XXIII La perspective

Warning : bien lire les dates. Oui, tout est dans le présent.

2021 - Rafael

Les Aurors britanniques m'ont fait dormir dans une cellule après m'avoir formellement arrêté. Avant, un Médicomage m'avait considéré en bonne santé et un policier m'avait donné des sandwiches. Un type gradé, que je n'étais pas certain de connaître bien qu'il ait à peu près mon âge, mais qui ne s'est pas présenté, a dit à deux policiers de m'enfermer sans un geste de sympathie ou de réassurance.

Combien de fois aurais-je été arrêté au final dans ma vie ? C'est un peu la dernière pensée que j'ai eue avant de dormir. Parce que la vie m'a appris ça : ne jamais laisser passer une occasion de dormir quand on est en sécurité. J'avais la faiblesse de penser que j'étais en sécurité dans une cellule britannique. Disons plus qu'ailleurs.

L'ancien aspirant de la fille de Jeffita est celui qui vient me chercher au petit matin si la lumière est juste. Il me secoue avec un air désolé et un café chaud. Bon signe, je décide en le buvant.

"Je dois vous amener à notre Commandante et à votre... au représentant du Bureau espagnol, Auror Soportújar", il m'indique en butant sur mon nom, évidemment. Mais l'usage de mon titre d'Auror est un deuxième signe positif.

"Zorrillo ?", je vérifie.

"Je crois que c'est son nom", il confirme, un peu inquiet de commettre un impair, je crois.

Je me lève en m'étirant.

"Ne le faisons pas attendre", je commente. "Wang, c'est ça ?"

"Mark Wang", il confirme. "Je... je ne vais pas pouvoir m'impliquer beaucoup dans le dossier... Mon père est juge et il est en charge de l'instruction", il m'apprend en me faisant sortir de la cellule. Il n'est pas accompagné de policiers, ce qui est encore un signe plutôt positif, de mon avis. Je ne suis plus considéré comme un prisonnier.

"Conflit d'intérêt", je comprends. "Et l'Auror Lupin ?"

"Elle reste sur le dossier avec l'Auror Darnell. C'est l'Auror Finnigan qui sera leur chef. Une équipe très gradée", il bavarde avec facilité. On ne lui a pas dit de se taire et c'est un autre signe positif. Le nom de Finnigan ne m'est pas totalement inconnu. Il était à l'Académie quand j'étais aspirant et Dikkie l'a parfois évoqué sans en dire du mal. Je classe ça comme une information à vérifier. Je note aussi que Jeffita n'a pas éloigné sa fille sans savoir exactement comment l'interpréter. Peut-être que cette Irisinha n'est pas si facile à écarter, je m'amuse brièvement. Si elle a autant de ressources politiques qu'opérationnelles... Mais j'ai des soucis plus égoïstes à satisfaire.

"Forrest ?", je me risque à questionner et j'obtiens le premier recul.

"Je... Elle a été placée dans l'équipe juridique", me répond Wang, à contrecœur cette fois.

"On laisse passer l'instruction pour régler les comptes ?", je lui propose.

"Ça ressemble à ça", il reconnaît en évitant mon regard.

Je ne lui en veux pas. C'est une sale histoire. Je ne sais pas ce qui est passé par la tête de Dikkie. Ou je sais trop bien. Quelle sera l'ampleur des remontrances de la Division britannique ? Est-ce que je peux faire quelque chose pour elle ? De pas si petites questions auxquelles je n'ai pas de réponses.

Alors que je rumine les conséquences pour la femme de ma vie, on a atteint la salle commune qui n'a pas tellement changé depuis toutes ces années. D'autres Aurors — peu nombreux — me regardent avec curiosité. Je n'en connais aucun, je réalise avec un peu de tristesse. Wang me pilote vers la porte du bureau du Commandant. Je vois la plaque "Nymphadora Tonks-Lupin" là où je me souviens avoir lu "Kingsley Shacklebolt". Wang ouvre la porte après avoir frappé avec déférence.

