— Leonardo, fais-moi entrer.

L'artiste plongé dans ses travaux reconnut la voix d'Ezio, mais s'étonna de l'entendre si faiblement. Son ami frappait toujours à la porte avec vivacité. Il posa ses pinceaux, et c'est en ouvrant qu'il comprit.

La pluie s'abattait cruellement sur Rome. Ce n'était pas Ezio mais plutôt son fantôme épuisé, transi de froid. L'Assassin autrefois fier se tenait sous l'averse, Selene inerte entre les bras. Des cernes profondes creusaient ses paupières et le vieillissaient de dix ans.

— Elle est morte, Leonardo. Ils ont réussi à me la prendre.

À l'intérieur, Ezio, se laissa choir sur un tabouret, stupéfié et incapable de lâcher sa nièce. L'artiste, qui triturait son béret entre ses mains fébriles, regardait cette pietà impie se sculpter dans son atelier. Le peintre en lui regrettait de ne pas pouvoir couvrir une toile de cette image, tandis que l'humain sensible se trouvait accablé par le décès de la jeune femme.

— Tu avais raison, murmura Ezio. J'ai fait une grosse bêtise.

Leonardo décida de mettre sa propre peine de côté et d'être de quelque réconfort. L'Assassin était venu chercher un soutien, pas des pleurs et des sanglots.

Il s'assit à côté de son ami et posa une main compatissante sur son avant-bras.

— Qu'est-ce que tu vas faire, Ezio ?

Pas de réponse. L'Assassin prit conscience que l'artiste lui demandait indirectement pour quelle raison il avait amené Selene chez lui ; en réalité, il ignorait pourquoi. Dans sa détresse, il avait eu besoin d'une épaule sur laquelle se reposer, et c'était le nom de da Vinci qui lui était venu d'abord à l'esprit, demeurant le plus à-même de le comprendre.

De manière décousue, Ezio lui raconta tout ce qui s'était passé depuis le départ de Selene pour Paris, les multiples attaques de Cesare au Repaire pour empêcher son propre départ, les rumeurs de la capture sur la route, l'opération de sauvetage rapidement ébauchée, et la Pomme d'Eden troquée contre la vie de Selene.

Quand il eut terminé, il lui manquait du souffle. Leonardo l'avait écouté attentivement, et une idée avait germé en lui. Il poussa doucement Ezio d'une main dans le dos, l'obligeant à se relever.

— Viens avec moi, mon ami.

Ils déposèrent le corps de la jeune femme dans le cabinet que Leonardo avait aménagé afin de réaliser ses dissections.

— Tu as la Pomme ?

Ezio fouilla dans ses poches et l'ingénieur découvrit l'Orbe endormie.

— Tu vas me trouver fou…

Pour Ezio, rien n'était plus fou qu'une énième perte chez les Auditore, visiblement condamnés à tomber comme des mouches. Il soupira, et Leonardo prit ceci comme une incitation à poursuivre :

— Fais-en un réceptacle.

Ezio tiqua. L'esprit embrouillé, il ne comprit pas.

— De quoi tu parles ?

— Souviens-toi. Le Codex, tu l'as lu, n'est-ce pas ?

— Oui, bredouilla l'Assassin, confus. Peut-être, il y a longtemps…

— Altaïr. Adha. Le Calice. Ezio, tu me suis ?

— Non.

— Adha était considérée comme un Fragment d'Eden, tout comme le Calice, expliqua Leonardo, patient. Ce qu'en écrit Altaïr dans le Codex reste très vague, on ne sait pas si elle possédait le Fragment, si elle en était l'incarnation ou… si elle le détenait en elle.

Ezio se rappela la lecture de cette page, malheureusement brûlée dans l'incendie de la villa.

— Leonardo, c'est insensé, dit-il en secouant la tête.

— Réfléchis. Où vas-tu dissimuler cette Pomme ? Si tu perds ton temps à chercher un second sanctuaire, l'information aura tôt fait d'arriver aux oreilles des Templiers, et ils t'abattront.

Ezio se mordit la lèvre. C'était comme profaner le corps de sa nièce que d'y enfouir un objet, aussi divin soit-il.

— Les accessoires sacrés sont toujours entreposés dans des temples, comme si cela les cachait convenablement, rouspéta Leonardo.

