Les soldats français et le gardien, qui tenait une torche au-dessus de sa tête, menèrent Ugo et Selene jusqu'au fond de la prison. Ugo boitait ; plusieurs fois il trébucha et les gardes le remirent sur ses jambes, sans ménagement pour sa blessure qui saignait et tachait la chemise. Ugo serrait les dents ; aucun son ne franchit ses lèvres. L'ennemi aurait été trop heureux de l'entendre.
— Oh, comme elle est appétissante, l'Italienne, bava le premier soldat.
— T'as raison, j'en ferais bien mon quatre heures, ricana le second.
— Tu crois que le chef dirait quelque chose, si on la besognait dans un coin ?
— Silence ! s'écria le gardien. Le chef serait fou, si vous osiez une chose pareille !
— Et pourquoi cela ?
Le gardien soupira, excédé que l'évidence n'apparut pas à ses compères :
— Parce qu'il voudrait passer d'abord.
Selene ne saisissait pas le français, mais elle savait qu'ils parlaient d'elle et elle savait aussi très bien ce qu'ils avaient l'intention de lui faire. Leurs mains, parfois, hasardaient sous sa chemise et lui chatouillaient le bas des fesses. Elle retenait ses larmes et gardait la tête haute, malgré le dégoût qu'ils lui inspiraient.
Ils traversèrent de longs couloirs, descendirent de nombreux escaliers en colimaçon, et lorsque enfin ils s'arrêtèrent, ce fut devant une épaisse porte de bois toute cernée de fer et percée d'un petit judas rectangulaire. Le gardien attrapa le lourd trousseau de clefs qui pendait à sa ceinture et ouvrit la porte. Selene retint un cri en découvrant la cellule, semblable à la gueule d'un monstre, noire et béante. Celle-ci semblait avoir avalé la totalité de la lumière, il n'y avait désormais plus que les ténèbres et le froid glacial.
L'un des gardes la libéra de ses liens et la poussa à l'intérieur.
— Allez, avance !
Le gardien les précédait avec la torche et éclaira un trou fermé par une grille en fer rouillé. Il la souleva et déroula une corde. Il pointa du doigt Selene, puis la corde, puis le trou, afin de se faire comprendre.
— Descends.
Selene, tétanisée, oublia la position dans laquelle elle se trouvait et secoua vigoureusement la tête. Les trois hommes éclatèrent de rire.
— Descends !
Une main agrippa brutalement sa fesse et enfonça ses doigts gantés dans la chair ; Selene sursauta. Cela la décida : elle attrapa la corde et se laissa glisser au fond du ventre puant du cachot. Elle atteignait l'enfer mais au moins, tout en bas, personne ne la toucherait.
Ce fut au tour d'Ugo de descendre. Diminué par sa blessure, il n'eut pas la force de protester et se coula difficilement à l'intérieur du trou. Agacé par cette lenteur, l'un des gardes le frappa : l'Assassin s'écrasa au fond du cachot dans un bruit mat et un cri de douleur. Les rires fusèrent de nouveau.
Les Français ajoutèrent quelque chose, remontèrent la corde, replacèrent la grille sur l'ouverture et sortirent. L'obscurité s'abattit sur Selene et Ugo.
Soudain aveugle, Selene tâtonna autour d'elle. Une main sur le mur froid, elle avança lentement, et effectuant un mouvement circulaire, elle remarqua qu'on les avaient enfermés dans un puits étroit. Entre les pierres suintaient de minces filets d'eau glacée, et du sol émanaient des remugles d'excréments et d'urine. Selene en eut la nausée. Elle se félicita d'avoir perdu la vue : elle ne voulait pas voir ce que ses pieds foulaient parfois.
Derrière elle, Ugo remua. Elle l'entendit gémir, ramper et s'asseoir dos au mur en soupirant. La respiration sifflante, Ugo prit un moment pour rassembler ses idées et soulager la douleur en restant immobile.
— Alors, c'est ici que tout finit ? dit-il enfin. À la Bastille ?
