Chapitre 10 : Le Malchanceux Ultime
« … Aww, regarde-le ! N'est-il pas adorable ?
-Komaeda, ce n'est pas parce qu'il a reçu son titre il y a un mois qu'il n'est âgé que d'un mois.
-Pourquoi pas ? C'est pas comme si quiconque se souciait de ce Naegi-kun-là. La nouvelle version améliorée est beaucoup plus populaire ! »
Naegi remua. Il pouvait sentir Komaeda au-dessus de lui et il pouvait parfaitement entendre Komaeda roucouler. Il n'était certain de la position de Kamukura, mais si on se fiait à son expérience, il était au lit en train de fixer le plafond.
Quelque chose de doux lui touchait la joue. Encore à moitié endormi, il étendit paresseusement le bras et l'approcha de lui. Il bougea. Ses yeux s'ouvrirent brusquement quand il se souvint qu'il dissimulait une paire de chaussures dans son sweat et que Komaeda était juste à côté de lui. Par chance, il s'était roulé en boule avant de s'endormir et ses genoux faisaient du bon travail pour cacher le renflement.
Ah, oui. Cette chose douce ? C'était une autre peluche Monokuma.
… Naegi n'était pas une personne violente, mais parfois il voulait vraiment frapper Komaeda en pleine face.
« Tu as bien dormi ? » lui demanda Komaeda. Il était penché au-dessus de Naegi, les mains sur les genoux.
« J'ai dormi par terre. »
Pendant un instant, Komaeda parut troublé. Bien assez tôt, cependant, ce sourire éclatant illumina de nouveau son visage. « Tu seras bientôt de retour dans ton lit. Allez viens, on y va !
-Qu'est-ce que tu... ? Hé ! Ne me touche pas !
-Comment je suis censé te porter sinon ? Je ne veux pas que tu trébuches encore sur quelque chose. »
Et il le portait bel et bien. Naegi ne pouvait pas faire grand-chose pour se débattre, pas avec ses bras plaqués autour de son abdomen pour cacher les chaussures. Ils devaient faire un drôle de couple : Komaeda, aussi agité et excité qu'une foule, et un Naegi renfrogné porté comme une mariée. La scène était suffisamment intéressante pour que Kamukura lance un coup d'œil dans leur direction.
« Je ne vais pas être vu comme ça ? marmonna Naegi.
-Tout va bien. La malchance que nous avons eue hier avec Kuzuryu-kun signifie que tout va bien se passer aujourd'hui. Nous n'allons croiser personne. »
Naegi ne comprenait pas vraiment toute cette histoire de chance, mais Komaeda et Kamukura semblaient s'accorder sur le fait que l'aîné des deux Chanceux Ultimes savait ce qu'il faisait. Komaeda poussa la porte du pied, et puis ils étaient partis, Komaeda bombant fièrement le torse. Il avançait d'une démarche rapide et assurée, la démarche de celui qui sait être en train d'accomplir quelque chose de spécial.
Parce que, Naegi le savait, Komaeda pensait réellement que le retenir prisonnier était aussi important.
Les ruines de la ville avaient une autre apparence à la lumière du jour. La nuit avait éclipsé l'ampleur des dégâts et avait donné au monde au-delà des fenêtres un halo éthéré. Mais ce clair de lune argenté avait disparu, remplacé par le brun de la pourriture, le noir de la suie et de la destruction, et le rouge du feu. Le ciel lumineux moquait ceux en contrebas, les raillant avec la promesse d'un jour calme.
Naegi arracha ses yeux de cette vision. Il se tortilla avec nervosité.
« Komaeda-kun, qu'est-ce qui s'est passé hier ?
-Rien d'intéressant, dit-il. Mais tu vas devoir attendre un peu avant que je puisse te trouver un autre lot de vêtements.
-Est-ce qu'il était furieux ? » demanda Naegi, s'inquiétant un peu de la réponse. Aux dernières nouvelles, Komaeda avait dérobé des vêtements au Yakuza Ultime.
« Complètement ! rit Komaeda. Il... aïe... »
Komaeda tituba soudainement, ses bras s'affaissant. Naegi ne fut sauvé d'une collision avec le sol que grâce à un effort terrible de la part du garçon aux cheveux blancs. Komaeda était hors d'haleine par la suite, le visage pâle.
« D... désolé, dit-il. C'est douloureux de rire pour l'instant. Mais je ne peux pas m'en empêcher. Je suis si heureux quand je peux parler avec toi. »
Douloureux de rire … ?
Naegi demanda : « Tu es blessé ?
