Selene émergea de sa léthargie quand elle entendit la porte de la cellule grincer sur ses gonds. Elle leva sa tête, lourde et douloureuse, vers l'ouverture grillagée, mais ne vit rien. Aucune lumière ne venait percer les ténèbres ; son visiteur n'apportait pas de torche. Elle tendit l'oreille. Quelqu'un s'approchait avec précaution. Une voix s'éleva :

— Ugo ? Selene ?

La jeune femme n'en crut pas ses oreilles.

— Vittorio ? C'est toi ?

— Oui.

Bien que grandement affaiblie, la jeune femme, soudain folle de rage, lui déversa un flot d'insultes :

Pezzo di merda ! Comment as-tu pu nous faire ça ?

— Selene, je t'en prie...

— Ta gueule !

— Et Ugo ?

Selene se tut. Vittorio comprit rapidement, car il ne percevait que sa voix à elle.

— Ugo se meurt, cracha-t-elle. Il n'en a plus pour très longtemps.

Elle l'entendit renifler. Vittorio s'était agenouillé face à la cavité, et se tenait la tête entre les mains.

— Je suis désolé, je suis tellement désolé...

Selene jouait machinalement avec les mèches des cheveux d'Ugo ; de temps à autre elle posait la main sur son ventre pour vérifier s'il respirait encore.

— Tu peux l'être, dit-elle. Mais ça ne changera rien. Ton meilleur ami agonise, et bientôt, ce sera mon tour.

Selene était étourdie. Elle était trop épuisée pour rester en colère longtemps. Le désespoir demandait moins d'énergie.

— Vittorio, l'interrogea-t-elle, pourquoi nous as-tu trahis ? Qu'est-ce qu'on t'a offert pour ça ? Dis-moi pourquoi, Ugo et moi, nous allons mourir ici comme des chiens teigneux.

— On m'a forcé, répondit faiblement Vittorio. Je n'ai pas eu le choix.

— On a toujours le choix.

— Je l'ai fait pour Nino et Sandra. Ils les auraient tués, Selene !

L'évocation des amis de son grand-père raviva la jeune femme. Ils étaient lointains, si lointains, qu'elle s'interrogea sur leur réalité. Ce cachot ressemblait à la mort, alors Nino et Sandra Barrieti avaient-ils seulement un jour existé ?

— Je ne comprends pas... souffla Selene.

— Quand Ugo et moi sommes venus te chercher à San Gimignano, Selene, rappelle-toi : la flèche, ma blessure... Tu nous as amenés chez tes amis, ils ont accepté à contrecœur de me garder un peu de temps... Et vous êtes rentrés à Rome.

Selene l'écoutait. La mémoire lui revenait par bribes.

— Nous pensions tous que nous étions en sécurité. Mais les soldats des Borgia ne nous ont pas oubliés, ils ont continué de chercher et ils ont fini par me trouver. Je n'ai pas pu mentir longtemps, ma blessure était une preuve. Je ne pouvais pas être quelqu'un d'autre que l'Assassin sur lequel ils avaient tiré.

« Ils m'ont posé beaucoup de questions. Sur la Confrérie, sur toi, sur les Auditore, sur le passage que nous avions emprunté. J'ai d'abord refusé de répondre, alors ils ont rouvert ma blessure à l'épaule et ils se sont amusés avec. Longtemps. Aujourd'hui, si je ne peux bouger comme avant, c'est à cause d'eux.

« Mais je m'en fichais bien. Je n'ai pas parlé. Ils ont bien vu que je ne dirai rien s'ils s'en prenaient à moi.

Selene se crispa, redoutant la suite.

— Alors ils ont torturé Nino, reprit Vittorio. Ils lui ont brisé les doigts, l'un après l'autre, en frappant dessus avec le pommeau de leurs épées. Nino hurlait et me suppliait de ne rien dire pour te protéger, et eux, ces fils de pute, ça les faisait rigoler.

« Nino est un homme courageux. Il a tenu bon. Mais les choses se sont compliquées quand ils s'en sont pris à Sandra.

« Ils l'ont touchée, ils l'ont déshabillée. Elle criait, elle s'est débattue comme une louve, mais ils l'ont frappée au visage, ils l'ont allongée sur la table et ils lui ont retroussé les jupes. Nino est devenu fou et ils l'ont passé à tabac pour le faire taire.

« Je ne pouvais pas supporter, Selene. Ces pauvres gens n'ont jamais mérité ça, et c'était de ma faute. Ils allaient violer Sandra sur la table, devant son mari, devant moi, elle avait le couteau sur la gorge, tu te rends compte, ils l'auraient prise tous les cinq, chacun leur tour ».

La voix de Vittorio se brisa.

— Alors je leur ai tout dit. C'est sorti d'une traite. J'ai tout raconté : où se trouvait notre planque à Rome, les tableaux découverts dans la grotte, tout ce que je savais à propos de toi, des Fragments d'Eden et des plans du Mentor. Je les ai menés jusqu'à la cachette de Benozzo Gozzoli, je les ai aidés à voler les peintures. À partir de ce moment-là, je suis devenu l'espion des Borgia, et si je les trahissais eux, alors ils reviendraient s'occuper personnellement des Barietti.

« Nino et Sandra sont toujours leurs otages. Ils le resteront jusqu'à ce que je disparaisse, je crois.

— Ils seront libres sous peu, rétorqua Selene d'un ton sec. Quand le Mentor apprendra ce que tu as fait, il te tuera.

— J'ai signé mon arrêt de mort le jour où j'ai accepté de jouer un double jeu, Selene.

