CHAPITRE 5
Positif
"Jonathan."
"Jonathan."
"Jonathan !"
"Laisse tomber, il ne ( ) ça ne sert à rien. Laisse ( ) tomber. Laisse tomber, tomber, tomber, tomber, tomber… Ils ( ) ne- ne ( ) ils ne ( ) Jonathan ! Fini ( )"
"Jezebel ! Tais toi !"
Crane se réveilla en nage, le cœur serré d'une fureur qui n'était pas la sienne. Dans son sommeil, il avait perdu sa veste de pyjama qui gisait à présent au pied de son lit, un bazar de tissu rêche dont la silhouette ressemblait à celle d'un animal prostré. Par les stores entrouverts sur la rue silencieuse, la lumière des lampadaires découpait en fines lamelles les murs de la chambre, comme les barreaux d'une cellule de prison. Crane préféra ignorer le sentiment de malaise inavouable qui l'avait saisi en plein rêve. Sa journée commencerait à quatre heures et demie du matin, soit une heure plus tôt que d'habitude, mais le professeur n'en prit pas ombrage ; il avait beaucoup à faire.
Il pénétra dans la salle de bains mal éclairée comme sur un champ de bataille, en observant chacun de ses pas. Des éclaboussures sombres donnaient au carrelage crasseux des éclats de jaspe mais la supercherie n'aurait pas échappé à œil attentif, même celui d'un amateur : la pièce était maculée de sang séché. Depuis son entrevue avec Sherry-
"Jenny." corrigea une voix sans nom.
"C'est Jenny Pritchett, reprit la voix, de plus en plus plus fort, singeant le timbre fluet de l'étudiante, P-R-I-T-C-H-E-T-T-, 'P' comme poison, 'R' comme revenante, 'I' comme ()...
- Tu arrives un quart de siècle trop tard pour m'apprendre l'alphabet." chuchota le professeur en grattant distraitement du bout du bout de sa brosse à dent une goutte séchée sur le rebord de la baignoire qui n'avait pas été épargnée par le massacre.
"C'est un quart de siècle, cinq ans et neuf mois trop tard pour faire avorter ta pute de mère, et moitié moins pour m'apprendre les maths, Johnny." Crane sentit un rire gras enfler dans sa gorge au fond de laquelle il enfonça le manche de la brosse, jusqu'à toucher sa luette. Le geste eu pour effet escompté de rendre à la terre - ou plutôt à la faïence défraîchie du lavabo - le peu de nourriture qu'il s'était donné la peine d'avaler la veille au soir : quelques fruits secs, un peu de lait, une demi tranche de lard… et l'enveloppe ramollie d'une gélule de mélatonine à laquelle il avait cédé sur les coups de deux heures du matin, à bout de nerf.
"La faute à qui ?
- À SHERRY ! SHERRY LA SALE ()"
Crane essuya sa bouche de sa main noueuse et tremblante - la main d'un vieillard. Lentement, il se laissa couler sur le sol crasseux, le sang séché traçant de longues arabesques brunes sur le coton de son pantalon de pyjama.
Pas Sherry. Jenny.
"Sherry bouffe des pissenlits par la racine" et Jenny ne saurait pas écrire cette phrase sans faire de fautes.
Crane avait corrigé son devoir à la minute où il l'avait trouvé dans son casier le lundi suivant leur entretien. Il avait découvert sans grande surprise qu'il était aussi mauvais que les précédents - il s'était donné la peine de fouiller dans ses archives pour le comparer à ceux du semestre passé - et cette fois, même Ichabod avait été bien en peine d'y trouver le moindre intérêt, malgré les trop nombreuses relectures. Le poseur avait entamé des pourparlers avec Crane afin qu'il accepte de souligner le sérieux de la jeune femme, en attestait la qualité de son travail de recherche - un dossier épais d'une cinquantaine de pages qui citait chacune de ses nombreuses sources avec une application remarquable. On pouvait reprocher à Jenny Pritchett son manque de jugeote, mais pas son manque de rigueur. Le professeur avait alors fait remarquer - à juste titre - qu'il eût été plus cruel de relever l'aiguille d'excellence dans la botte de foin de médiocrité que d'énoncer la vérité telle qu'elle leur apparaissait crument : en dépit de ce qui devaient être ses meilleurs efforts - et du délais supplémentaire qu'il lui avait été accordé - le devoir ne valait pas mieux qu'un D.
