Je sais, je sais. J'avais dit : « Le prochain chapitre arrivera vite, il est déjà quasiment fini », etc etc.

Simplement, je n'avais pas prévu que des idées foisonneraient dans ma caboche, et après de nouvelles recherches culturelles, historiques et même cartographiques, ce huitième chapitre qui devait être court fait partie des plus longs.

Je vous demande pardon pour l'attente, et je vous laisse lire !


Selene était installée dans un confortable fauteuil de velours, devant le feu qui ronflait dans la cheminée. Une épaisse couverture couvrait ses épaules ; mais elle grelottait encore. Concetta démêlait ses cheveux mouillés à l'aide d'un peigne ciselé, comme elle le faisait quand elle était petite. Aucune ne parlait. Selene restait muette, et Concetta respectait son silence en évitant de poser des questions. La lettre de Rome qu'elle avait reçu dans la matinée contenait tout ce qu'elle savait.

La jeune femme, le regard perdu dans les flammes, avait espéré en vain retrouver la tranquillité une fois rentrée. A présent qu'elle était chez elle, elle ne ressentait aucune quiétude, et sut alors que rien ne serait plus comme avant. Elle songea avec amertume aux anciens qui végétaient sur les bancs du village, et qu'elle entendait souvent grommeler dans leur barbe : s'aventurer en dehors du calme du village était se confronter à de nombreux ennuis auprès de gens bizarres et malveillants. Et celle qui s'était souvent moqué de leur paranoïa maladive discerna dorénavant de la véracité dans leurs vieux délires séniles.

Selene devait repartir et s'interrogeait sur la sécurité de sa mère que les Borgia ne rechigneraient pas malmener. Celle-ci coiffait à présent ses cheveux en deux longues nattes pour la nuit. Touchée par une telle attention qui rappelaient les soirées paisibles de son enfance, Selene se rendit compte à quel point elle aimait Concetta. Une chose était sûre : il faudrait fuir ou se cacher loin d'ici jusqu'à ce qu'on l'oublie. Le motif d'un nouveau départ restait désormais à trouver.

« Veux-tu que je prépare du thé ? » proposa Concetta, ayant terminé de tresser sa longue chevelure noire.

Sa fille acquiesça d'un signe de tête. Lorsqu'elle revint avec un plateau sur lequel étaient posées deux tasses fumantes et odorantes, Selene était accroupie sur le tapis, le fameux paquet entre les bras.

« Qu'est-ce que c'est ? » demanda Concetta, curieuse.

Selene l'invita à s'asseoir.

« Quelque chose pour toi, Maman ».

Concetta s'exécuta, intriguée. Selene posa le cadeau sur ses genoux et se mordit la lèvre, n'osant expliquer. Elle réalisa à quel point il était difficile d'en parler, et comprit pourquoi Ezio avait mis tant de temps avant de lui révéler la vérité.

« C'est Maria, la mère de Federico, qui me l'a offert avant que je m'en aille. Elle m'a dit de l'ouvrir avec toi, parce qu'elle a pensé que cela te ferait plaisir ».

Concetta commença à tirer sur les ficelles qui maintenaient le tableau emballé et déplia le tissu. Selene retenait son souffle. Enfin, l'image apparut.

Concetta écarquilla les yeux sous la surprise. La peinture, quoique brûlée dans le coin inférieur droit, était peu endommagée par l'attaque de Monteriggioni. Le peintre avait fidèlement restitué les traits du jeune homme ainsi aisément reconnaissable. Un faible sourire dessinait une ride à la commissure de ses lèvres ; poser était probablement quelque chose que Federico n'affectionnait pas, à en juger par son regard à la fois amusé et exaspéré, qui n'avait pas échappé à l'artiste : celui-ci l'avait malicieusement rendu tel quel. Selene découvrait le visage de son père, grandement émue. Elle le trouva beau et plein de charme ; elle en fut fière. Concetta caressait le tableau, suivant du bout des doigts la ligne de la joue jusqu'au menton. En même temps heureuse et fâchée, elle fronça les sourcils :

« Pourquoi m'amènes-tu ce portrait, Selene ? Je déteste cet homme.

-Bien sûr que non, Maman. Tu l'aimes encore ! »

Concetta s'avoua vaincue : sa fille faisait preuve de lucidité. Elle était toujours aussi amoureuse de Federico, même si elle le haïssait de tout son cœur pour touts les tourments qu'il lui avait causé en l'abandonnant pour une autre. C'était ce qu'elle croyait.