Ernesto et Dora sont attablés à une table avec du café et des gâteaux. Ils se lèvent tous les deux à notre entrée et Jeffita n'hésite pas, elle vient me prendre dans ses bras. Je suis surpris de me dire que son odeur n'a pas changé.

"¿En qué lío te has metido, Rafael ?", elle me gronde presque. Mais je me suis, de fait, mis plutôt seul et de ma propre volonté dans ces ennuis.

"Lo siento, Jeffita", je réponds comme un réflexe. Un bon réflexe, je dirais.

"Vamos a sacarlo adesso", promet Ernesto avec bonhomie. Il s'est levé à mon entrée, et Dora me lâche pour le laisser me prendre aussi dans ses bras. "Bien hecho, Sopo", il me félicite en me tapant dans le dos. Il ne semble pas douter une minute, je réalise, à la fois de leur capacité à me tirer d'affaires et de l'accueil qui sera donné au dossier.

Dans notre dos, Jeffita remercie le jeune Mark et l'envoie en ambassade chercher un certain Seamus. Son subordonné opine martialement quand il a digéré sa surprise sur nos retrouvailles détendues, je dirais.

"Est-ce bien raisonnable qu'il ait vu ça ?", je questionne Dora quand Wang a refermé la porte. Je suis resté à l'espagnol, une protection de plus contre les oreilles curieuses.

"Il mérite d'en savoir plus que d'autres" est sa réponse — une réponse qui lui ressemble. "C'est lui qui a soulevé l'affaire."

Je ne lui signale pas qu'il me l'a déjà dit ou qu'il m'a parlé de son éviction à cause de son père. Pas envie de lui causer des problèmes supplémentaires à quiconque a contribué à arrêter la Nouvelle-Atlantide, pour faire court.

"Donc, je suis Auror", je préfère vérifier auprès de Zorrillo.

"Tu es un Auror qui vient de déminer une affaire d'une importance européenne. Je pense qu'une médaille et une réception au Ministère t'attendent", confirme Ernesto avec un grand sourire complice.

J'ai une bouffée d'angoisse en me disant que ça va mettre à mal toute ma couverture, mais Ernesto lit en moi comme dans du Veritaserum.

"C'est fini la clandestinité, cette fois, Sopo. On ne pourra plus t'infiltrer nulle part après le procès où toi seul pourras les faire tomber."

"Et l'idée, c'est quoi ? Que je prenne ma retraite dans les Andes ?"

"Bruxelles. Ma place à Bruxelles", me répond Ernesto sans ciller. "Ma femme va être ravie. Elle n'en peut plus de la pluie. Et nos enfants ont appris assez de français maintenant pour aller à BeauxBatons sans sortilège de traduction."

Je suis carrément intimidé par l'évolution qu'il dessine et les deux autres sont bien placés pour le mesurer.

"On t'a toujours dit qu'on ferait ce qu'il faut", me rappelle Ernesto. "Lo correcto", je savoure le goût très particulier de cette expression dans ma bouche.

"Il y a un temps pour tout", philosophe Dora. "Un temps pour les petits moutons noirs têtus et puis un temps pour mesurer ce qu'on a fait." Elle ouvre un tiroir et en sort une baguette qu'on connaît trop bien tous les deux. "Elle aura finalement résisté à tout" est son commentaire complice.

Ma main se tend, avide de la réassurance que sera la sensation de cette baguette dans ma main.

"Vous allez extrader tout le monde ?", j'enquête malgré tout. Ils sont confiants, ils parlent de victoire, mais je veux en savoir plus avant d'y croire. Trop d'années de sacrifice pour me relâcher maintenant.

"Il faut laisser à notre juge le temps de se convaincre que nous n'avons aucune raison de ne pas coopérer avec Madrid. Mais je suis assez confiante. Il n'y aura peut-être que le cas de cette Irlandaise qui a pillé nos bibliothèques. Elle dépend de notre juridiction et j'imagine que Madrid n'en fera pas une priorité", estime Dora, détendue.

J'opine. La seule question qui me reste est trop énorme sans doute pour être dite, mais il semble qu'elle n'en a pas besoin.

