CHAPITRE 1
Nevermind.

"Cent quarante, cent quarante et un, cent quarante deux, cent quarante-"

La suite lui échappait pour la troisième fois depuis que l'infirmière de l'université l'avait laissé seul dans son office. Cent quarante-trois, c'est le nombre que le professeur Jonathan Crane cherchait depuis près d'une demi-heure, les mots roulant sur sa langue sans que sont esprit ne parvienne à les remettre dans le bon ordre. Un râle de frustration enfla dans sa gorge maigre et glissa comme une couleuvre brûlante le long de son œsophage, jusque dans sa poitrine où elle fit son nid. Quelque part au fond de lui, dans ce que le professeur avait pris l'habitude d'appeler "l'arrière-pays", par commodité davantage que par amour de la poésie, une voix éraillée le suppliait de recommencer une fois encore, juste une dernière fois !

"Elle reviendra si tu finis de compter toutes les pièces, elle reviendra avec de bonnes nouvelles ; tu pourras sortir d'ici, rentrer à la maison et t'affaler sur le fauteuil du salon avec un livre, ouvrir une bière ou deux..."

La grande mosaïque qui trônait fièrement au dessus du bureau représentait une scène de chasse : un lion tenait entre ses crocs le flanc d'un cheval qui, ainsi prosterné devant la plus grande force de la nature, se regardait être dévoré. Crane étouffa un rire mauvais en la détaillant. Il ne doutait pas que le heurt qui servit de modèle à l'artiste eut été bouleversant, mais la façon dont il avait été immortalisé racontait, elle, une histoire bien différente qui agitait son esprit malsonnant. Des babines du roi figées sur la croupe charnue aux trois morceaux de pierres colorées excédents qui dessinaient un sourire tendre à l'animal mourant, son oeil langoureux et l'énorme patte griffue posée comme un mouchoir de soie sur la courbe généreuse du dos aubère…

"Dégoutant, si dégoutant..."

Les mots de grand-mère Keeny lui firent l'effet d'une décharge. Machinalement, le professeur Crane se remit à compter.

"Un, deux, trois..."

Comme si elle avait attendu son signal, l'infirmière entra en trombe dans le bureau, suivie de près par le docteur Long. Sans prononcer un mot, ils vinrent comme un ensemble se poster devant le jeune professeur figé sur sa chaise, deux sentinelles aux couleurs de l'université la plus prestigieuse de Gotham.

"Comment vous sentez-vous, professeur Crane ?" demanda la petite femme rousse d'une voix timide en triturant un anneau d'or trop lâche pour son majeur gauche.

"Le même que lorsque nous nous sommes quittés tout à l'heure, Jean." répondit-il calmement. Il n'avait pas menti : près d'une heure de sa vie avait été effacée de sa mémoire, sa tête le faisait souffrir atrocement et il avait la nausée, mais la situation n'avait rien d'anormal pour lui. À lire pourtant les regards anxieux de ses collègues, il suspectait qu'un faisceau d'éléments autrement plus inquiétants ne l'aient conduit cette fois à reprendre ses esprits à l'infirmerie plutôt que dans sa salle de classe.

" Vous en êtes sûr ?
- Oui.
- Sûr, sûr ?
- Absolument certain.
- Bon sang Crane, à quoi est-ce que vous jouez ? On entend parler que de vous dans ce foutu département !"

N'y tenant plus, Long avait bondi en avant comme un chien excité par les provocations d'une bande d'enfants. Jonathan l'avait croisé en salle des professeurs plus tôt dans la matinée ; l'ombrageux doyen n'avait eu de cesse de lisser son épaisse moustache blanche en serrant à droite et à gauche les mains polies de ses collaborateurs. Sa poigne trop ferme était humide – détestable -, son souffle court et une odeur âcre de sueur trahissait déjà son eau de Cologne hors de prix. De toute évidence, il était tendu, plus que d'ordinaire.