« L'as-tu revu ? questionna-t-elle.

-Non. Je n'ai rencontré que sa mère Maria, sa sœur Claudia, et son frère Ezio.

-Ils t'en ont parlé ? Qu'est-il devenu ? Avec qui a-t-il refait sa vie ? »

Concetta parlait sèchement, la voix pleine de rancune et de dédain. Sa douleur ne s'estompait pas.

« Maman, l'interrompit Selene avec une pointe d'agacement. Si Federico t'a quittée, c'était bien malgré lui ».

Elle lui prit les mains et les serra très fort dans les siennes. Elles étaient froides et moites.

« Toutes ses promesses, il les aurait tenues, Maman. N'en doute jamais ».

Concetta ne comprenait pas :

« Qu'est-ce que tu racontes ? »

- Il t'a aimé comme il n'a sans doute jamais aimé personne. Et nous serions certainement tous les trois heureux aujourd'hui, si seulement le bon Dieu l'avait voulu !"

Selene s'humecta les lèvres et ferma les yeux. Sa propre peine était rapidement passée, cela n'avait été qu'une déception ; la tristesse est différente lorsque l'on perd quelqu'un que l'on n'a pas connu. Toutefois, ses yeux s'emplirent de larmes à l'idée du chagrin que sa mère allait éprouver.

« J'ignore si ce que je vais te dire t'apaisera, mais s'il te plaît, ne le méprise plus. S'il n'est pas revenu, Maman, c'est parce qu'il est mort et que tu ne l'as jamais su ! »

oOo

De longues journées d'hiver passèrent, froides et grises, mais sans problèmes. Selene aidait sa mère à la boutique de tissus la jeune fille constata qu'aussi longtemps qu'elle avait voyagé, l'affaire, sans elle, s'était bien portée.

Concetta avait accueilli la nouvelle de la mort de son amant avec une certaine sérénité ; enfin, elle s'autorisait à ressentir ce qu'elle s'était longtemps interdit. Enfin, elle s'autorisait à aimer Federico.

Elle avait pleuré doucement triste, mais soulagée, et l'âme pleine de remords d'avoir pu songer tant de mal pendant vingt-cinq longues années. Le soir, dans sa prière, elle supplia Federico de bien vouloir lui pardonner toutes ses médisances.

Pour la protéger, Selene avait jugé utile de lui mentir : Federico avait été assassiné par des bandits qui lui avaient volé sa bourse, sur la route de Florence. Il n'était pas nécessaire d'en dire plus, et cette version suffit amplement à Concetta. Malgré son air apaisé, la certitude qu'elle ne le reverrait plus fana cette beauté juvénile que, par miracle, Concetta avait gardée : quelques cheveux blancs parsemèrent ses boucles noires et son front se creusa de rides. Elle sembla vieillie ; ainsi son plus gros souci laissa une dernière trace avant de s'évaporer.

Le portrait de Federico trônait au-dessus de la cheminée ; elles n'en parlèrent plus, ni de lui, ni des Auditore, ni de Rome.

oOo

Les angoisses de Selene se calmèrent ; aucun incident ne troubla la paix de San Gimignano, et les gardes qui patrouillaient dans le village ne portèrent aucunement l'attention sur elle. Au bout de quelques temps, elle oublia la menace, plongée dans le travail.

Des évènements vinrent pourtant lui rafraîchir la mémoire de manière brutale.

Alors qu'elle ne se méfiait plus, qu'elle parcourait tranquillement les allées formées par le marché autour du puits de la Piazza del Cisterna avec sa mère et qu'elle humait de beaux citrons jaunes afin de vérifier qu'ils fussent bien mûrs, trois militaires les encerclèrent et, l'air grave, l'un d'eux lui déclara :

« Signorina, vous êtes en état d'arrestation. Veuillez nous suivre sans opposer de résistance, nous n'avons pas l'intention de vous faire du mal ».

Selene laissa tomber les sacs de provisions qu'elle portait. Les oranges roulèrent dans la poussière et finirent leurs courses aux bottes des soldats ; ils les éloignèrent du bout du pied.