"Et encore..." maugréa le professeur en se rappelant le cri d'indignation qu'il avait laissé échapper en découvrant le mot "anaclitique" mutilé en trois temps : "annaclittiqué".
"Et puis d'ailleurs, pourquoi un 'é' ?" s'était-il emporté à voix haute.
Si ce n'était pour le punir…
"'É' comme écorcher, énucléer, ébouillanter, écharper…"
Le sang n'était pas frais de la veille. Crane ne gardait que peu de souvenirs de la semaine passée, après son entretien sur le terrain de football avec-
"Sherry.
- JENNY !"
Il avait repris conscience le lendemain matin, allongé en travers vieux lit à ressorts, sans s'être débarrassé ni de son veston, ni de ses chaussures. Un éclat de lumière lui avait fendu le crâne en deux et il avait été contraint de rester alité une heure de plus avant de trouver la force de se traîner jusqu'à la salle de bain où il avait découvert le carnage pour la première fois. Le sang était déjà sec, mais il avait conservé son bel éclat rouge et profond. Crane avait identifié l'origine de ses maux dans le reflet du miroir ; une plaie béante en demi-lune, de la taille d'une phalange (pire encore, de la taille d'une de ses phalanges) décorait son front comme un diadème sanguinolent.
"Au nom de la lune…
- Te voilà puni."
Il s'était approché un peu plus près de la surface : il lui avait semblé distinguer dans la bouillie bleue-violacée de son front un bout saillant, couleur ivoire - de l'os ? Il avait pressé ses doigts de part et d'autre du côté de la plaie, s'arrachant un feulement de douleur. Le morceau blanc avait jailli de sa chair comme une balle de fusil pour chuter quelques centimètres plus bas dans le lavabo. Crane l'avait cueilli du bout d'un index tremblant.
Une paillette de plâtre.
Il avait nettoyé la plaie et ne s'en était plus soucié depuis.
Crane se releva péniblement. Il agrippa le rebord du lavabo d'une pleine main, mais sa prise, rendue hasardeuse à cause de la crasse, manqua de lui filer entre les doigts. Il se rattrapa de justesse à la baignoire, se hissa péniblement sur ses jambes tremblantes. La situation n'avait rien d'inhabituel, cependant. Il se contenta d'essuyer son visage d'un revers de l'avant bras, puis rinça machinalement ses mains, sa bouche, et une partie du lavabo pour faire bonne mesure. L'eau calcaire laissa dans son sillage des stries de faïence sur le bol tapissé de vomi et de sang, blanches comme d'anciennes cicatrices.
Les samedis à l'université étaient paisibles. Aux petites heures du jour, Crane était sûr de ne croiser personne sur le campus, à part peut-être un ou deux étudiants trop saouls pour le remettre. Il ne rencontra personne ce matin-là et s'attarda quelques instants sur le parvis pour fumer une cigarette, en détaillant d'un air absent les échafaudages qui masquaient la façade du bâtiment principal. Il évitait d'ordinaire de promener son regard un peu trop haut, d'une part parce qu'il n'existaient que peu d'interlocuteurs capables de rivaliser avec ses deux mètres quatre de hauteur, d'une autre parce qu'il était sûr que l'appel du vide le rattraperait plus tôt que tard.
S'il lui prenait tout à coup l'envie de sauter du toit, comme ça, pour voir ? Que verrait-il pendant sa chute ? Mourrait-il sur le coup ou se sentirait-il agoniser sous le regard de ses étudiants ahuris ? Avec le peu de force qu'il lui resterait, il écrirait en lettre de sang - son sang - :
"Jenny m'a tuer"
Si l'idée ne l'amusa pas tant, elle lui arracha au moins un sourire. Avant de s'enfoncer tout à fait dans ce fantasme morbide, il écrasa sa cigarette sur la rambarde en pierre des escaliers qui menaient au hall principal et se dépêcha de regagner des lieux plus familiers.
Le laboratoire de recherche n'avait pas vu la lumière du jour depuis plusieurs mois.