L'artiste fut secoué d'un petit rire sarcastique devant le manque d'originalité des religieux et autres superstitieux du genre. Il reprit vite son sérieux.

— On ne viendra pas chercher un Fragment d'Eden dans la tombe de Selene.

Ezio dut reconnaître que c'était la meilleure cachette, bien qu'elle soit tout à fait saugrenue.

— Bene. Mais débrouille-toi.

Ezio s'adossa au mur et baissa la tête, fixant ses bottes tachées de boue. Bien que témoin quotidien de carnages, de tueries et de tripes éparpillées, la vision de quelqu'un occupé d'y mettre les doigts le révulsait totalement. La façon dont Leonardo parlait de Selene le gênait, la réduisait à un simple morceau de chair, sujet principal d'une opération chirurgicale et d'une expérimentation qui dépassait toute logique.

Mais la voix de Leonardo s'éleva.

— Ezio, j'ai besoin de toi

L'Assassin frémit. Leonardo lui fit signe d'approcher. D'abord réticent, il obéit. Lorsqu'il se retrouva au-dessus de la dépouille nue de Selene, sa peau presque translucide souillée de sang séché par endroits, des nausées terribles lui enserrèrent l'estomac.

— Elle était si belle, murmura-t-il, désolé.

— Pardonne mon attitude iconoclaste.

Ezio se demanda comment Leonardo parvenait à supporter de tels miasmes pendant ses longues observations anatomiques. Indifférent aux exhalaisons, l'artiste reprit, espiègle :

— Aide-moi un peu : place-la, et je m'occuperai de recoudre.

Il désigna la Pomme du menton, posée sur la table ; éteinte, elle avait l'air d'une vulgaire boule de métal.

— Tu es le Prophète. Elle ne risque pas de te corrompre...

Ezio s'exécuta, plongeant l'artefact dans le ventre de Selene. La Pomme scintillait étrangement.

Soudain, un halo de lumière les engloba tous les trois ; Ezio et Leonardo se couvrir les yeux. Des bourrasques violentes balayèrent l'atelier, créant un désordre plus grand encore : les bibliothèques s'écroulèrent, les dessins se mirent à voler comme une nuée d'oiseaux blancs. Les deux hommes vacillèrent, stupéfaits par la réaction démesurée de la Pomme face à son nouvel écrin. Une agréable chaleur remplaça l'atmosphère naguère froide et hostile du cabinet, et le calme revint.

Haletant, Ezio rouvrit les yeux ; ses pupilles éblouies crurent distinguer une silhouette qui remuait. Il cligna des paupières plusieurs fois. L'environnement se fit plus net. Et il eut le souffle coupé.

C'était comme si les fils d'une marionnette tiraient, avec une extrême délicatesse, les épaules de Selene en avant afin de la redresser. Inconsciente, la tête renversée, le corps de la jeune femme s'abandonnait à cette manipulation invisible. Leonardo contemplait la scène avec étonnement et appréhension mêlés.

Les iris verts de Selene brillèrent. Ses index maladroits écartèrent ses mèches noires et les rangèrent convenablement derrière ses oreilles. Elle respirait, son ventre était intact, sa peau avait bruni et ses joues retrouvé leur teinte rose ; où étaient la marque au fer, les croûtes de sang et cette odeur de mort qui la recouvraient quelques minutes auparavant ?

— C'est impossible, s'étrangla Ezio.

Il était en même temps fou de joie et, comme Leonardo, terriblement anxieux car un tel retournement de situation dissimulait certainement un terrible prix à payer.

Selene les examina l'un après l'autre, l'air surpris et candide.

Une éternité passa.

Enfin, elle ouvrit la bouche :

— Qui êtes-vous ?

Les espoirs d'Ezio se brisèrent en mille morceaux. Bien sûr, tout ceci était trop beau. Il la toisa, sévère, et cela effraya la jeune femme.

— Ça n'a aucune importance, répondit-il.

Leonardo lui lança un regard empli de reproches.

Signorina, vous souvenez-vous de votre nom ? demanda-t-il à Selene.