Selene lança un regard empli de détresse à Concetta, pétrifiée. Elle avait cette candeur qui était de croire au bon jugement des gardes ; s'ils arrêtaient, c'était forcément pour de bonnes raisons. Elle soupçonna Selene de ne pas lui avoir tout dit et de lui cacher un crime épouvantable. Selene le remarqua et en fut sincèrement affligée :

« Je n'ai rien fait, assura-t-elle d'une voix faible. Ce n'est pas moi, ce n'est pas ma faute, je te le jure ! »

Couverte de honte, Concetta cacha sa figure de ses paumes. Selene ne se débattit pas longtemps, mais on l'avait fermement agrippée et elle craignait qu'on la frappe. Docile, elle se résolut : devant l'air méprisant des villageois rassemblés autour du spectacle, elle garda la tête haute, et en fit de même lorsqu'on lui lia les mains derrière le dos et qu'on la poussa légèrement vers les chevaux.

Concetta s'était baissée et ramassait les fruits éparpillés sur le sol, refusant la scène. Mais une rumeur s'éleva au-dessus du marché, et la curiosité l'emporta. Ce qu'elle vit la terrifia : deux silhouettes encapuchonnées se dressaient à contre-jour, sur un toit. Un rayon de soleil glissa sur la lame brillante de leur épée levée au ciel.

Vittorio et Ugo se tenaient là ; ils éclatèrent de rire devant les gardes qui avaient franchement pâlis en remarquant leur présence : ils ne savaient que trop bien ce qui était arrivé à leurs camarades sur la route de San Gimignano, ou à la patrouille du Quartier Antico. Ils préféraient subir les foudres de Cesare Borgia plutôt que de mourir maintenant sur cette place bondée. Mais les deux assassins ne leur laissèrent pas le choix.

Ils bondirent du toit avec souplesse et se réceptionnèrent parfaitement ; ils se postèrent devant Selene, menaçants et amusés par ce petit jeu. Les badauds s'étaient rapprochés d'eux, dessinant une arène improvisée, et par des murmures on lançait les paris : qui des étrangers ou des soldats allaient triompher ? Par bon sens, ils auraient dû soutenir l'armée ; leur sympathie allait plutôt vers les deux assassins qui symbolisaient à ce moment la révolte inespérée contre le pouvoir en place, contre l'hérésie des Borgia secrètement détestés de leurs sujets. Toutefois demeurait une certaine crainte vis-à-vis de ces hommes en blanc, au visage invisible et au large capuchon, ce qui les empêchait de les soutenir totalement.

Les gardes avaient tiré leurs armes, sans oser se jeter dans la mêlée ; Ugo et Vittorio le firent pour eux.

« Assommons-les simplement, il y a trop de gens, dont des enfants, pour une tuerie, souffla Ugo à l'oreille de Vittorio avant de frapper.

-Eux ne se gêneront pas, rétorqua Vittorio.

-Alors montrons au peuple que nous valons mieux qu'eux ! »

Ugo ponctua sa phrase en portant le premier coup d'épée sur le bouclier du soldat le plus proche ; celui-ci sentit l'onde de choc se répandre dans son avant-bras. Il riposta avec une tentative d'étourdir son adversaire, espérant le toucher d'un revers de bouclier. Mais Ugo fut plus rapide : il se baissa à temps, attrapa le bouclier et l'envoya derrière lui ; l'objet alla rebondir plus loin avant de tourbillonner sur sa tranche et de tomber à plat, à la manière d'une pièce de monnaie avec laquelle on joue. Le soldat privé ainsi de défense ne se laissa pas démonter pour autant ; téméraire, il chargea de nouveau. Ugo gratifia son courage inconscient d'un sourire espiègle. Ils échangèrent ensuite quelques coups, les lames s'entrechoquèrent dans un bruit de métal, et l'assassin désarma rapidement le militaire. Décontenancé, le soldat resta immobile, cherchant du secours du regard. Ugo profita de ce moment d'inattention pour lui asséner un violent coup de pommeau sur la tête ; le soldat s'effondra, assommé.

« Tu t'es bien battu » le félicita ironiquement Ugo avant de se détourner.

Vittorio se débrouillait aussi bien contre deux adversaires. Il avait désarmé l'un d'eux et se servait maintenant de la hallebarde récupérée pour déséquilibrer les deux militaires qui tournaient autour de lui. Se suivaient des rondes et des feintes, les capes rougeoyantes virevoltaient, le talon des bottes noires crissaient sur les graviers et la hallebarde fendait l'air en sifflant. Il y avait quelque chose d'éminemment artistique dans ce combat qui fascinait le peuple autour d'eux. Vittorio se délectait lui-même du tableau qu'ils peignaient tous les trois. Il décida alors qu'il était temps de porter le coup fatal, ainsi montré en pleine gloire : du plat de la lame, il cogna le premier à la tête ; l'homme bascula, sonné. Au second qui se jetait lâchement sur lui pour lui poignarder le dos, Vittorio enfonça la hampe dans l'estomac. L'autre s'écroula, plié en deux et pris de hoquets douloureux.