L'ensemble de l'équipe d'entretien s'accordait à dire que le professeur Crane prenait grand soin des lieux à en juger par l'état dans lequel il laissait sols, paillasses et instruments à la fin d'une séance de travail. Mais le drôle avait insisté pour garder les stores fermés à n'importe quelle heure du jour ou de la nuit car il prétendait travailler mieux dans l'ignorance du monde, et il ne mentait pas. La vie de l'extérieure venait avec son lot de distractions toutes plus inattendues les unes que les autres, Crane était bien placé pour le savoir. D'ailleurs, il avait horreur des surprises.
Lorsque le professeur pénétra dans la pièce, la lumière du couloir qui l'avait amené jusqu'à son antre aveugla la dizaine de rats de laboratoire qu'il avait répartis dans cinq cages alignées contre le mur du fond. L'ombre de l'homme se découpait le long des murs, sa silhouette semblait s'étirer à l'infini, se glissant entre les plinthes, dans les interstices des tiroirs du bureau, des stores fermés… Elle débordait loin, plus loin que ce que les yeux des créatures nyctalopes pouvaient discerner, par delà les murs du laboratoire, par delà la raison - si c'est ainsi que l'on nomme ce bref aperçu de conscience qui avait touché les rongeurs à l'instant où le maître avait pénétré dans la salle.
Crane n'eut pas tôt fait de poser le pied à l'intérieur qu'ils s'étaient ratatinés au fond de leurs cages en poussant des glapissements à fendre le cœur. Le professeur leur jeta un coup d'œil agacé, celui qu'il réservait d'ordinaire aux étudiants qui s'ébattaient en discussions bruyantes pendant sa classe. Dans leur prison de fer, les rats sifflaient, feulaient, griffaient l'air en direction de l'immense silhouette qui se tenait toujours sur le pas de la porte et les toisait d'un œil glacial qu'ils ne pouvaient distinguer, pas plus que le reste de son visage ou de quoi que ce soit de plus précis que sa longue silhouette acérée.
Le professeur s'avança nonchalamment dans la pénombre qui l'accueillit comme un vieil ami. ll n'avait pas besoin d'allumer les néons - il connaissait les lieux comme son propre appartement. Il ferma la porte à clé la porte et se retrouva dans l'obscurité la plus totale, malgré le soleil qui inondait le campus de ses premiers rayons. D'un pas assuré, il s'approcha d'une sixième cage laissée dans un coin opposé aux autres. Elle était recouverte d'un morceau de tissu noir qu'il vint soulever doucement du bout d'un doigt. Quoi qu'il se trouva à l'intérieur le prit de court : attendant une réponse qui de toute évidence tardait à venir, il dévoila la cage d'un grand coup sec.
Ses yeux ne s'étaient pas encore faits à l'obscurité. il eut du mal à faire sens de la masse informe qui avait colonisé le coin droit de la cage, un amalgame de fourrure grasse, de lignes saillantes, et de ce qui ressemblait à nid des vers inanimés.
Au bout de quelques longues secondes d'observation durant lesquelles il ne s'aperçut même pas qu'il retenait sa respiration, Crane exhala profondément. L'odeur le frappa de plein fouet : c'était celle d'un cadavre en état de putréfaction.
Le rat s'était dévoré vivant.
"Eh bien, voilà qui est intéressant…" il s'avoua, bien que son expression ne trahissait aucune émotion particulière. Il arrangea le drap noir avec mille précautions d'orfèvre, puis, s'accoudant à la cage, les épaules voûtées, laissa son regard se promener le long des lames poussiéreuses des stores jusqu'à l'autre bout de la pièce. Guidé par quelque instinct, il acheva sa course sur une cuvette en acier inoxydable dont les paroies inclinées se rejoignaient en un fond arrondi.
La fosse du désespoir.
C'est ainsi que l'on avait surnommé cet ancien dispositif de recherche utilisé au cours d'expériences menées sur des macaques rhésus dans les années 1970 par Harry Harlow, un psychologue comparatif du Wisconsin dont les recherches portaient sur la dépression clinique et avait pour objectif de produire un modèle animal de la maladie.
