Des montagnes à pertes de vue. Voilà le paysage que voyait Péril jour après jour, inlassablement.
C'était son choix, de s'exiler dans les Montagnes Nuageuses. Enfin, un peu. La franche hostilité de certains Ailes de Ciel, qui n'arrivaient à accepter le pardon offert par sa reine Ruby, l'avait également poussé à partir en exil volontaire.
Et puis, elle n'était qu'une catastrophe sur patte à l'école de la Montagne de Jade. Péril avait brulé accidentellement un élève en le heurtant à un embranchement. Aucun d'eux n'avait vu l'autre, et si tout le monde affirmait que ce n'était pas sa faute, elle s'en voulait. Le pauvre Aile de Mer garderait des brûlures à vie de leur rencontre. Alors, elle était partie de l'école.
Être seule ne lui faisait ni chaud, ni froid. Enfin... S'éloigner d'Argil était une torture pure, car chaque seconde, son cœur chantait allègrement : Argil, Argil, Argil...
Triton également. Son premier ami, avec Argil. Un ex-dragonnet animus.
« Si j'étais une dragonnette animus, je m'ensorcèlerais moi-même pour ne plus avoir mes Écailles de Feu. Et puis... Je ne sais pas.
Mais heureusement, je n'ai pas ces pouvoirs-là. Me connaissant, j'aurai fini par faire n'importe quoi, tuer quelqu'un ou manquer de tuer quelqu'un. »
Péril ouvrit grand la gueule, crachant un petit nuage de fumée blanche, puis se leva du cercle d'herbe calcinée qui lui servait de lit. Elle arqua le dos, s'étira les pattes, ainsi que les ailes, et fouetta l'air de sa queue. Prête pour une nouvelle journée aussi fade que les précédentes.
Enfin, pas vraiment.
Les Serres de la Paix avaient, peu avant son exil, demandé à savoir où elle se rendait, pour pouvoir la contacter rapidement, si un dragon ou une dragonne hors-la-loi décidait de passer près d'elle. Péril avait répondu qu'elle serait dans les Montagnes Nuageuses.
Naufrage, leur chef, était venu la voir pour la prévenir qu'un dragon Aile de Nuit assassin, Llofrudd, avait tenté de tuer la reine Ruby. Mais il avait échoué, et fuyait dans les Montagnes Nuageuses. Attendant le bon moment pour tuer Ruby.
Alors, lorsque Naufrage lui avait dit que sa reine voulait la mort de l'assassin, qui avait néanmoins tué le prince Falaise, Péril n'avait pas hésité une seconde à obéir à l'ordre de Ruby.
Même si, au fond d'elle, une voix murmurait : « La reine Ruby se sert de toi, comme l'a fait Scarlet avant elle. »
« Non. La reine Ruby, elle, n'utilise pas de chantage affectif contre moi. Elle me craint, comme tous dragon sain d'esprit, à cause de mes Écailles de Feu. De toute manière, j'appréciais Falaise avant sa mort brutale, et je l'aurai vengé. Avec ou sans demande de Ruby.
Demande. Elle me laisse le choix.
C'est une bonne reine. Pour moi et pour tous les Ailes de Ciel. »
Elle ignorait si elle le pensait vraiment ou tentait de s'en convaincre.
D'un puissant coup d'aile, Péril s'éleva majestueusement dans les airs. Elle monta jusque dans les nuages, puis fondit en piqué vers le sol. Le vent la fouettait tandis qu'elle tombait comme une pierre, puis l'air gonfla ses larges ailes. Péril reprit son vol en frôlant les hautes herbes, les roussissant au passage.
Du coin de l'œil, elle aperçut un cerf en train de se désaltérer à un ruisseau. Changeant de trajectoire, elle se précipita silencieusement sur lui, ombre flottante au-dessus du sol. Le cerf n'eut le temps de pousser un brâme, grillé vif par les écailles de Péril.
Elle avala goulument la viande puis, repue, monta dans les airs, sans pour autant se fondre dans les nuages. De son point d'observation, elle voyait à la ronde. Pas de dragon noir. Rien que des vallées verdoyantes, perdues entre les hauts pics montagneux.
Un choc.
Péril, déséquilibrée, plongea vers le sol. Battant désespérément des ailes, elle atterrit en catastrophe, en plein dans le ruisseau, réchauffant l'eau et grillant les poissons.
« Qu'est-ce qui m'a percuté ? »
Elle se hissa sur les rochers entourant le courant et remarqua une forme noire, doucement ballotée.