La jeune femme réfléchit, fouillant dans des souvenirs qui n'existaient pourtant plus. Attristée, elle lui répondit par la négative. Ne tenant plus, Ezio se retira Leonardo lui emboîta le pas.

— Qu'est-ce que tu fais ? s'indigna-t-il une fois qu'ils se fussent éloignés tous les deux.

— Elle a tout oublié.

— Justement ! C'est inespéré ! Si tu l'aimes…

L'Assassin grogna et le fit taire d'un geste de la main.

— Ezio… Elle ne sait même plus qui elle est, reprit l'artiste.

— Mais moi, je le sais. Ce n'est plus elle. Je ne peux pas. J'ai déjà suffisamment péché, et tôt ou tard j'aurai à répondre de mes actes devant mon frère. Ceci est ma punition.

Leonardo ne trouva rien à répondre. Ezio conclut d'une voix rauque :

— C'est fini, mon ami. Je n'ai plus de nièce. Elle est morte ce matin, et ce soir la Pomme ne m'en rend qu'une pâle copie.

Le silence s'installa entre eux, seulement troublé par le bruit que faisait Selene (ou devait-il dire le Fragment d'Eden ?) en essayant de se lever et de faire quelques pas. Du coin de l'œil, Ezio la devinait titubante, les jambes flageolantes, cherchant son équilibre et s'appuyant contre les murs. Les objets encore en place après la tempête basculaient et tombaient.

Bouleversé, il comprit la nécessité de sa quête, autant pour l'Ordre que pour lui-même.

— Mes objectifs n'ont pas changé, déclara-t-il, déterminé. Je pars pour Masyaf.

La figure de Leonardo se décomposa lentement lorsqu'il réalisa qu'Ezio allait vraiment partir.

— Alors tu ne reviendras plus avant de nombreuses années, dit-il, plein de rancune.

L'Assassin ne paraissait pas non plus enchanté par cette perspective.

— Leonardo, pardonne-moi, mais il le faut.

Ce fut sa seule justification, qui sonna particulièrement faux à ses oreilles. Était-il réellement obligé de s'en aller si loin ? Devait-il vraiment partir sur les traces de son ancêtre, ou cherchait-il simplement à s'occuper l'esprit et à fuir une réalité trop dure ?

Leonardo le coupa dans ses réflexions et désigna la jeune femme du pouce :

— Et… elle ?

Ezio se crispa :

— Elle n'a personne.

Son regard croisa furtivement celui de Selene. Il n'y avait plus cette combativité qui s'était allumée au fond de ses pupilles au fil du temps, ni cette lueur qui lui avait rappelé Federico tant de fois. Tout avait été malicieusement effacé ; la véritable Selene était partie. Ezio ne put soutenir ces yeux emplis de naïveté qui reflétaient sa faute et ravivaient sa culpabilité.

La gorge nouée, il se tourna vers la porte et saisit la poignée, s'apprêtant à sortir :

Addio, amico mio.

Leonardo s'offusqua et le retint :

— J'espérais quand même un au revoir plus chaleureux !

Le reproche fit sourire l'Assassin. Il serra son ami de longue date dans ses bras, ferma les yeux, et il sut qu'il ne le reverrait plus.

— Si tu m'écris, ne me parle pas d'elle.

Leonardo hocha la tête. Dehors, l'averse continuait ; on entendait les gouttes claquer contre les fenêtres et le vent s'engouffrer dans les fissures.

— Tu me manqueras, Leonardo. Merci pour tout.

Ezio ramena sa capuche sur son front et, sans se retourner, s'en alla à travers le rideau de pluie.

Sous le porche, le cœur serré, Leonardo regarda la triste ombre blanche disparaître à jamais au milieu de la foule courbée par les eaux.

— Qui était-ce ? l'interrogea Selene en s'approchant gauchement de la fenêtre pour le regarder partir.

— Oh, un enquiquineur, répondit Leonardo, une expression de dédain forcée masquant son chagrin. Je pense qu'on ne le reverra pas de sitôt.


FIN !

Un peu plus de 10 ans d'écriture pour terminer cette fanfic, avec de nombreuses pauses entre temps (que voulez-vous, la vie...).

Pour ceux qui ont eu la patience de tenir jusqu'au bout, merci du fond du coeur.

Portez-vous bien !

Eo