Une chèvre pour le roi Arthur


Il faut reconnaître aux habitants de Kaamelott une bonne part d'indifférence aux agissements divers de leurs chevaliers certains parleront d'accoutumance, d'autres d'instinct de survie au regard de cette bande de bras cassés, mais toujours est-il que personne n'arrêta ni n'interrogea Perceval quand celui-ci rentra dans le château en tirant une chèvre derrière lui. L'événement ne passa pourtant pas inaperçu, car l'animal, indigné de se faire ainsi traîner et sans doute anxieux du sort qu'on allait lui réserver, protestait par maints béguètements et chevrotements. Perceval resta sourd aux protestations de la chèvre, et, tirant surtout, cajolant parfois, attirant par une carotte une fois, parvint à amener l'animal jusqu'au couloir menant à la salle du trône. C'est là qu'il croisa Karadoc, qui mit un terme prématuré à l'équipée :

« Oh ! Perceval ! Qu'est-ce que c'est que ça ? Le dîner de ce soir ? »

Perceval, qui après avoir tiré en vain essayait de pousser la chèvre vers la salle du trône, cessa ses tentatives pour répondre à son ami :

« C'est pour le roi ! Il a dit qu'il fallait une chèvre pour monter les pierres de pavement de la salle du trône !

— Une chèvre ? C'est suffisamment costaud, ça ? »

Perceval s'interrompit pour donner à la question toute la considération nécessaire, et examina la chèvre de plus près :

« C'est quand même plutôt fort, pas comme Hermès, mais tout de même. »

Karadoc se rapprocha et tenta de tâter la chèvre qui s'écarta aussitôt :

« Mouais, je sais pas pour les chèvres en général, mais je dirais que celle-ci résisterait pas à un bon coup de gourdin.

— C'est pourtant la plus grosse que j'ai trouvée, protesta Perceval.

— Vous êtes sûr que le roi Arthur a bien parlé d'une chèvre ? interrogea Karadoc.

— Sûr, affirma Perceval en tirant sur la corde attachée au cou de l'animal, pour l'empêcher de s'éloigner. J'en mettrais mon pied au feu.

— Une chèvre tout de même, je la vois bien tirer une charge de quelques kilos, mais pas des pierres de plusieurs dizaines !

— Ben, j'sais pas. Mais le roi Arthur, il s'trompe pas ! »

Les deux chevaliers contemplèrent la chèvre qui leur rendit leur regard avec la fixité d'un animal aux abois. Trois serviteurs passèrent.

« Peut-être que Merlin va lui donner une potion pour la rendre plus forte, comme une chèvre mais en plus ? proposa Perceval.

— S'il lui donne des muscles en plus, ça fait plus à manger ensuite, mais il faudra qu'il garde un bon équilibre entre le gras et la chair. Vous croyez que Merlin pourrait faire ça pour d'autres animaux ?

— Que Merlin fasse quoi encore ? interrompit l'intéressé qui arrivait dans le couloir. J'suis druide, pas faiseur de miracles pour chevalier en mal d'émotions ! Et puis c'est quoi cette chèvre ?

— C'est la chèvre que vous devez rendre plus costaude, expliqua Karadoc.

— Donner plus de force à une chèvre ? protesta Merlin. C'est dangereux ça, car c'est sournois comme animal, ça vous regarde avec ses grosses pupilles rectangulaires, comme ça, en douce, et ça menace de vous rentrer dans le fion si vous lui tournez le dos !

— C'est pas faux, approuva Perceval en regardant à nouveau la chèvre qui se frottait le flanc contre le mur en bêlant.

— Non, j'pourrais bien lui faire un sort avec des poils de loup pour qu'elle se mette à hurler, proposa Merlin, mais franchement ça vaut pas la peine que j'épuise ma réserve pour ça. »

Ils furent interrompus par un cri en provenance du bout du couloir :

« Sire, attention ! Une chèvre ! Elle pourrait vous attaquer ! »

Contrairement à la sollicitude que pouvait laisser présager son intervention, Bohort se plaça précipitamment derrière le roi Arthur qui s'avança à grandes enjambées :

« Qu'est-ce que fait cette chèvre dans mon château ?

— C'est la chèvre pour monter les pierres, Sire, expliqua Perceval, comme je vous en ai entendu parler, je suis allé la chercher. »

Arthur dévisagea Perceval, désabusé.

« Je parlais d'une chèvre, pas de cette chèvre ! tenta-t-il d'éclaircir.

— Ah, intervint Karadoc, parce qu'il faut une chèvre spéciale ?

— À part la chèvre Amalthée, ou celle du bois des sangliers, je n'en connais pas de spéciale, commenta Merlin.

— Mais non, une chèvre ! » répéta Arthur qui commençait à s'énerver.

Bohort, qui se tenait à bonne distance de l'animal et prenait soin de garder le roi entre elle et lui, décida d'aider à dissiper le malentendu :

« Ce que je crois que le roi veut dire, c'est que la chèvre est le nom qu'on donne à un engin de levage constitué d'un cadre de bois triangulaire. »

Un temps de silence se fit, pendant lequel l'explication tenta de pénétrer les cerveaux des autres chevaliers.

Bohort réessaya :

« Une chèvre, c'est aussi un triangle en bois pour soulever des choses.

— Ah, un gafr ! finit par s'exclamer Perceval. Je me disais aussi qu'une chèvre ce n'était pas aussi fort que cela.

— Et puis, a-t-on idée d'appeler un truc en bois comme ça, appuya Karadoc, ça prête à confusion !

— Du moment que vous ne me demandiez pas de léviter vos pierres, moi tout me va, conclut Merlin en tournant le dos et poursuivant son chemin.

— Bon, bah maintenant que vous savez, vous allez me dégager cette chèvre de là, ordonna Arthur.

— Alors direction les cuisines, approuva Karadoc. Même si Merlin lui a pas donné des muscles en plus, ça fait quand même un bon morceau à boulotter.

— Mais il va falloir que je la rende à Guethenoc, protesta Perceval, sinon il va pas être content !

— Guethenoc, s'insurgea Arthur, c'est à lui que vous avez pris la chèvre ! Comme si il ne nous causait pas assez d'ennuis comme ça !

— Pas pris, emprunté, corrigea Perceval. Juste pour la journée. Je lui ai dit que je lui apprendrais les règles de la troubulgade en échange.

— À qui ? questionna Arthur. À la chèvre ou à Guethenoc ? »

La chèvre en profita pour lâcher un chapelet de crottin fumant. Perceval la regarda à nouveau :

« Les deux ? »


Ce texte a été inspiré par le thème « chèvre » de la cent soixante-neuvième nuit d'écriture du FoF, le forum des francophones du site fanfiction où l'on peut se retrouver pour discuter et s'amuser. En consultant le dictionnaire Larousse, j'ai retrouvé la définition de la chèvre comme engin de levage, et cela m'a fait penser à un documentaire sur le château de Guédelon. Si l'idée vous a plu, n'hésitez pas à laisser un commentaire !