Coincé entre les deux paroies, un treillis métallique vissé à quelques centimètres au-dessus du fond de la chambre permettait aux déchets de s'écouler par le drain, jusqu'aux trous percés dans l'acier. La chambre était équipée d'une mangeoire et d'un biberon d'eau, et surmontée d'un couvercle pyramidal conçu pour empêcher les sujets incarcérés de se suspendre à la partie supérieure. Ainsi, bien que les macaques disposaient de quantités suffisantes de nourriture et d'eau pour assurer leur survie, ils ne recevaient aucune autre sorte de stimulus de longues semaines durant. Harlow avait lui-même dessiné et conçu l'appareil de torture dans l'idée de simuler les affres de la dépression, une façon qu'il imaginait emblématique de son expérience avec la maladie, sorte de représentation physique de sa propre angoisse.
Une fois prisonniers de la fosse, et avec un univers entier réduit soudain à la taille de leur propre corps, les macaques se retrouvaient ainsi confinés dans l'enfer de leurs pensées.
Les premiers jours, ils essayaient de s'échapper de leur prison en sautant sur les côtés, arrachant au prix de leurs efforts démesurés un bref aperçu du monde extérieur avant de glisser inexorablement tout au fond, rappelé par le néant. Mais après quelques temps passés dans la fosse ils finissaient par abandonner tout à fait, se résignant à leur sort.
Aucun singe n'avait survécu à son séjour dans la fosse. La plupart passaient entre 3 et 12 mois en isolement. Six mois ou plus passés dans la fosse étaient synonymes de dommages irréversibles. Les sujets de test incarcérés pendant un an ou plus refusaient de bouger une fois libérés - la plupart d'entre eux se laissaient mourir de faim. Harlow et ses étudiants avaient réussi à créer un dispositif qui rendait les animaux cliniquement dépressifs.
Crane poussa un soupir. Si le doyen apprenait un jour qu'il possédait un pareil instrument - pire, s'il apprenait que le professeur en faisait un usage semi-fréquent - il serait renvoyé à coup sûr. Mais Long était le produit de son époque, un imbécile pétri d'orgueil dont les principes servaient surtout à faire la courte-échelle à un insatiable désir de reconnaissance.
Si Crane parvenait à mener son expérience à terme, s'il mettait le doigt sur un remède… Il était sûr que personne ne trouverait rien à redire au sujet de ses méthodes. Et quand bien même le doyen se trouverait touché par la Grâce la veille au soir et qu'il s'émeuve soudain du sort de simples sujets de tests ? Avec un brevet en poche, plus rien ne retiendrait Crane à l'université. Il serait libre de monter son propre laboratoire et de mener ses recherches de la façon dont il l'entendrait.
Ses doigts pianotèrent contre les barres en métal, son regard se fit plus lointain encore.
Après tout, pourquoi pas ? Sa précédente expérience n'avait pas rencontré un franc succès - l'euphémisme était doux - mais elle n'était que la première de ce qui serait sans nul doute une longue série d'échecs : il n'était pas homme à se bercer d'illusions.
Le traitement n'était pas destiné à des sujets sains. Pire, il avait de toute évidence des conséquences désastreuses sur eux. Mais même le premier imbécile venu savait qu'il était impossible de tirer des conclusions raisonnables d'un seul et unique test. Il lui faudrait retenter la même expérience, comparer les résultats... Crane jeta de nouveau un coup d'œil en direction de la fosse.
Depuis combien de temps faisait-il croupir celui-là ?
Il fit quelques pas en direction du dispositif, tendant l'oreille comme un animal à l'affût. Tout semblait calme, de ce côté de la pièce au moins. Crane vint glisser ses doigts sous le socle de la partie supérieure de la chambre, souleva le couvercle pyramidal de quelques millimètres à peine. Silence.
ll risqua un œil à l'intérieur.
Le rat était prostré au fond de la fosse, la tête enfouie entre deux pattes, immobile. Par hasard, le professeur parvint à déceler le mouvement presque imperceptible de la petite cage thoracique et soupira de soulagement. Tout n'était heureusement pas à recommencer. Il laissa sa main glisser le long de la paroie glacée, le plus doucement possible afin de ne pas effrayer la bête. Ses longs doigts s'enroulèrent autour de la carcasse décharnée mais le rat n'esquissa pas le moindre mouvement et lorsque son geôlier l'extirpa de sa prison pour la première fois depuis un an et quatre mois, il se laissa couler tout à fait dans le creux de sa main.