Selene ne répondit pas. Elle eut pitié de Vittorio. Enfin elle trouvait une explication à son comportement étrange depuis qu'il était revenu seul de San Gimignano. Son sens de l'humour éteint, sa complicité avec Ugo détruite, son air sombre avaient été des indices que personne n'avait pourtant chercher à questionner. Pire : il avait changé de camp sous la menace, et on ne l'avait pas ménagé : les Borgia avaient assassiné son père, le condottiero Vittelozzo Vitelli, la même nuit que les Orsini.

— À l'auberge, poursuivit Vittorio, un des soldats m'a reconnu. Il était l'un de ceux qui m'ont torturé. Tout est de ma faute.

Vittorio aussi avait tout perdu, et ses jours, à lui aussi, étaient désormais comptés. Le courroux d'Ezio serait implacable. Elle ne pouvait plus lui en vouloir ; à sa place, devant la détresse de Nino et de Sandra, elle aurait certainement réagi de la même façon et se serait vendue à l'ennemi.

— Vittorio.

— Oui ?

— Je regrette qu'Ugo ne puisse t'entendre parler. Ça lui a fait beaucoup de mal de te perdre. Il n'a jamais compris pourquoi tout avait autant changé entre vous.

Selene se mit de nouveau à pleurer. Elle s'étonna de pouvoir encore produire des larmes.

— Sauve-nous, supplia-t-elle.

— Je ne peux pas.

Il y eut un silence, puis un écho dans le couloir.

— Je dois partir.

— Reste encore un peu, s'il te plaît !

— Selene ! Tends la main.

La jeune femme obéit. Elle sentit alors la large paume de Vittorio, pleine de vigueur, contre la sienne maigre et froide. L'homme la pressa doucement.

— Adieu.

— On se revoit en Enfer, lâcha Selene.

— Je vous rejoindrai vite.

Vittorio s'éclipsa. Après le chuintement des vêtements sur la pierre et le cliquetis de la serrure, le silence retomba lourdement et avec lui, plus lourd encore, le poids de la solitude.

oOo

Selene attendit une seconde visite de Vittorio, pourtant celui-ci ne revint jamais. Rapidement elle perdit la notion du temps une éternité semblait s'être déjà écoulée. Elle ignorait d'ailleurs si Ugo était toujours vivant ; parfois elle pensait l'entendre respirer, mais peut-être était-ce simplement l'écho de son propre souffle.

Au fond de son cachot humide, Selene avait tout le temps de réfléchir.

Elle s'étonnait encore de la vitesse à laquelle tout avait basculé. À peine avaient-ils eu le temps de se réjouir de leur succès que le piège s'était refermé sur eux.

Le groupe avait éclaté en morceaux.

Valentino était mort. Selene, prise dans son tourment, avait à peine eu le temps de réaliser. Elle frissonna en repensant à son corps, tourbillonnant un instant dans le vide avant de heurter le sol dans un bruit mat.

Pauvre Valentino. Il avait aimé Paris de tout son cœur, et Paris lui avait drôlement rendu.

Quelque part auprès d'elle, Ugo mourrait, sans faire de bruit. Quelle injustice, lui aussi ! Il avait donné sa vie, plus que quiconque au sein de leur petit groupe, pour la Confrérie. Et voici que lui, le successeur envisagé d'Ezio Auditore, agonisait dans une cellule française, loin de chez lui, abandonné par son meilleur ami.

Selene eut une pensée pour Thomas. Lui aussi aurait tout donné pour la Guilde des Assassins, et il était mort à cause d'un traître, au milieu d'anonymes. Alors, c'était ainsi ? La Confrérie faisait mourir ses plus fidèles serviteurs ?

Le seul qui allait vivre, à la fin de toute cette histoire, ce serait finalement Vittorio.

Si elle ne s'était pas sentie si faible, Selene aurait ricané face au cynisme de la situation.

Vittorio. Depuis qu'il lui avait parlé, malgré la trahison qui avait mené leur mission au fiasco et les conduirait tous à la mort, elle ne parvenait pas à lui en vouloir. N'aurait-elle pas réagi de la même façon ? En acceptant d'intégrer la Confrérie, les Assassins savaient à quels dangers ils venaient se frotter. Protéger les populations, en empêchant les Templiers, constituait un devoir.

Alors, comment accepter les dommages collatéraux de leur lutte, quand ils atteignaient les gens simples ? Vittorio, en quelque sorte, n'avait-il fait que son devoir ?

Et au fond de son cœur, Selene était heureuse qu'il ne soit rien arrivé ni à Nino, ni à Sandra.

Peut-être mentait-il. Qu'est-ce qu'elle en saurait, de toute façon ? Elle ne pourrait pas vérifier. Mais la réaction de Nino, lorsqu'elle s'était réfugiée chez lui en apprenant la disparition de sa mère, s'expliquait enfin.

Selene laissa échapper un sanglot. Les pensées tourbillonnaient dans sa tête, lui donnaient la migraine et la nausée. Elle envia Valentino. Elle aurait préféré mourir plutôt que de moisir au fond d'un trou puant, en proie au désespoir et au délire.

Quand elle parvenait à trouver le sommeil, quand celui-ci parvenait à l'arracher quelques heures à une affreuse réalité, elle rêvait d'Ezio. Mais ce n'étaient pas de beaux rêves : dans ses cauchemars, elle revivait la scène de la bibliothèque, Ezio lui riait au nez, la chassait, et parfois même il levait la main sur elle.

Le véritable Ezio, celui qui avait su être si doux avec elle, avait disparu de ses souvenirs. Elle était désormais persuadée d'être détestée ou oubliée.