Le corps enseignant était en ébullition depuis les premiers préparatifs pour le gala de charité qui devait se tenir la semaine suivante au Muséum d'Histoire Naturelle de Gotham. Le docteur Long comptait sur la présence des pontes de la ville pour remplir les caisses de l'université, la moindre anicroche à la bonne tenue de l'établissement le faisait monter dans les tours de façon si spectaculaire que tout le monde s'étonnait en silence qu'aucun incident plus grave ne soit arrivé des suites de ses débordements d'humeur. Crane l'avait observé s'étioler chaque jour un peu plus, davantage encore à mesure que la date fatidique approchait. Il le croisait de temps à autre dans les couloirs du département de science, au réfectoire ou bien dans la salle de repos. À chacune de leurs rencontres, Long semblait avoir vieilli d'un an, et à chaque nouvelle constatation – toujours la même que la précédente - le jeune professeur Crane sentait poindre en lui une bête étrange qu'il apprivoisa une nuit, au détour d'une relecture de Nietzsche.

Schadenfreude, la tendre affection des coeurs mauvais.

"J'ai fait un malaise pendant le cours avec les premières années. On a dû m'accompagner jusqu'à l'infirmerie le temps que je reprenne mes esprits." D'un mouvement de tête, Crane désigna une pièce adjacente dont la porte était restée ouverte. Il n'avait pas vraiment idée de ce qui avait bien pu se passer entre le moment où il s'était senti partir et celui où il s'était retrouvé dans le bureau de Jean. Il se rappelait vaguement avoir marché jusqu'à infirmerie, bras dessus-dessous – avec qui ? - et du drap rêche sur lequel on l'avait allongé et qui n'était pas assez grand pour couvrir ses longues jambes.

"Vous avez fait un malaise ? C'est comme ça que vous expliquez votre comportement de ce matin ? Un malaise ?
- Ça m'est arrivé quelques fois par le passé. Je suis venu à l'université sans déjeuner ce matin et...
- Vous avez eu un petit creux c'est ça ? C'était plus fort que vous ?"

Un peu malgré lui, Crane s'empêcha de lever les yeux au ciel pour ne pas aggraver la situation. "Comme si c'était quelque chose que l'on pouvait contrôler avec de la bonne volonté" pensa-t-il, mais il se garda bien de signaler à son supérieur hiérarchique que l'incident aurait sans doute pu être évité si son dernier repas ne remontait pas à près de quarante-huit heures. "Plus de vingt-quatre, en tout cas." corrigea une voix tremblante, plus loin. Il aurait dû être plus prudent, emporter dans sa serviette un peu de bœuf séché et quelques fruits secs avant de partir ce matin... Mais il ne parvenait toujours pas à comprendre en quoi la situation méritait l'intervention de son supérieur hiérarchique, gala ou non. Il n'était assurément pas le premier à avoir perdu connaissance pendant un cours, pas même parmi les enseignants – souffrant de diabète, le professeur Carlyle était un habitué de l'infirmerie et le patient favori de Jean. Le doyen reprit de plus belle :

"Je me fiche de vos petites lubies, Crane. Passé la porte de cet établissement, vous êtes libre de vous bâfrer de post-it, de gommes, même des punaises si ça vous chante, mais si je vous reprends encore une fois à-
- Des punaises ?" s'indigna Crane. Devant son air ahuri, Long parut se calmer.

"Écoutez, pas moins d'une dizaine d'étudiants sont venus dans mon bureau me rapporter ce qu'il s'est passé ce matin et- bon sang, Jonathan, une boîte entière ? Qu'est-ce qu'il vous est passé par le crâne ?!"

Un silence de mort s'abattit sur le bureau, rythmé par le bruit des aiguilles de la montre de Jean. L'infirmière n'avait de cesse de jeter des coups d'oeil inquiets aux deux hommes, sans qu'elle ne parvienne à poser son regard sur l'un ou sur l'autre. Crane avait le teint livide mais son corps restait immobile, comme figé dans le marbre. Son visage n'affichait ni honte, ni indignation, son expression n'était pas celle d'un homme coupable. À la place, Jean surprit derrière les épaisses lunettes une détresse incompréhensible et lui trouva le même air que son petit garçon de cinq ans qui souffrait de terreurs nocturnes. C'était le même regard que le professeur avait eu en franchissant le seuil de son bureau quelques heures plus tôt et dans lequel elle cru discerner pour la première fois les traces d'une colère ancienne, et visiblement prête à exploser.