"Pour Dikkie, ça va être plus compliqué", reprend Dora d'elle-même. "Franchement, elle a joué ça trop mal pour que je puisse fermer les yeux... Pourquoi n'est-elle pas venue me parler, quand elle a compris ?"

La vérité est que je me demande comment et quand Dikkie a déduit que je devais être là. Moi-même, quand j'ai réalisé que la Nouvelle-Atlantide verrait le jour en mer d'Irlande, j'ai pensé à elle, en poste si près de moi en Écosse, et que je ne pouvais ni prévenir ni serrer — peut-être pour la dernière fois — dans mes bras. Mais quand la jeune et impressionnante Iris a lâché son nom comme celui d'un membre de l'autre équipe, j'ai cru que je n'allais jamais pouvoir donner le change.

"Tu lui as demandé ?", je questionne avec pas mal d'émotion au final. Je le vois dans les yeux d'Ernesto. Mais j'aurais tant de questions à poser moi-même à Dikkie.

"J'ai soigneusement évité de me retrouver dans la même pièce qu'elle et je vais continuer tant qu'on n'a pas bouclé ce procès", assène Jeffita. Il y a presque du ressentiment dans sa voix.

"Lui parler est exclu", je regrette.

"Restez bien loin l'un de l'autre. Par pitié pour ce qui peut encore être sauvé !", elle m'exhorte sans surprise.

"Tu vas la virer", je m'inquiète sincèrement. Je vais être lieutenant à Bruxelles et Dikkie, exclue des Aurors britanniques ? Que voilà une riante perspective.

"Je ne sais pas encore", s'agace Jeffita. "Tous ceux qui ont été dans l'opération attendent une sanction. Elle les a mis en danger. Elle n'a pensé qu'à elle... qu'à toi, peut-être, mais pas de la bonne façon. Et je comprends son angoisse, mieux qu'elle l'imagine sans doute, mais... je dois penser aussi au collectif... "

Faire un exemple, je grince intérieurement. En fait, je vois bien combien Dora aimerait ne pas avoir à gérer ça, pas parce qu'elle refuse les responsabilités, mais parce que Dikkie a fait ça pour des raisons qu'elle comprend. Il suffit de se rappeler les trucs dans lesquels Cyrus et Weasley - loin d'être le sous-commandant réputé qu'il est devenu - se sont mis et ce qu'elle a alors mis en branle. J'étais à Madrid, mais j'en ai su assez pour ne pas avoir de doute.

"Est-ce que si leur... relation est officialisée... ça n'aidera pas, Dora ?", questionne Zorrillo, soutien inattendu.

"Je ne sais pas. Si, peut-être, un peu. Tout ce qui expliquera aidera. Mais la priorité n'est pas là. Je ne veux pas que tu parles de ça au juge, Rafael, tu m'entends ?"

"S'il pose la question ?", je m'enquiers.

"Il n'est pas là pour juger de la mise en œuvre opérationnelle. Ça n'a eu — Merlin merci — aucune incidence sur les droits des suspects. S'il pose la question, ne lui mens pas sur le fait que vous vous connaissez, mais... n'aborde pas la question de toi-même... "

"Promis, Jeffita. Je ne vais pas foutre tout en l'air, toutes ces années, maintenant", je réponds en m'excusant mentalement auprès de Dikkie de ne pas savoir comment l'aider davantage. Est-ce que je saurai affronter le regard de Zara si jamais sa mère est démise de ses fonctions ? Est-ce que dire qu'elle aurait dû s'y prendre autrement suffira ? Est-ce qu'on aura tenu toutes ces années, pour que notre couple explose en vol à la résolution de la mission qui nous imposait la clandestinité ?

"Si seulement elle avait pu penser comme toi", soupire Dora comme un écho à mes pensées.

"Ce combat n'a jamais été le sien. Dikkie l'a accepté à reculons. Elle a... souffert et enduré... mais ça n'a jamais été pour la cause, juste... pour moi", j'explique humblement. "Et pour Zara", je rajoute, sans demander si voir ma fille va être aussi inenvisageable. Je connais la réponse.