"Allons Judy Lou, haut les coeurs." Crane susurra d'une voix qu'il aurait voulu tendre, mais la sienne quitta ses lèvres avec l'âpreté d'un dernier soupir. Il installa son tout petit otage sur une des paillasses restées libres.
"Je sais que je t'ai mené la vie dure ces dernières semaines mais c'est fini maintenant."
Le rongeur se laissa rouler sur le flanc sans même faire mine de résister à ses manipulations - il avait été vaincu depuis bien longtemps déjà. Il ne bougea pas non plus lorsque son tortionnaire enfonça l'aiguille dans le bas de son dos osseux.
"Les choses finiront par s'arranger pour nous deux, tu verras."
Crane gratta la bestiole entre ses deux oreilles, descendit le long de sa colonne jusqu'à l'aiguille qu'il retira doucement.
"C'est ce que j'espère en tout cas."
"Ce que tu espères ? Tu espères encore, à ton âge?"
La remarque le figea sur place. Dans une ombre, il crut reconnaître la silhouette décharnée de sa grand-mère. Son cœur manqua un battement.
À quel âge la vieille Keeny avait-elle arrêté de prier pour que sa fille rentre au bercail ?
Sa main et son esprit suspendus dans le vide, Crane rouvre la porte de son enfance. Où était donc passé sa mère ? Il se souvenait vaguement de ses cheveux châtains, de son cou gracile, de ses jambes arquées… Mais aucune odeur, aucun son ne la lui rappelle. Elle aurait aussi bien pu exister sur la couverture d'un des magazines de mode qu'il planquait sous son lit.
Des rumeurs au lycée circulaient. On avait retrouvé une femme sur le bas côté d'une route de campagne qu'il empruntait parfois pour se rendre en cours, le pantalon baissée jusqu'aux chevilles et la gorge tranchée si profondément que la police avait longuement théorisé sur l'urgence du crime en évoquant une "quasi-décapitation".
Crane saisit le rat par le cou, enfonçant ses ongles dans sa chair. La bête ne broncha pas.
Où était donc passé sa mère ? Gisait-elle dans le fossé d'une route, quelque part entre Lotham et Arlen ? À Gotham, à Blüdhaven ? La trouverait-il chez lui, dans son appartement miteux ou assise sur un coin du bureau qu'il occupait à l'université ?
Dans l'arrière-pays ?
Dans un fossé ou dans la fosse… ?
"Jonathan…" une femme murmurait à l'oreille de sa conscience.
"Jonathan, mon petit, mon tout petit…"
Crane sentit qu'il échappait peu à peu à sa propre cognition, peut-être pour elle, pour lui faire une place… Juste une toute petite place à côté de lui…
On frappa à la porte du laboratoire.
Crane eu un sursaut de surprise, ses doigts lâchèrent leur prise qui s'était mise à saigner abondamment - le rat n'avait toujours pas bronché. Il s'empressa de le remettre dans la fosse, essaya vainement de curer ses ongles ensanglantés avec un pan de sa blouse, mais déjà les coups avaient redoublé de volume. Il se précipita sur la porte qu'il ouvrit à la volée.
Le secrétaire d'administration se tenait juste derrière. Il avait la fâcheuse tendance à se tenir trop près de ses interlocuteurs - Crane pouvait éprouver la chaleur de son souffle se frayant un chemin entre les boutons de sa chemise, jusqu'à la sentir contre son torse. Il contint un frisson de dégoût.
"Pardonnez-moi de vous déranger, professeur Crane…"
Le susnommé professeur le dévisagea un instant, lunettes de travers, l'air hagard.
"Vous êtes de permanence aujourd'hui ?
- Comme tous les samedis depuis cinq ans, en effet.
- Oh." Il renifla d'un air embarrassé. "Eh bien, que puis-je pour vous monsieur…
- Benalli. Russel.
- Monsieur Benalli, bien sûr."