Selene s'assit à côté de lui, sans dire un mot.
— Nous avons échoué, poursuivit-il. À Rome, personne n'en saura rien avant de longues semaines. Le Mentor...
Sa voix fut cassée par la douleur.
— … Le Mentor sera extrêmement déçu.
Selene l'écoutait parler. Elle ne savait pas quoi ajouter. Ugo avait raison : ils seraient exécutés avant même que la nouvelle de leur emprisonnement ne parvînt à Rome. Personne ne viendrait à leur secours : ils étaient perdus, et cette antre noire n'était qu'un avant-goût de la tombe.
— Je pensais mourir autrement que dans la pourriture, hélas, murmura Ugo pour lui-même.
Ugo ne craignait pas la mort. Il était simplement frustré. Il savait que le Mentor pensait à lui depuis longtemps pour lui succéder le jour où il se retirerait. Ç'aurait été un honneur, l'accomplissement de toute sa vie offerte en sacrifice à la Confrérie, mais il ne vivrait pas pour voir ce jour arriver.
— D'ailleurs, Selene, dit Ugo, j'aimerais vous poser une question.
La jeune femme se redressa.
— Pourquoi diable le Mentor vous a-t-il envoyée avec nous ?
Selene ramena ses jambes contre sa poitrine, appuya son front sur ses genoux, et poussa un long soupir de lassitude. Ugo insista :
— De quoi a-t-il eu peur ?
— Je l'ignore, mentit-elle.
— Moi, j'ai ma petite idée.
La jeune femme se raidit.
— Je n'ai plus beaucoup de temps, railla Ugo. J'emporterai le secret avec moi. Il n'y a pas de public à qui raconter les ragots.
— Alors pourquoi voulez-vous absolument savoir, signor Ubaldi ?
— C'est vrai, reconnut-il. Je regrette simplement que vous ayez à subir ce calvaire avec moi. Vous n'auriez jamais du nous accompagner.
Puis :
— Vous l'aimez, n'est-ce pas ? Pas de la manière dont une nièce doit aimer son oncle.
Silence.
— Et il vous aime aussi. De la même façon. Cela se voit.
« C'est faux, songea Selene. S'il m'avait vraiment aimée, il m'aurait gardée près de lui. »
Ugo fut satisfait de l'absence de réponse. Il n'émit pas de jugement : bien que l'histoire fût hautement condamnable, il trouvait la punition bien trop sévère. Selene payait cher au nom de la bienséance, et personne ne méritait de mourir ainsi par amour, quel qu'il fût, oublié au fond d'une cave.
— Votre histoire est bien triste, ma chère Selene.
L'agonie rendait Ugo bavard. La parole le rattachait au monde des vivants. Il se mit à rire, mais la douleur qui lui coupa le ventre l'arrêta aussitôt.
— C'est drôle, lâcha-t-il. Nous sommes tous les deux trahis par l'un de ceux que nous estimons le plus.
Sa voix flancha de nouveau, pourtant ce ne fut pas à cause de sa blessure. Selene jura qu'il était sur le point de fondre en larmes, abattu par la trahison inexpliquée de son meilleur ami.
— Jamais je n'aurais imaginé cela de lui, Selene, avoua-t-il faiblement. Jamais. Pas Vittorio. Quinze années d'amitié piétinées, comme ça, et contre quoi ? Un sac plein d'or ?
Ugo s'interrompit. Il devenait de plus en plus difficile pour lui de parler.
— Je me sens mal, souffla-t-il. J'ai besoin de dormir...
Ce furent les derniers mots de l'Assassin. Dès lors, il s'enfonça dans le sommeil et ne se réveilla plus.
oOo
Selene retrouve sa chambre avec soulagement. Un feu gigantesque et rouge brûle dans l'âtre et diffuse une chaleur infernale dans la pièce. Mais la jeune femme n'est pas dérangée ; elle a froid, elle a froid jusqu'à l'intérieur d'elle-même, ses cheveux humides collent désagréablement à sa peau et lui arrachent des frissons.
