vu ses fils plus âgés qu'elle ne les avait jamais connus. Thor, seul, si triste et bien loin des neuf royaumes sur lesquels Odin régnait. Loki, si rongé par sa quête du pouvoir, allié à quelqu'un avec une soif plus grande encore que la sienne, annihilant des milliards de vie avec délectation. Un Thor élevé à Jotunheim. Un Loki qui n'avait pas été amené à Asgard. Une chambre où une petite fille avait pris la place de son plus jeune fils. Une fin tragique pour Thor, encore enfant, mourant accidentellement suite à une crise de colère de Loki. Et, inversement, un comportement irresponsable de son aîné, encore adolescent, conduisant le cadet à une fin terrible...

Au milieu de tous ces rêves, ou toutes ces visions, sa propre mort ne l'avait guère impressionnée, quelles qu'en soient les circonstances. Frigga ne craignait pas sa mort, ce n'était qu'une partie du cycle naturel. Sans doute comme beaucoup de mères dans l'univers, ce qu'elle craignait le plus était de voir ses enfants souffrir. Et toutes ces images...

Elle était capable de les supporter si ce n'était pas en vain.

Il devait forcément y avoir une raison pour qu'elle se retrouve ainsi submergée. Ce n'était pas l'angoisse de savoir son époux et ses fils au loin qui pouvait provoquer un telle tempête dans son esprit. Elle le sentait dans son sang de sorcière, il y avait plus que cela. Parfois, elle avait eu l'impression que le Thor qu'elle voyait était plus tangible. Et Loki, ne lui semblait-il pas occasionnellement si proche qu'elle aurait juré qu'ils évoluaient tous les deux au sein de la même vision ?

Frigga se massa les tempes et soupira, ayant déambulé sans y penser, traversant les chambres vides de ses enfants avant de rejoindre celle tout aussi vacante de son époux.

Tout ceci était frustrant et pénible. Douloureux. Et tellement incompréhensible.

Elle ne laissa pourtant aucune crainte la dominer lorsqu'elle s'allongea dans son lit et espéra de toute son âme avoir une nouvelle chance de démêler ne serait-ce qu'un peu les fils enchevêtrés du destin. Un événement important et particulièrement grave risquait de se produire, elle le sentait, et ce qui lui arrivait ne pouvait être que le plus grand avertissement qu'elle n'ait jamais reçu. Ses émotions les plus volatiles étaient à présent sous contrôle et elle était armée de tout son courage pour trouver des réponses.

-o-o-o-o-o-

C'était la première fois que cette image s'imposait dans son esprit. Ce qu'elle observait paraissait plus irréel que toute autre vision qu'elle avait jamais eu. Et, cependant, ce qu'elle voyait semblait en même temps plus vrai que la réalité elle-même.

Frigga sentait vibrer les branches de cet impossible Yggdrasil jusqu'au plus profond de son âme.

La forme prostrée sur son trône au coeur de cette merveille sans pareille lui brisa le coeur avec plus de force que tous les rêves qu'elle avait fait jusqu'à présent. Tant de tristesse, de solitude. Un poids si grand sur les épaules. Elle ressentait plus qu'elle ne comprenait mais elle ressentait si intensément.

- Loki... ? Murmura-t-elle.

L'homme leva légèrement la tête, comme si sa présence l'avait tiré d'un profond sommeil.

Elle se noya dans son regard si terriblement vide.

-o-o-o-o-o-

Frigga se réveilla.

Elle pleurait à nouveau.

Et de longues heures lui furent nécessaires pour qu'elle puisse retrouver son calme.

-o-o-o-o-o-

Etait-il sien ou bien l'enfant d'une autre ? Cela avait-il la moindre importance ? Le savoir ne l'empêcherait pas de ressentir le besoin de retourner à ses côtés pour le consoler.

Il ne s'agissait pas d'une vision prémonitoire. C'était un rêve. Pas une illusion. Une rencontre au sein d'un même rêve qui n'était peut que le reflet de sa réalité. Peut-être un cri silencieux l'y avait-il attirée. Ou bien sa volonté et un étrange concours de circonstances lui avaient-ils permis d'y entrer.

Les enseignements que Frigga avait reçu dans sa jeunesse étaient nombreux. Les légendes, les croyances, les prophéties et les concepts les plus obscurs y avaient également eu leur place. Sa sensibilité, ses connaissances et ses propres suppositions lui laissaient croire qu'elle avait à présent acquis une meilleure compréhension de ses récentes errances. L'image formée dans son esprit était forcément incomplète mais prenait un certain sens.

Une énergie si vibrante ne pouvait que représenter la vie. Des multitudes de vies. Protégées par un gardien de l'ombre incarné sous la forme de son précieux Loki. Elle avait senti qu'il était indispensable dans ce rôle. Elle ne savait pas pourquoi il avait dû endosser cette responsabilité. Elle espérait sincèrement qu'il s'agissait là de son choix et que d'autres ne l'y avaient pas contraint, le condamnant à cette cruelle destinée. Si Frigga n'avait pas constaté de ses propres yeux qu'il n'y avait pas de chaînes, que les mains de Loki gardaient une connexion ferme avec ces myriades d'univers et qu'il les enveloppait de sa magie, elle aurait pu se demander si on ne tentait pas de le maintenir prisonnier.

La reine d'Asgard se mordit la lèvre avec un peu d'anxiété.

Se sentait-il en prison ? L'espace entier avait exsudé de tant de peine et de désespoir. Elle en ignorait l'origine. Mais son instinct lui disait que ce n'était pas vraiment d'être en ce lieu qui lui causait une si terrible douleur. Et que, peut-être, son état était nouveau ou récent. Que c'était peut-être même en partie la raison de toutes ces nuits où le sommeil de Frigga avait été agité. Quoi qu'il se soit passé, cela avait créé des vagues à travers l'univers. Les univers. Et avec sa capacité à faire des rêves prémonitoires, elle avait pu être affectée par celles-ci. Ou bien le lien filial qui les unissait avait été à lui seul suffisant. Dans ce lointain futur.

Peut-être à travers le passé.

Et même au sein de nombreux univers.

Ce qu'elle avait vu en dehors de cet espace si particulier restait un mystère pour elle. Il ne semblait pas s'y trouver un ordre chronologique, elle soupçonnait qu'elle y avait vu bien des versions différentes de ses proches et ne pouvait toujours pas dire si certaines de ces visions, plus floues que les autres, n'avaient pas été autre chose qu'une interprétation dramatique et erronée de son esprit. Même si elle voulait ardemment avoir une chance de venir en aide à ce Loki abattu qui semblait sur le point de se briser, Frigga ne pouvait s'empêcher de ressentir une pointe d'appréhension à l'idée de replonger dans un sommeil où bien trop de songes cauchemardesques pourraient l'assaillir.

Ce n'était cependant rien face à la ténacité et au dévouement qui l'animaient.

A suivre...

Encore un chapitre de flash-back après celui-ci... j'espère que vous les appréciez autant que j'ai aimé les écrire ;)