Russell jeta un regard curieux sur le côté ; son interlocuteur était si grand qu'il n'apercevait que les dalles du plafond par-dessus son épaule. Crane modifia presque subrepticement sa position de sorte à faire poliment remarquer à son interlocuteur qu'il valait mieux ne pas abuser de son hospitalité - encore moins de son temps.
Le secrétaire esquissa un bref mouvement de recul avant d'enchaîner maladroitement :
"Le professeur Long souhaiterait vous voir dans son bureau le plus rapidement possible.
Crane prit le temps de glisser ses lunettes à la racine de son nez pour assimiler le motif de cette visite impromptue.
- …Maintenant ?" se hasarda-t-il à répondre.
Russell haussa les épaules.
"Maintenant, à la fin de la matinée ou lundi si ça vous chante, ce sont vos affaires."
Sur ces mots, il le quitta sans autre forme de procès. Crane le regarda s'éloigner dans l'interminable couloir avant de refermer à clef la porte du laboratoire. Son front avait à peine effleuré la surface froide du composite que la douleur le foudroya sur place. Il s'écarta vivement, manquant de trébucher sur l'estrade qui se trouvait juste derrière.
Il n'était pas sûr d'être en état d'affronter le doyen.
"Tu arraches un pansement lentement ou d'un coup sec ?
- S'il se donnait déjà la peine d'en mettre un…"
La plaie rouverte avait laissé sur la porte une empreinte rouge sang comme un baiser de retrouvailles. Crane voulut l'effacer d'un revers de sa blouse mais ne parvint qu'à étaler le sang davantage ; la marque devait ressembler à celle laissée sur le linteau à l'entrée des foyers Hébreux, quelques milliers de siècles auparavant. Il laisserait quelqu'un d'autre s'en inquiéter à sa place.
Lorsque Long le fit entrer dans son bureau, le professeur crut qu'il allait défaillir. Du sang avait coulé le long de l'interminable arête de son de nez mais il ne s'en était pas aperçu.
Long lui trouva un air de fou.
"Qu'est ce que vous vous êtes fait au-
- Du bricolage." Crane l'interrompit sèchement.
Le doyen haussa un sourcil circonspect. Il doutait que cette grande tige su faire la différence entre une pince coupante et une pince pliante, mais soit, il n'était pas homme à se passionner pour ses employés, encore moins pour la façon dont ceux-ci occupaient leur temps en dehors de l'université.
"Vous devriez tout de même montrer ça à un médecin, on dirait que ça suinte." ajouta-t-il poliment.
Crane ne le lâchait pas du regard - tenace, bouillonnant - mais il n'ajouta rien de plus. C'était une des rares choses qu'il appréciait chez le professeur de psychologie, car il lui aussi avait horreur des salamalecs.
Le doyen alla donc à l'essentiel :
"Des élèves sont venus se plaindre. ll semblerait que certains des étudiants aient reçu un traitement de faveur de votre part."
Crane lui jeta un regard outré.
"C'est bien la première fois que l'on me reproche de faire des gentillesses." il répondit froidement.
Long haussa les épaules - il n'était pas non plus convaincu du bien-fondé de ces accusations. On s'était plaint des excentricités du professeur, de son manque d'humanité, de la ribambelle de devoirs dont il avait coutume d'assommer ses élèves… Jamais, au grand jamais, il n'avait montré la moindre faiblesse de caractère qu'il put le pousser à se prendre d'affection pour un zélateur ambitieux.
"Une étudiante se serait targuée d'avoir de bonnes… relations avec vous."
Le professeur se figea, ses oreilles prirent une dangereuse teinte cramoisie.
"Q-qui…?
- Je pense que vous savez très bien de qui il s'agit." répondit Long avec douceur.
Il le savait. Elle avait hanté son adolescence et une longue semaine de sa vie professorale - ou peut-être deux ? Le temps n'avait plus aucune signification pour lui.
"Professeur Long, je vous assure que-"
Le doyen leva une main en l'air en signe d'apaisement.
"Je cherche seulement à comprendre ce qui a pu délier les langues à ce point. Je ne pense pas que vous soyez homme à faire des préférences. Prendre des têtes de Turcs, à la rigueur…"
Si un regard pouvait tuer… Au lieu de quoi, Long soutint celui de son collègue sans ciller.