Elle s'accroupit sur le tapis moelleux devant la cheminée et approchent ses mains si près des flammes qu'elle pourrait se blesser, mais elle ne ressent pas leur brûlure. Elle frissonne encore, plus fort, si bien qu'elle en a mal.
Puis elle sent une pression sur son épaule. Elle lève la tête. Ezio est là, il ne porte que ses culottes et la peau brune de son torse nu luit à la lumière cuivrée du feu. Selene sourit. Elle sent déjà que la sensation de froid se dissipe, juste parce qu'il est là. Les doigts chauds d'Ezio écartent les mèches mouillées et se fraient un chemin sur sa peau, sur son cou, sur sa nuque, sa joue. Il lui sourit aussi, il est content de la revoir.
Il lui attrape doucement le poignet, l'aide à se relever et la serre tendrement contre lui. Selene soupire d'aise et ferme les yeux. Elle sent les bras d'Ezio, leur puissance autour d'elle, leur chaleur agréable, les muscles de son corps contre sa poitrine et les battements de son cœur tout cela l'aide à la réchauffer, lentement, à lui réchauffer le sang, et cette chaleur se diffuse de sa tête jusqu'à ses pieds. Alors elle s'abandonne contre Ezio, elle s'accroche à ce corps chaud et solide comme un roc, sur lequel il est si bon de se reposer parfois, et elle prie pour qu'il ne la lâche plus jamais.
Ezio semble comprendre. Il lui saisit gentiment le menton, dépose un baiser sur l'arête de son nez, à la commissure de ses lèvres, sur sa bouche...
Selene ouvrit les yeux sur l'obscurité. Aussitôt de nouvelles larmes lui piquèrent les paupières en réalisant où elle était. Cette vision d'Ezio n'avait été qu'un beau rêve, et le retour à la réalité était d'une violence inouïe. Il n'y avait jamais eu de chambre, ni de feu, ni de tapis confortable. Le froid la cisailla : elle était pieds nus sur la pierre froide et humide, et la chemise en tissu rêche dont on l'avait couverte ne lui était d'aucun réconfort. Elle grelottait si fort qu'elle fut surprise de ne pas encore être morte de froid.
Ugo s'était laissé choir sur la jeune femme. Recroquevillé, il avait posé sa tête sur ses genoux. Selene l'entendait respirer faiblement et fut rassurée de le savoir toujours vivant. C'était certainement un supplice pour lui, mais savoir qu'elle n'était pas la seule âme dans cet horrible endroit la rassurait un peu.
Comment tout cela avait-il pu arriver ? Comment avait-elle pu se retrouver dans une telle situation ? Pourquoi avait-il fallu qu'elle décide, un jour, de se lancer à la recherche de son père ?
Mue par une force dont elle ignorait la source, Selene était partie, laissant tout cet imaginaire derrière elle. Et cette décision pourtant anodine avait entraîné une série de malheurs, adoucie seulement par la passion fulgurante qu'elle avait vécue avec son oncle.
Et les délices de ces moments volés au temps valaient toutes les peines du monde.
Une bouffée de haine lui gonfla la poitrine. Ezio Auditore. C'était lui, et lui seul, qui les avait jetés dans ce trou à rat ! Elle souffrait, Ugo mourait contre elle, et c'était entièrement de sa faute !
Ugo gémit plus fort, en proie aux tourments de la fièvre. Dans son délire il appelait ; Selene crut reconnaître le nom d'une femme. Elle posa une main compatissante sur le front brûlant de l'Assassin.
— Oh mon ami, mon pauvre ami, murmura-t-elle en caressant doucement ses cheveux mouillés de sueur.
Elle essuya ses larmes d'un revers de main, se pencha sur lui, l'entoura de ses bras et le berça doucement. Et, puisant dans ses souvenirs d'enfance, elle se mit à chanter une berceuse, afin de calmer leurs angoisses à tous les deux.
Elle sentit qu'Ugo se détendait dans ses bras, et le son de sa propre voix la calma.
La chanson résonna longtemps entre les murs de la prison.