"T'aurais pu me faire la marraine", est le commentaire agacé de Dora.

"Il n'est jamais trop tard", je réponds.

Elle lève les yeux au ciel quand elle mesure que je suis sérieux. Mais avec un sourire.

On frappe alors à la porte et l'homme qui m'a arrêté hier soir entre — ça fait toujours un truc aux tripes. Il n'est pas seul. Derrière lui, il y a Gawain Robards, dont je me souviens bien — l'ancien mentor de Dikkie ! —, et une femme qui je ne connais pas — même si elle me semble de la même génération que Dora. Insensiblement, cette dernière abandonne sa posture détendue.

"Philippine, Gawain, Seamus", elle les salue, passant résolument à l'anglais britannique formel. "Bienvenus."

"Il est temps de parler de coopération européenne, Dora", commente la femme avec des traces d'accent français, mais une pratique indéniable de ce genre de situations. "J'ai mis Gawain au courant."

Ledit Gawain a l'air de devoir se tordre le bras pour juste acquiescer. Si je devais trouver une comparaison, il a l'air d'une Beuglante qui monte en pression.

"Très bien. Un petit tour de présentation est sans doute nécessaire pour que tout le monde sache à qui il parle", enchaîne Jeffita, d'une voix toujours plus officielle. "Voici l'Auror Soportújar, qui a si brillamment infiltré la Nouvelle-Atlantide", elle formule. Tout le monde, même Ernesto, a un signe de tête pour moi. Le mouton noir, héros de la fête ? Il va falloir que je m'y fasse. "L'Auror Finnigan est en charge du dossier", elle continue en montrant l'homme qui m'a arrêté, qui me sourit brièvement et nerveusement. "Il est secondé par les Aurors Lupin-McDermott et Darnell, que j'imagine sur les dossiers à cette heure." Ledit Finnigan confirme sobrement. "Le Commandant Robards représente le Département britannique à Bruxelles", elle continue essentiellement pour moi. "Le lieutenant Ernesto Zorrillo y représente l'Espagne si quelqu'un avait besoin de la confirmation. Et, pour finir, Philippine Maisonclaire, Sous-Commandante du Bureau français des Aurors et aussi la directrice de la Coopération européenne."

Ah, voilà, je mesure. Ce n'est pas que je n'ai jamais entendu son nom, mais je ne l'avais jamais rencontrée. On vient de passer à un stade clairement politique de l'affaire.

"Asseyons-nous. Nous avons du café", termine Jeffita. "Et beaucoup d'informations à partager."

OO 2021. Iris

Sam me ramène à la maison par transplanage d'escorte sans que j'y trouve à redire. Je ne sais pas si je me serais fait confiance pour prendre une Cheminée. Les filles me sautent dessus avant que j'aie traversé la cuisine et je me laisse tomber sur le sol pour les prendre dans mes bras, m'enivrer de leur odeur et retenir de mon mieux les larmes qui menacent.

"Merlin, mais qu'est-ce qui lui arrive ?", questionne la mère de Sam à voix basse.

"Juste épuisée. Elle n'est pas blessée ou quoi que ce soit. Les Médicomages sont formels. Juste épuisée. Juste besoin d'une longue nuit de sommeil et de chocolat", explique mon époux.

Les filles retiennent le mot chocolat et, quelques minutes plus tard, on est dans le salon, tous armés de mugs de chocolat fumant - "Même si le dîner est quasi prêt" comme l'a souligné Fergie.

"Tu es partie longtemps !", proteste Klervie, collée à moi comme un chaton.

"Très longtemps", je reconnais, en caressant ses cheveux.

"Et tu as fini ?"

"Oui, cette mission-là est finie", je promets. "Il va y avoir des choses à régler, mais je ne devrais pas partir..."

"Sauf à Madrid", me rappelle Sam, pas loin du ressentiment.

"Pas sûr qu'on y aille tous les trois", je tempère.

"Darnell, peut-être pas, mais Finnigan n'ira pas seul", il m'oppose. Une partie de mon cerveau s'inquiète mollement d'où pourrait mener une conversation entre Caradoc et Sam, mais je n'ai pas le courage d'affronter ça maintenant.