-Je crois que j'ai quelques côtes meurtries. Je vais bien. »
Ce n'était vraiment pas le cas. Ce n'était pas normal d'être plié en deux à ce point, même en portant quelqu'un. Komaeda n'était certainement pas comme ça quand il avait transporté Naegi à travers les couloirs le jour d'avant. Il avait dû être blessé la veille, probablement durant sa confrontation avec Kuzuryu. Pourtant, bien que les pas de Komaeda étaient désormais accompagnés d'une grimace, il refusa de reposer son fardeau – même quand Naegi proposa de marcher.
Naegi reprit la parole, espérant aider Komaeda à penser à autre chose qu'à la douleur. « Si Kuzuryu-kun croyait que tu lui avais volé ses habits, pourquoi a-t-il frappé à ma porte ?
-Hein ? Oh, je croyais que tu avais compris depuis longtemps. Tu restais dans ma chambre... Tu veux savoir où j'étais si tu dormais dans ma chambre, n'est-ce pas ? Je te laisse trois suppositions d'abord.
-Je sais que tu es à côté, dit Naegi, mais je ne connais pas vraiment cet endroit, donc je ne sais pas ce que c'est.
-Ah, c'est vrai. C'est un placard ; l'endroit parfait pour les détritus dont personne ne se soucie.
-... Tu vis dans un placard. »
Le bras de Komaeda s'enroula un peu plus autour de son corps, serrant davantage Naegi contre lui.
« Ça ne me dérange pas. Nul prix n'est trop cher à payer en ce qui concerne le bien de l'Espoir Ultime. C'est un honneur de faire ce sacrifice pour toi. Et puis, je n'ai obtenu cette chambre que grâce à l'immense générosité de mes camarades ; c'est parfaitement normal que je la cède dès que quelqu'un de plus méritant arrive.
-Mais c'est ta chambre... » Cependant, Naegi sut avant même de parler que c'était inutile. Komaeda croyait entièrement à tout ce qu'il avait dit.
Comme l'avait prédit le garçon aux cheveux blancs, ils n'eurent aucun problème sur le chemin du retour. Komaeda porta Naegi dans la chambre, passa devant le bureau où attendait patiemment un repas, et le déposa précautionneusement sur le lit. Les bras toujours noués autour de son abdomen, Naegi cligna des yeux, la tête levée vers lui, incertain de ce qu'il était autorisé à faire maintenant.
« Bon retour à la maison, murmura Komaeda. Je suis vraiment désolé pour la nuit dernière. Tu peux rattraper ton sommeil maintenant.
-Euh, d'accord... Je vais juste courir aux toilettes ! »
Ce qu'il fit, se déplaçant assez rapidement pour que Komaeda ne puisse pas voir ce qu'il cachait. Une fois la porte refermée derrière lui, il laissa tomber les chaussures, les cacha dans la baignoire et tira le rideau. Il recula contre la porte, vérifiant qu'elles n'étaient pas visibles de là.
Ça ferait l'affaire pour le moment.
Kamukura a les pieds plus grands que moi, mais je devrais pouvoir les rembourrer avec les trucs que Komaeda m'apporte tout le temps. Il hocha la tête, satisfait de son plan.
Komaeda était adossé au mur quand il revint, une main sur les côtes. Il n'y avait cependant aucune trace de douleur dans ce sourire, quoique la voix du jeune homme était un peu sifflante.
« Si tu n'as besoin de rien d'autre, je vais te laisser tranquille maintenant », dit Komaeda.
Alors qu'il clopinait vers la sortie, Naegi le suivit du regard, l'estomac serré. Une vague familière de pitié monta en lui.
« Komaeda-kun, je ne pense pas que tu devrais rester debout pour le moment. »
Komaeda lui offrit un sourire vacillant. « Je déteste être un fardeau, Naegi-kun.
-Mais... » Mais tu es blessé, et tu vas sans doute retourner dans ce placard. Alors que c'est ta chambre...
Naegi prit une profonde inspiration et se redressa. « Komaeda-kun, ça me ferait plaisir si tu restais là pour l'instant. »
Komaeda se figea, complètement pris au dépourvu. « ...Rester ?
-Tu ne devrais pas continuer à marcher dans cet état, dit fermement Naegi. Tu... Je veux que tu t'allonges et que tu te reposes. Ici. Dans ton lit. Pas dans un placard ou autre chose. »
Le sourire de Komaeda était clairement forcé et teinté de peur. « Ton lit, Naegi-kun.
-Alors je veux que tu t'allonges dans mon lit.
-Se reposer dans les mêmes draps que l'Espoir Ultime... C'est... c'est impossible. » Ce sourire était toujours là, mais il était beaucoup trop large et montrait trop de dents. « Je ne pourrais pas te faire ça. Le fait même de songer à souiller ton lit avec mon être répugnant me donne envie de vomir ! C'est dégoûtant ! Je devrais être puni pour y avoir pensé.