« Un autre volontaire ? » demanda-t-il à l'assemblée en ouvrant les bras.

Personne ne se présenta, et comme le spectacle était terminé, la foule se dispersa rapidement.

Ugo et Vittorio se tournèrent donc vers Selene, et coupèrent les liens qui l'entravaient. La jeune fille frotta ses poignets endoloris.

« Qui êtes-vous ?

-Ugo Ubaldi et Vittorio Vittelli, pour vous servir, présenta Ugo en s'inclinant légèrement.

-Le Mentor nous envoie, Signorina » poursuivit Vittorio.

Selene recula d'un pas. Elle n'avait aucune envie de voir Ezio ni d'entendre parler de lui.

« Je n'ai aucun message à lui adresser, Signori.

-Mais lui en a un pour vous, répliqua Vittorio. Daignez juste l'entendre, et nous disparaîtrons ».

Selene n'était néanmoins pas dupe :

« Vous n'allez pas me dire que vous avez fait tout ce chemin et tout ce grabuge simplement pour me parler ».

Elle désigna les soldats à terre, évanouis ils commençaient d'ailleurs à remuer. Elle se doutait que leur apparition à cet instant précis n'était pas due au hasard.

« Eux comme vous veulent me forcer à rejoindre Rome, dit-elle. C'est sans doute le seul endroit du pays que je dois éviter à tout prix ».

Les deux assassins s'échangèrent un regard furtif ; elle avait raison. Le Mentor commettait peut-être une erreur en voulant la ramener près de lui.

Ils ne purent cependant partager leur opinion, car une vive clameur retentit du haut des remparts. Les autres gardes de la ville avaient été avertis de l'attaque, et on était déjà à leurs trousses. Ugo et Vittorio saisirent vivement la jeune femme et l'emmenèrent sous les yeux ébahis de Concetta, mais celles-ci trouvèrent judicieux de ne pas résister.

Ils traversèrent la place et se faufilèrent dans les ruelles exigües, pensant trouver refuge ;mais aux balcons se tenaient des archers et une pluie de flèches s'abattit sur eux. Heureusement ils bifurquèrent à temps, et les traits les manquèrent ; ils se plantèrent dans le sol, semblables à des touffes d'herbes hautes.

Tandis qu'ils couraient, les deux assassins reconnurent certains visages dans la pagaille : ceux qui les avaient acclamés quelques minutes auparavant hurlaient désormais de terreur à leur approche et ne manquaient pas de signaler leur présence.

« Mécréants, grommela Vittorio, furieux. Dire que ce sont pour ces imbéciles que nous sacrifions nos vies ! »

Il tomba en poussant un cri.

Une flèche l'avait touché profondément fichée dans l'épaule, il n'était pas question de la retirer maintenant. Ugo laissa échapper un juron en voyant son camarade blessé se relever difficilement du sang goutta et teinta les pavés. Ugo traîna Vittorio à l'abri sous une arche et lui offrit un appui.

« Enlève-moi ça immédiatement ! ordonna Vittorio, les dents serrées.

Ugo contesta :

« Non ! Je t'amocherai plus que tu ne l'es déjà.

-Suivez-moi, murmura alors la jeune femme. Ce n'est pas loin, et je pense être la seule à connaître ce passage ».

Puisqu'il n'existait pas d'autre alternative, Ugo suivit, le bras de Vittorio autour du cou, l'aidant à marcher.

La chance était avec eux ; le chahut avait retardé les poursuivants, et ils parvinrent sans obstacles au pied de l'église Sant'Agostino au nord du village. Cependant, derrière eux, les appels se rapprochaient : les soldats avaient mis pied à terre, suivi les traces de sang, et dégainé les épées. Selene et les deux assassins pénétrèrent dans l'église et n'eurent nullement l'occasion d'admirer les peintures pieuses et l'architecture romane du monument : ils remontèrent la nef aussi vite qu'ils le purent, surprenant les quelques dévots occupés à prier, et se dirigèrent vers une chapelle pour atteindre le cloître à l'extérieur. Au centre, la végétation était morte ; seul un gazon fraîchement coupé poussait.

« Si tu tiens tant à ce que je me confesse avant de mourir… plaisanta Vittorio en passant devant une statue en marbre du Christ sur la croix.