"On va voir quelle forme tout cela prend. Je ne repars pas plus loin que le Ministère dans les jours qui viennent", je reformule.

"Tu viendras nous chercher à l'école ?", me presse Nimuë.

Voilà tout le désir de mes enfants, que je sois là à la sortie de l'école, je mesure avec culpabilité. Et, j'ai été à leur place.

"Les filles...", commence leur grand-mère.

"Je vous emmène demain matin", je promets.

"Il faut que tu dormes", râle Sam.

"Je vais aller me coucher dès qu'on a mangé, promis. Je ne demande que ça. Et emmener mes filles à l'école..." Allez savoir pourquoi cette demi phrase m'amène les larmes aux yeux.

"Maman ?", s'inquiètent les filles.

"Je suis très fatiguée et très contente de vous voir", j'essaie d'expliquer.

"Moi aussi, quand je suis fatiguée, je pleure pour rien...", estime Klervie.

"Et on est contentes si tu viens à l'école demain", souffle Nimuë.

Fergie part peu de temps après, en promettant aux filles qu'elle viendra les chercher, elle, à l'école, et Sam amène le dîner dans le salon parce que je n'envisage pas d'aller jusqu'à la cuisine.

"Un dîner pique-nique", se réjouissent les filles. "Comme Mamie Fergie n'aime pas !"

Par loyauté filiale sans doute, Sam essaie de réexpliquer pourquoi c'est mieux de manger à table. Moi, bercée par cette félicité familiale, je m'endors sur le canapé et l'assiette est rattrapée au vol par les filles.

"On va la mettre au lit", décide leur père. "Elle mangera demain."

Il me prend dans ses bras sans que j'aie le temps de protester. Et j'ai le furtif souvenir de Harry portant ma mère qu'on venait de récupérer après qu'elle ait été enlevé - je ne sais plus par qui. J'étais toute petite. Ça me fait rire contre Sam et je dois lui expliquer.

"Il ne faut pas s'étonner" est son commentaire mi-grondeur mi-amusé.

J'arrive à me déshabiller seule le temps que les filles soient allées chercher un livre et on s'installe tous les quatre dans notre lit. Leurs corps contre le mien sont plus de sécurité et de bonheur que je ne saurais le dire. Je mets ma tête sur l'épaule de Sam qui lit l'histoire d'une princesse moldue qui ne sait pas qu'elle est une sorcière, mais rencontre un jeune sorcier qui entreprend de l'initier. Je m'endors avant de savoir s'ils finissent ensemble.

oo 2021 (Iris)

Quand j'arrive à la Division de Londres, le lendemain, il est peut-être un peu plus tard que souhaitable, mais j'ai serré mes filles sur mon cœur et discuté avec la maîtresse qui m'a dit que, l'un dans l'autre, elles n'avaient pas vécu si mal mon absence. Il faudrait que Finnigan s'énerve vraiment pour écorner le sentiment de normalité que ça me donne.

Dans le bureau de Seamus, je trouve Caradoc qui compile des rapports — pas tellement un boulot de Rang Deux. Mais je ne suis pas Rang Deux depuis si longtemps.

"Seamus vient de conduire le Bureau de Bruxelles — Maisonclaire et Robards — rejoindre ta... notre commandante, Zorrillo et le fameux infiltré... Il a dit qu'il ne pensait pas avoir besoin de nous tout de suite... "

"Ok", je réponds en digérant les derniers développements. On est passé à cette phase politique que je ne connais pas encore personnellement. Une phase que mon nouveau rang devrait rendre plus courante. Il faut que je m'y prépare.

"Et il aura sans doute besoin de toi avant moi", rajoute Caradoc.

"Rien n'est donc réglé", je souligne quand j'ai mesuré l'attaque. J'ai fait promettre à Samuel "sur la tête des filles" de ne pas se mêler de mes relations avec Caradoc, mais s'il était là, je pense qu'il l'aurait déjà explosé.

"On sait que c'est un sursis", prétend mon vieux copain.

"Qui a parlé de sursis ?"