-Ça me rend malade que tu continues à te promener comme ça ! riposta Naegi. Tu as dit que tu me laisserais tranquille si je ne voulais rien d'autre. Eh bien, il y a quelque chose que je veux. Je veux que tu arrêtes de te faire du mal et que tu t'allonges ! »
Komaeda émettait un étrange son hoquetant, comme un disque qui sautait. Ses yeux étaient immenses et terrifiés et il regardait Naegi comme si... comme si Naegi était le kidnappeur.
C'était le moment de changer de tactique. Naegi dit : « Tu as dit que tu allais me protéger, non ? Comment peux-tu faire ça si tu peux à peine marcher ? Et si quelque chose de très grave arrive et que tu ne peux rien faire parce que tu es trop mal en point ? Tu dois te reposer. Pour le bien de l'Espoir Ultime, tu dois t'allonger dans ce lit ! »
Là. Cette dernière phrase devrait marcher. Il pouvait presque apercevoir les rouages peiner à tourner dans le cerveau de Komaeda. Puis, tout d'un coup, ils se mirent en marche et Komaeda trembla de la tête aux pieds.
« Je... J'ai compris ! » Komaeda tituba vers le lit aussi rapidement que possible. Ravalant clairement des gloussements, il s'étendit latéralement au bout du lit et se plaqua une main sur la bouche. Il murmura dans sa barbe : « C'est là que le chien dort. Ce n'est pas grave. »
C'était probablement le plus de coopération qu'il obtiendrait de Komaeda. Naegi se serait bien assis sur le lit avec lui, mais il soupçonnait que ça ferait de nouveau flipper Komaeda. Il tira donc la chaise du bureau jusqu'au pied du lit et s'assit.
« Komaeda-kun, est-ce que ça te dérange si je jette un coup d'œil à tes côtes ? »
Komaeda le fixa. Puis ses lèvres se retroussèrent en un sourire aussi tranchant qu'une lame de rasoir. « … Tu veux que je me déshabille pour toi, Naegi-kun ? »
QUOI.
« N... non ! NON ! Je ne...
-Désolé, désolé ! Je pensais que ce serait amusant. Je voulais détendre l'atmosphère et te faire un peu rire... ce n'était pas une très bonne blague. »
Naegi enfouit son visage dans ses mains. Il regrettait presque d'avoir forcé Komaeda à rester ici. Presque.
« Juste... Je vais jeter un coup d'œil à tes côtes. »
Il releva la chemise de Komaeda. L'horrible plaisanterie du jeune homme résonnant dans ses oreilles, Naegi prit grand soin de ne pas toucher de peau. Là, un hématome d'un noir violacé grand comme la main s'étalait sur la partie inférieure droite de sa cage thoracique. Ça avait l'air douloureux. Naegi ignorait comment Komaeda avait pu le cacher aussi longtemps.
« Impressionnant, n'est-ce pas ? dit Komaeda, les yeux luisants. Elle aurait pu facilement me tuer ou me briser les côtes, mais l'Epéiste Ultime sait parfaitement ce qu'elle fait.
-Essaie juste de ne pas trop bouger, d'accord ? dit Naegi.
-Pour toi, Naegi-kun, j'arrêterais mon cœur de battre. »
Respirer profondément. Juste... respirer.
Naegi se dirigea automatiquement de l'autre côté de la pièce et s'assit. Il attrapa un des livres écornés que Komaeda lui avait trouvés et l'ouvrit. C'était un livre qu'il avait déjà lu, avant que le monde ne sombre dans la folie, et un peu trop enfantin à son goût, mais ça faisait l'affaire. Mieux que rien. Et c'était agréable de pouvoir se changer les idées pour un moment.
Il termina rapidement le roman. Il le reposa sur ses genoux et regarda Komaeda, de l'autre côté de la pièce. Les yeux du Chanceux Ultime étaient clos. Il avait presque l'air paisible, jusqu'à ce que Naegi remarque à quel point son cou était tendu.
« Komaeda-kun, tu n'as pas besoin de te martyriser pour moi.
-Ça ne me dérange pas, dit Komaeda, gardant les yeux fermés. Il n'y a pas de victoire sans sacrifice.
-Ça ne veut pas dire que tu doives rester là à souffrir comme ça. Vous avez une Infirmière Ultime ici, non ? Tu ne peux pas aller lui demander des antidouleurs ?
-Tsumiki-san va vouloir faire empirer les choses », marmonna Komaeda. Puis ses yeux s'ouvrirent. « Mais comme je suis un membre du Désespoir Ultime, je pourrais lui dire que ce serait plus désespérant sur le long terme pour le monde si elle m'aidait... si, bien entendu, elle acceptait de tomber assez bas pour m'aider. Je devrais probablement m'entraîner à m'aplatir à ses pieds.
-Humm... » Comment diable était-il censé répondre à ça ?