-Crétin ! s'exclama Ugo, exaspéré. Ce n'est pas le moment de faire de l'humour ».

Selene les conduisit jusqu'à une petite porte en bois menant à une crypte cachée ; elle grinça sur ses gonds lorsque la jeune femme l'ouvrit. Le groupe s'engouffra dans un couloir étroit et descendit l'escalier en colimaçon qui menait à la crypte. Quelques torches éclaboussaient les murs de lumière jaune, mais, insuffisante, le sous-sol était par endroit plongé dans les ténèbres. Des cercueils de marbre abîmés s'alignaient contre les murs ; ils avaient l'air d'être là depuis très longtemps.

Ugo lança un regard par-dessus son épaule :

« Dépêchons-nous ! Il n'y a pas une seconde à perdre ! »

Selene s'arrêta devant le dernier tombeau, d'apparence le plus endommagé, et pressa la paupière droite du noble de pierre endormi. Le couvercle vibra et s'ouvrit devant la mine stupéfaite des deux assassins, dévoilant un nouvel escalier qui plongeait dans le noir. Vittorio en oublia un instant sa douleur.

Après s'être munie d'une torche, Selene sauta sur les marches et les invita à la suivre d'un geste de la main. Par un habile mécanisme, le tombeau se referma après leur passage il y eu un grondement, le roc racla le roc, et ce fut l'obscurité. On n'entendait plus que le sifflement de leur respiration saccadée. Au-dessus d'eux résonnait le martèlement des bottes des soldats. Au milieu de cette confusion, les fuyards comprirent quelques mots :

« Le sang s'arrête ici ! »

Vittorio porta machinalement la main vers sa blessure.

« Ils se sont volatilisés ! s'écria un garde.

-Quelle est donc cette sorcellerie ? cria un superstitieux affolé.

-C'est impossible !

-Venez, chuchota Selene. Il faut partir vite ».

Ils descendirent l'escalier et se retrouvèrent dans une petite salle ; de nombreux tableaux y avaient été amoncelés.

« Qu'est-ce que ceci ? » murmura Ugo, étonné de voir tant d'œuvres stockées ici sans espoir d'être exposées un jour.

Selene amena la lumière près d'une pile de tableaux :

« Ce sont des peintures du célèbre artiste florentin Benozzo Gozzoli. C'est lui qui a réalisé celles qui se trouvent sur les murs de cette vieille église, malheureusement vous n'avez pas eu le temps de les regarder de plus près. Il paraît que cette cachette a été aménagée par lui-même, afin d'y déposer les tableaux qu'il voulait garder secret. Il y a sans doute une partie de son travail qu'il ne souhaitait pas dévoiler ».

Ugo était de plus en plus intéressé par ce Gozzoli. Il déposa soigneusement Vittorio dos au mur, prit la torche et se pencha sur les œuvres d'art. Elles étaient couvertes de poussière, mais l'on devinait assez le dessin et les couleurs pour comprendre les messages que le peintre avait tenu à faire passer. Il en examina quelques-unes en marmonnant des paroles incompréhensibles. Pendant ce temps, Selene épongeait le front de Vittorio : la fièvre le gagnait, son front se perlait de sueur et il divaguait. La douleur causée par la flèche et la perte de sang l'avaient considérablement affaibli. Enfin, Ugo sembla en avoir terminé.

« Il nous faudra revenir ici » déclara-t-il en rendant la torche à la jeune femme.

Puis il releva Vittorio afin de continuer. Il eut une moue peinée devant l'état critique de son camarade.

« Courage, mon ami, lui dit-il. Grâce à ce que je viens de découvrir, le Mentor te laissera te reposer pendant plusieurs années ! »

oOo

« Où mène ce souterrain ? finit par demander Ugo après quelques minutes.

-A une grotte, sous la colline, expliqua Selene. C'est un chemin oublié, creusé dans la roche pour permettre à la population de San Gimignano de fuir en cas d'attaque. Nous sortirons à l'ouest, près des remparts. Il nous suffira de nous tourner vers le sud pour rejoindre la Via Francigena et marcher jusque Rome.

-Alors vous acceptez de rencontrer le Mentor ? dit Ugo, surpris.

-Ai-je vraiment le choix ? »

A cela, l'assassin ne répondit rien.

Au fur et à mesure qu'ils avançaient, Vittorio devenait un poids mort. Ugo le prit sur son dos ; par chance, son compagnon était un peu plus petit que lui, et Ugo n'eut pas de mal à le transporter.