"Ce que j'essaye de dire, c'est que je vous crois, professeur Crane." Il avait articulé sa phrase avec difficulté - visiblement, elle lui coûtait cher. "Mais j'ai besoin d'entendre vos explications."
Il quitta sa chaise pour venir s'installer au bord du bureau en bois massif, les yeux plantés dans ceux de son interlocuteur.
"Qu'est ce qui a motivé votre décision d'accorder un délai à mademoiselle Pritchett ?"
Crane s'effaça un bref instant. Lorsqu'il revint à lui, il avait l'impression que ses jambes s'étaient allongées d'au moins cinq bons mètres.
D'une toute petite voix, il reconnu :
"Eh bien… En vérité, personne ne m'avait jamais demandé la permission auparavant."
En rentrant chez lui ce soir-là, Crane se sentait plus léger. Il s'arrêta au Los Pollos Hermanos en bas de chez lui pour acheter un seau de pilons de poulet et n'en mangea que deux morceaux. Il donnerait le reste aux rats.
La nuit, il rêva qu'il emmenait Jenny Pritchett faire un tour à la campagne.
Notes de l'autrice :
Surprise ! Je suis de retour ! Je suis désolée pour le manque d'update, j'ai douté de moi et finalement je me suis laissée embarquer dans un autre fandom… mais je tiens énormément à mon Batverse et à cette histoire que j'aimerais arriver à mener à terme. Je travaille en parallèle sur une autre fanfiction qui se présentera probablement sous la forme d'une série d'OS et qui raconte les (més)aventures d'Irène (vous vous souvenez, l'infirmière du chapitre 2 ?) à Gotham, après qu'elle ait réussi à se faire une place dans la pègre - tout sera expliqué en temps et en heure. J'espère vous voir au rendez-vous !
Au premier janvier, je m'étais fixée comme objectif de poster une fois par mois mais je me connais, et je préfère éviter de faire des promesses de gascon, alors… qui vivra verra ! Pour fêter mon retour, voilà un chapitre sans prétention, juste histoire de se remettre dans le bain (de sang). C'est le plus long que j'ai jamais écrit ! Je n'ai pas eu le cœur de le couper en deux, parce qu'il ne s'y pas finalement pas grand chose et ça m'aurait fait de la peine de prolonger encore l'attente.
"Positif" est une... un... un son ? De Mr Oizo
"Au nom de la lune, je vais te punir !" est la catchphrase de la très célèbre Sailor Moon dont le croissant de lune est un des emblèmes.
"Jenny m'a tuer" en référence à "Omar m'a tuer" de l'affaire criminelle Omar Raddad, faute de français incluse.
Fun fact : les rats voient aussi bien en plein jour qu'au beau milieu de la nuit, c'est à dire quasiment pas (les pauvres).
La fosse du désespoir, dans sa version originale "pit of despair", est bel et bien un véritable dispositif scientifique du très réel et très controversé Harry Harlow ! L'expérience était déjà jugé inhumaine à l'époque (et on était à peine au début des années 70, c'est dire) et il a été écrit à ce propos : "Harlow et ses collègues continuent de torturer leurs primates décennie après décennie, prouvant invariablement ce que nous savions tous déjà, à savoir que les créatures sociales sont détruites si l'on détruit leurs liens sociaux". (traduction approximative de yours truly)
Merci Rose pour tes reviews et tes mots d'encouragement ! Sache que c'est grâce à toi que j'ai décidé de reprendre du service, alors du fond du coeur : MERCI ( ´౪` ) (et j'espère que le chapitre sera à la hauteur de tes attentes !)
P.S : oh et petit bonus ! J'ai corrigé les chapitres 3 et 4 de "Entre chiens et loups" ! La trame est exactement la même, je me suis juste contentée de revenir sur certaines tournures de phrases qui ne me plaisaient plus et d'ajouter quelques précisions et anecdotes par ci par là, si jamais vous voulez vous amuser à les retrouver. Sinon pas de panique, l'histoire reste exactement la même ! ;-) Les chapitres 1 et 2 passeront aussi à la casserole à l'occasion.