« … Mais je ne devrais vraiment pas l'importuner avec mes problèmes insignifiants, conclut Komaeda, et il était clair à son accent final que c'était la fin de son débat interne.
-Si, tu devrais ! dit Naegi. Parce que sinon, je... je ne mangerai plus rien jusqu'à ce que tu y ailles ! »
Le regard que lui lança Komaeda était presque un regard noir. « Tu recours aux menaces ? C'est... déprimant. Enfin, je suppose que je devrais écouter avant que tu tentes quelque chose de plus radical. Je reviens. »
Il se redressa lentement et se dirigea vers la porte. Naegi le regarda s'éloigner avec la torpeur naissante de quelqu'un qui vient tout juste de faire une découverte fantastique.
Il avait une arme à utiliser contre Komaeda. Lui-même.
Et s'il décidait simplement de faire une grève de la faim ? Naegi n'était pas tout à fait prêt à essayer quelque chose comme ça, mais s'il l'était, est-ce que ça forcerait Komaeda à le laisser partir ? Ou... ou il pourrait se prendre lui-même en otage ! Il pourrait dire à Komaeda qu'il allait se faire du mal à moins que... peu importe. Il ne pouvait certainement pas faire ce genre de chose et Komaeda le savait probablement.
Il ne savait pas trop quoi faire de cette connaissance nouvellement acquise, mais elle devait avoir du sens.
Quand Komaeda revint, il avait clairement l'air en meilleure forme. Naegi accomplit ce qu'il put de sa routine quotidienne pendant que Komaeda se reposait à côté. Il s'avéra que l'autre Chanceux pouvait être calme et discret (ou peut-être pensait-il juste que Naegi le voulait ainsi), si bien que ce ne fut pas aussi gênant que ce qu'il avait craint.
Le dîner arriva et passa. La nuit approchait. Naegi trouva une utilité à sa nouvelle découverte et força Komaeda à rester là pour la nuit – cela ne lui ferait aucun bien d'aller se rouler en boule dans un placard et défaire quelque guérison il avait accomplie ce jour-là. Ils étaient tous deux chanceux que Naegi soit aussi petit, car même quand il s'étirait de tout son long, ses pieds ne touchaient pas Komaeda. Cependant, Naegi était parfaitement conscient de la présence de l'autre garçon.
… Il s'endormit plus facilement que prévu.
Un jour de repos apparut être le maximum pour Komaeda. Peu importait ce qu'essayait Naegi, il ne put convaincre Komaeda de renoncer à sa chasse quotidienne aux présents à apporter à son prisonnier. Naegi parvint tout au plus à le persuader de ratisser le bâtiment plutôt que le chaos des ruines.
Il se retrouva à nouveau seul et il fixa la porte pendant une minute entière, perdu. Finalement, il se secoua et sortit de sa stupeur, retournant à sa routine familière.
A un point durant sa sieste pré-déjeuner, il se réveilla avec le sentiment d'avoir entendu quelque chose. Et ce devait être le cas, parce que la porte s'ouvrit aussitôt après. Naegi remua. Ce... une minute. Ce n'était pas normal C'était trop tôt. Peut-être que la douleur avait poussé Komaeda à se retirer plus tôt. Il devrait sans doute faire de la place...
« Humm, Komaeda-kun, je t'apporte d'autres analgésiques. »
Naegi avait déjà tourné la tête quand il réalisa ce qui se passait.
Tsumiki Mikan, Infirmière Ultime et membre du Désespoir, se tenait devant lui. Ses yeux s'écarquillèrent sous le choc quand elle réalisa que non, Komaeda ne s'était pas teint les cheveux.
« Qui êtes... ? Qui êtes-vous ?! » Une plainte sonore s'échappa de l'infirmière qui tirait ses longues mèches noires.
Il devrait être effrayé, non ? Mais il ne l'était pas. Ses pensées étaient troubles et distantes, comme si ce n'était qu'un rêve.
« Qui êtes-vous ?! » hurla Tsumiki.
La terreur le poignarda en pleine poitrine. Son corps explosa en une poussée d'adrénaline, le propulsant à terre par-dessus le bord du lit, et il se blottit contre le côté du lit. Est-ce qu'elle arrivait ? Elle ne l'avait pas reconnu, n'est-ce pas ? Que devait-il faire maintenant ?
Où était Komaeda ?
Il s'étrangla avec sa propre salive. Il ne pouvait pas la voir. Elle ne pouvait pas le voir.
Jusqu'à ce qu'elle puisse. Tsumiki contourna le lit, jusqu'à ce qu'il n'y eut plus rien entre eux.
« … Je te reconnais. Tu es lui. »
Et le monde stoppa alors que sa panique et sa fragilité étaient remplacées par une dureté d'acier.
« Tu es Naegi Makoto ! »