"Finnigan a été assez clair ce matin... Faudrait pas que je me crois au-dessus de sanctions plus... pérennes... — genre rétrogradation."

"Il te met la pression", j'estime. Presque, je compatis. Je sais que Sam trouverait que ce serait le minimum, même s'il a entendu qu'il y avait dans ma mansuétude apparente de notre commandante une décision politique.

"Et je le mérite."

"Non ?", je creuse parce qu'il faut peut-être qu'on s'engueule vraiment. On pourrait croire à tort qu'il se condamne. C'est plus subtil que cela. Caradoc projette ce qu'il pense que nous voulons qu'il dise. Il se plaint lui-même et se fabrique un statut de victime. Et je le connais depuis l'enfance.

Caradoc a l'air d'hésiter. Je lance donc une bulle de silence autour de nous.

"Comme si ce n'était pas la confirmation qu'il manquait", il commente.

"La confirmation de quoi, Caradoc ?", je m'exaspère, lentement, mais sûrement.

"Tout le monde pense que tu vas, un moment ou l'autre, régler tes comptes. Vas-y, ça sera fait.", il marmonne.

Je me laisse tomber à côté de lui. "Faudra que t'arrives à me dire", je lâche.

"J'ai tout dit, Iris", il souffle sans détourner les yeux.

"Tu as dit ce qu'il s'est passé", je reconnais. "Tu n'as pas dit pourquoi tu l'as cru. Pourquoi tu as pensé que Dikkie pouvait avoir raison."

"Emma m'a demandé la même chose." Comme je grimace, il acquiesce. "Elle était furax contre moi... 'Comment, toi, tu peux te mettre autant dans la merde avec Iris ?' — je pense que ce sont ses mots exacts. Une mauvaise idée de son point de vue."

Je n'ai aucune envie qu'on invoque Emma Lebenrecht, historiquement pleine de préventions envers moi, à ce moment. Elle me semble une diversion bien commode, voire une justification tordue de notre situation actuelle.

"Moi, je veux comprendre, Caradoc. Tu es jaloux de moi ?"

"Pas exactement jaloux", il finit par soupirer.

"Alors quoi... ?"

"Pas facile à formuler… un peu frustré de mes résultats... un peu incertain sur ce que je veux, au fond... Emma sait ce qu'elle veut. Elle porte notre deuxième enfant. Elle gère. Moi, je ne sais pas trop. On me met là où on manque de bras."

"T'es Rang Deux, Darnell, ça en fait un grade bien haut pour un bouche-trou !"

"Ah ouais, tu trouves ?", il soupire en montrant les dossiers devant nous.

"On n'est pas une seconde des bouche-trous. On est des personnes de confiance dans un dossier politique avec des couches de secrets", je propose. Faudrait certainement que je me mette à bosser avant que Seamus revienne et le prenne mal.

"Des personnes de confiance ?", il se marre jaune.

"Caradoc, s'ils pensaient que tu pouvais aller voir la presse ou faire une autre connerie monumentale, ou les mettre, eux, dans la merde, ils t'auraient assigné à résidence avec Forrest ou déclaré blessé", je force le trait.

Il entend que ce n'est pas entièrement faux. Je le lis dans tout son corps.

"Ils comptent sur Finnigan et toi pour me surveiller", il essaie encore.

"Un peu, sans doute", je décide de reconnaître. "Pour vérifier que tu ne vas pas leur refaire un coup pareil. Mais pour que ça ne se reproduise pas, faut que tu te rappelles ce que tu as dit hier sur la confiance que tu me faisais."

"Ne prends pas tout pour toi", il soupire.

"Si ce n'est pas moi, qu'est-ce qu'il te faut ? Que notre commandante te parle ?"

"Merlin, Iris !"

"Tu sais, des fois, elle a pris Sam entre quatre yeux et il a mis deux ou trois jours à digérer, mais après, il est allé mieux... Je l'ai envié à chaque fois parce que, moi, je ne crois pas que ça me ferait le même effet... sans compter ce que ça lui ferait à elle... Et la question était bien de redéfinir ses perspectives et ses priorités", je rajoute, frappée par la comparaison.