"Professeur Crane…" Jean appela doucement, "Vous ne vous voulez vraiment pas nous parler de ce qu'il vous est arrivé ?" Il secoua la tête, ses longs cheveux roux hirsute caressant son visage émacié. "Non. À la place, vous allez me raconter exactement ce qu'il s'est passé dans cet amphithéâtre."

La douceur de sa voix les pris de court. En une fraction de seconde, son expression avait complètement changé. Le très calme professeur Crane posa ses mains jointes sur ses jambes croisées et releva le menton. Ses yeux fauve se posèrent d'abord sur la petite infirmière qui semblait se recroqueviller sur elle-même à mesure que l'entrevue s'éternisait. Jean soupira d'inconfort.

"Steven Carmichael et Anthony Cappelletti vous ont escorté jusqu'ici ce matin. En les voyant arriver, j'ai d'abord pensé que vous aviez eu un coup de barre, une petite baisse de tension, quelque chose du genre. Mais vous étiez dans un tel état et lorsque j'ai essayé de vous poser des questions, vous... Enfin, je suis allée avertir le professeur Long pour qu'il m'aide à y voir plus clair, mais vos élèves l'avaient déjà pris d'assaut…" elle jeta un œil embarrassé à ses chaussures. Crane se garda de faire une réflexion sur sa version des événements qui ne l'aidait guère à faire sens de la situation. Long ne tournerait pas autour du pot, heureusement. L'air défait, le doyen dit d'une voix blanche :

"Crane, vous avez avalé une boite de craies devant une centaine d'étudiants."


Notes de l'autrice :

Voilà, je me jette à l'eau ; il s'agit de la première fanfiction que je publie sur ce site, et la première que j'écris à propos d'un personnage canon. Honnêtement, j'ai les chocottes.

Pour éviter tout malentendu et éventuellement quelques déceptions (notez comme la meuf sait bien se vendre), sachez que j'écris un Jonathan Crane très particulier, qui n'est ni celui des comics, ni celui des films. Je prends beaucoup, BEAUCOUP de libertés par rapport à son histoire, à son cheminement de pensée, à sa cartographie mentale. Je préfère éviter de trop en dire à ce sujet pour ne pas gâcher la suite mais il est important de noter que les puristes n'apprécieront peut-être pas cette fiction. (。•́︿•̀。)

Autre chose importante ; je ne suis pas une autrice fiable. Je peux publier trois chapitres dans la même semaine et plus rien pendant des mois. Si la régularité vous tient à coeur, ce que je comprends, je vous recommande de ne pas vous lancer dans cette lecture (écrit-elle à la fin du premier chapitre). Malgré tout, je promets de faire de mon mieux !

Chaque chapitre de cette fanfiction portera le titre d'une chanson de ma playlist "SCARECROW" sur Spotify et que je partagerai avec vous dès que j'en serais à peu près satisfaite. "Nevermind" est une chanson de Leonard Cohen.

"Schadenfreude" est une expression allemande qui désigne la joie sadique que l'on éprouve parfois dans le malheur d'un autre.

Of course, Jonathan Crane appartient à DC Comics, ainsi que le professeur Long et le professeur Carlyle qui apparaissent dans la série animée Batman (peut-être dans certains comics aussi mais comme je suis une bille n'hésitez pas à me faire passer les infos.)

La gentille infirmière Jean Carter est un personnage original, de même que les deux étudiants mentionnés dans le chapitre, Steven Carmichael et Anthony Cappalletti, bien que leurs noms aient été éhontément volés à la géniale série "The most popular girls in school" qui a entièrement refait mon premier confinement. Si vous aimez l'animation en stop-motion et les poupées Barbie qui jurent plus que les truands de Pulp Fiction, foncez !