« Le meurtrier de Falaise. Llofrudd, me semble-t-il. »
L'assassin grimpa sur la berge, sans sembler remarquer Péril. Une des aile de Llofrudd était brulée, couverte de cloques.
« Alors il m'a foncé dessus. Pas très malin. Il devait ignorer qui je suis.
Ou alors il est vraiment bête. »
L'Aile de Nuit sursauta brusquement, se rendant compte de la présence de Péril.
— Toi ! s'écria Llofrudd. La machine à tuer de Scarlet... Apparemment, tu t'es trouvé une nouvelle reine à servir, ironisa-t-il.
— De nous deux, Aile de Nuit, la machine à tuer, ce ne serait pas toi ? répliqua vivement Péril. Mais il est vrai que je ne rechigne pas à tuer, or ma reine veut ta mort.
— Alors essaye ! déclara-t-il en montrant les dents. Vas-y ! Qu'attends-tu ? Tu as peur ?
Péril se jeta brusquement sur Llofrudd, griffes en avant. L'Aile de Nuit, bien qu'affaiblit par sa brulure, s'écarta vivement et lança sur la dragonnette un disque de métal, qui fondit sur sa peau.
Un rictus mauvais déformait désormais le museau de Llofrudd, comme celui qui barrait souvent le visage de Scarlet. Folie. Haine. Rage.
Péril se jeta sur Llofrudd, brusquement. Le dragon avait beau se débattre, elle le tenait serré contre ses écailles.
Il hurla jusqu'à ce que, du majestueux dragon noir, il ne reste que des cendres, que le vent se chargea de disperser.
La dragonnette s'ébroua pour chasser les restes de suie, puis s'élança dans les airs. Elle venait de tuer, une fois de plus.
Un crime de plus à ajouter à la longue liste qu'était sa vie.
Elle était un monstre.
La pluie battait Péril, mais la dragonnette poursuivait vaillamment sa route, déterminée. De longues heures avait passé depuis son combat avec Llofrudd, et le palais de Ruby se détachait maintenant nettement des montagnes.
Deux gardes vinrent à sa rencontre, et tous deux marquèrent un temps d'hésitation en comprenant de qui il s'agissait. Mais leur fidélité à la reine Ruby était plus forte que leur peur, alors ils s'avancèrent bravement.
— Bonjour, déclara l'un d'eux.
Buse, selon les souvenirs de Péril. L'autre, en revanche, ne disait rien à la dragonnette.
— Tu es là pour... hésita Buse.
— Je dois parler à la reine, dit fermement Péril.
— Heu... D'accord, suis-moi, décida Buse.
L'autre dragonne haussa un sourcil, l'air de dire : « J'espère que tu es sûr. Personnellement, je ne lui fais pas confiance, mais fait comme tu le souhaites. »
— Épervier, monte la garde seule. J'accompagne Péril.
Buse fonça vers le palais, la dragonnette à sa suite.
Un dédale de couloir plus tard, Buse s'arrêta devant la salle du trône et poussa la porte avant de repartir vivement.
— Je suis en deuil, déclara faiblement Ruby, la voix tremblante de chagrin. Je ne reçois personne aujourd'hui.
— Votre Majesté, l'assassin de Falaise est mort sous mes griffes, comme vous le voulez.
— Péril ? s'étonna Ruby. Approche.
La dragonnette s'exécuta, et découvrit avec stupeur Ruby. Roulée en boule sur son trône, elle avait l'air de n'avoir rien mangé depuis la mort de son fils. Deux grands cernes violet – chose que Péril n'avait jamais vu – soulignait son regard hagard.
— Il est mort... C'est une bonne chose. Comme ça, il ne fera plus de mal à personne... Plus jamais. J'espère qu'il a souffert. A-t-il souffert ? demanda la reine. Si oui, pas assez. Il aurait fallu lui briser tous les os... Lui lacérer les ailes... Lui bruler la langue... Découper sa queue bout par bout, en cautérisant à chaque fois la plaie... Arracher ses écailles, une à une, divagua Ruby en dodelinant la tête.
— Votre Majesté... Il a souffert. Maintenant, dormez. Votre fils est vengé.
— Oui... acquiesça-t-elle faiblement. Il est vengé... Je dois dormir...
La reine posa sa tête sur ses pattes croisées et ferma les yeux. Rapidement, sa respiration s'apaisa.
« Est-ce toujours comme ça ? Ai-je, en tuant pour Scarlet, causé autant de peine aux familles des morts ? »
Péril baissa la tête, consternée.
« Je suis un monstre. »
Rien ne pouvait changer ce constat.