« Il ne tiendra plus longtemps, s'attrista Ugo. Sommes-nous bientôt sortis ?

-Oui, répondit Selene. C'est juste en contrebas ».

Ils atteignirent l'entrée de la grotte ; ils clignèrent des yeux à la clarté subite. A l'extérieur, la campagne s'étendait, verte sous une pluie fine. L'agitation n'avait apparemment pas franchi les remparts de San Gimignano.

« Nous ne pouvons pas retourner à Rome maintenant, dit Ugo alors que Selene étouffait la torche dans poussière. L'état de Vittorio ne nous le permettra pas. »

Le sang du blessé imbibait la tunique blanche de son camarade assassin.

« Un ami acceptera peut-être de lui porter secours, fit Selene. On voit sa ferme d'ici.

-Avez-vous confiance en lui ? demanda Ugo, suspicieux.

-En son hospitalité, oui, répondit la jeune femme avec un hochement de tête. En sa langue, je doute fortement.

-Tant pis, nous y allons ».

Au contact des gouttes de pluie froides sur son visage, Vittorio remua et poussa un gémissement. Ugo se rassura : son compagnon était toujours en vie. Selene frappa trois coups à la porte de la ferme. A la fenêtre, une chandelle brillait, signe de la présence des occupants.

Nino Barietti était un fermier âgé et trapu, à la moustache brune et aux cheveux ébouriffés. Il avait été un grand ami de Marcello, et son amitié allait aujourd'hui à tous les Massari.

« Selene ! s'exclama-t-il en ouvrant la porte. Quel bon vent t'amène chez nous ? »

Il pâlit, et son sourire s'effaça en apercevant les deux assassins couverts de sang derrière la jeune femme. La campagne était calme, mais les on-dit arrivent toujours aux oreilles des plus curieux.

« Qu'est-ce que tu fais avec ces agitateurs ? murmura Nino, très vite. Il paraît que la piazza s'est transformée en cirque ce matin, à cause d'eux !

-Nino, écoute-moi… commença Selene.

-Ragazza, dit Nino avec une certaine affection dans la voix. Cela m'attriste de te voir fricoter avec ce genre de personnes. Ils sont activement recherchés. Si ça ne tenait qu'à moi, je…

-Nino, l'interrompit Selene avec insistance. Nous avons besoin de toi. Si nous ne faisons rien, cet homme va mourir » ajouta-t-elle en désignant Vittorio.

Le vieux fermier secoua la tête.

« Je ne peux rien pour vous. Je ne veux pas de problèmes ! ».

Il allait refermer la porte quand la jeune femme lança, amère :

« Marcello aurait été tellement déçu ! »

Citer son ami défunt fit son effet : Nino, tiraillé entre son honnêteté et sa bonté, poussa un soupir et les invita à entrer. Selene prit ses mains calleuses entre les siennes encore douces et jeunes et le remercia humblement.

« Nous demandons ta protection ».

Ugo franchit le pas de la porte, salua d'un signe de tête, mais resta silencieux. Sandra, la femme de Nino, aidée de son mari, débarrassa la table pour qu'on y allonge Vittorio.

« Vous feriez mieux de sortir, recommanda Ugo. Cela sera pénible à regarder ».

Selene et les fermiers quittèrent la maison, et se retrouvèrent sous la bruine, qui produisait un léger chuintement sur les herbes hautes de la plaine. Sandra couvrit ses cheveux clairsemés de son foulard, et ils attendirent, les yeux tournés vers les remparts et les tours.

Ugo essuya son front d'un revers de main ; il n'avait pas droit à l'erreur. Vittorio respirait si faiblement qu'il paraissait mort, étalé sur cette table de bois. Il dégaina tout d'abord sa dague, et entreprit de découper la tunique afin de mettre l'épaule touchée à nue ; le sang avait séché, et les fibres du vêtement qu'il faudrait arracher s'étaient collés à la plaie. Ce fut un travail minutieux, et l'assassin s'étonna de l'immobilité de son compagnon, que la douleur aurait du ranimer. Ce fut seulement lorsqu'il empoigna fermement la flèche que Vittorio ouvrit grand ses yeux d'azur, comme conscient de ce qui allait se produire ensuite.

« Mon pauvre ami, déplora Ugo en secouant la tête. Tu n'aurais jamais du te réveiller maintenant ».

Et il tira le trait d'un coup sec.

Un terrible hurlement de souffrance leur déchira le cœur.