"J'ai toujours fait tout mon possible pour ne pas me retrouver dans son bureau..."

Ça fait partie de son rôle social, dirait mon père, mais ce n'est sans doute pas le moment d'aligner mes parents et leurs fonctions tutélaires.

"J'imagine bien, mais penses-y. C'est peut-être le moment de le faire. De ton initiative. De mettre sur la table ce qui, au fond, te fait douter de toi — puisque tu prétends que ce n'est pas de moi."

Je ne sais pas ce qu'il aurait répondu à chaud. On entend l'un comme l'autre la voix de Finnigan dans le couloir. Sans un mot de plus, j'enlève la bulle de la main droite, en prenant un dossier au hasard de la main gauche.

"Relis plutôt celui que j'ai fait ce matin", me souffle Caradoc en me tendant un rouleau. J'obtempère en le remerciant.

Finnigan se laisse tomber à sa place et nous regarde avec une dose de calcul dans les yeux. Mais sa question est neutre : "Vous en êtes où ?"

"Je viens de finir un semblant de compilation de tout ce qu'on a contre Leales et de le passer à Iris, chef", lui répond Caradoc. Déférent, factuel, sobre.

"Laisse tomber pour l'instant, Iris. Ce qu'il nous faut pour quand Wang père va arriver, c'est un rapport sur Soportújar", il articule le nom avec soin. "Comment vous l'avez trouvé, comment vous l'avez aidé... Ils l'ont déjà relâché, mais ce serait bien que le juge n'ait rien à y redire."

"Bien, chef", je ponctue.

"Zorrillo, l'actuel représentant à Bruxelles, veut l'embarquer avec lui à Bruxelles puis à Madrid... A priori, il a tout pour être la star du procès et de leur Bureau... et c'est moi qui lui aurais fait passer la nuit dans une cellule... Je pensais vraiment qu'ils attendraient le feu vert du Magenmagot pour le laisser se promener..."

"Tu crois qu'il va t'en vouloir ?", je décide d'avoir le courage de demander.

"J'imagine que je le saurai assez tôt", marmonne Seamus. "Comme on l'imaginait, on est prêts à extrader tout le monde sauf Siofra O'Shea... Donc, il est possible que très vite, on ait juste à donner aux Espagnols — en l'espèce, Zorrillo — ce qu'ils demandent pour construire leur instruction."

"Zorrillo prend le procès ?", je vérifie. Seamus acquiesce avec un air entendu. "Et qui va représenter l'Espagne à Bruxelles ?", je questionne peut-être étourdiment. En tout cas, Caradoc a l'air inquiet pour moi.

"Rien n'a été dit devant moi. De toute façon, Robards a décidé d'être celui qui coordonne l'affaire et Lu... notre commandante va dans son sens. Je pense qu'il ne me reste que quelques heures avant qu'on me dise que je serai plus utile ailleurs. Au mieux, on me demandera de témoigner au procès — encore que vous êtes mieux placés que moi, parce que vous étiez sur le terrain et que vous pourrez témoigner de premières mains sur les agissements des accusés. Donc, continue, Caradoc : classe les éléments par accusé. Sans faire de synthèse, a priori Wang Père vient pour superviser ça...", il signale, et la frustration que je sens dans sa voix m'alerte. Nos yeux se croisent et il a un demi-sourire pour m'assurer : "Et non, Iris, pas la peine de t'inquiéter pour moi. Je ne suis pas amer. Je mesure juste que c'est le type d'affaire que je laisse avec plaisir à d'autres. Surtout à ce stade. Une bonne mise en perspective qui me permettra de prendre sereinement un Portoloin pour Dublin dès que possible."

ooo

Il me semble qu'il y en a pour tous les goûts. Le XXIV et avant dernier chapitre s'appelle Le prix.

Notes linguistiques

"¿En qué lío te has metido, Rafael ?" - dans quoi tu t'es mis, Rafael ?

"Lo siento, Jeffita" - je suis désolé, petite cheffe

"Vamos a sacarlo adesso" - on va le sortir de là