Sandra s'était signée et bouchée les oreilles. Il n'y avait plus de bruit : Vittorio s'était certainement évanoui de nouveau après cet horrible cri.

Ugo rouvrit la porte, le visage fatigué ; il avait l'air d'un fou, la peau blanche et sa belle tunique maculée de sang. La maîtresse de maison, peu habituée à ces visions d'horreur, tourna de l'œil. Dans l'embrasure de la porte, on distinguait l'assassin blessé immobile, d'une pâleur cadavérique, une flaque de sang inondant le plancher. « Votre table est fichue » fut la seule chose qu'Ugo trouva à dire devant la mine interrogatrice de ses hôtes.

« Il est mort ? murmura Selene.

-Non, répondit Ugo. La blessure fait peur, bien qu'elle ne soit pas très grave. Cependant, il est très affaibli… ajouta-t-il d'une voix éteinte.

-Eh bien ! s'exclama alors Nino, qui ranimait sa femme d'une série de petites claques sur la joue. Nettoyons ce pauvre homme, couchons-le dans notre lit et forçons-le à manger. Faisons de notre mieux pour qu'il se rétablisse ! »

Et il entra à l'intérieur. Selene ne sut dire exactement si, à cet instant précis, Nino avait un accès de bonté, ou s'il était simplement pressé de les voir disparaître pour retrouver sa tranquillité.

Ils entreprirent alors de laver le corps barbouillé de sang de Vittorio, et de le caler confortablement contre deux oreillers de plumes, dans le propre lit conjugal des Barietti ; Sandra était ostensiblement mécontente. L'assassin, quant à lui, n'avait pas remué.

oOo

La pluie s'était arrêtée, et la plaine dégageait une douce flagrance de végétation mouillée. Assis sur le pas de la porte, Ugo cherchait à se détendre et à se vider l'esprit grâce à une telle odeur. Enveloppé dans sa cape écarlate, il regardait l'air hagard son souffle former de petits nuages à chaque expiration. Il sentit soudain une présence auprès de lui ; le beau visage de Selene lui souriait, les joues rosies par le froid.

« Vous devriez rentrer, lui dit-elle.

-Le froid stimule mon cerveau fatigué » plaisanta Ugo en réprimant un frisson.

Il n'avait, en réalité, aucune envie de constater que Vittorio était toujours inconscient.

« Nous devons prendre la route de Rome le plus vite possible, expliqua l'assassin. Nous ne pouvons pas nous attarder, ou nous serons forcément pris.

-Et le signor Vitelli ? Vous l'abandonneriez ? s'étonna la jeune femme.

-Je ne l'abandonne pas, rétorqua Ugo. Je pense que nous ne pouvons attendre la fin de sa convalescence, ou sa mort dans le pire des cas. Le transporter s'avère hélas impossible : il nous retarderait, et cela mettrait sa santé déjà fragile en péril. Je le laisse entre de bonnes mains. Vos amis prendraient soin de lui, non ? »

Selene acquiesça d'un signe de tête, mais elle y croyait peu.

« Si les soldats fouillent par ici, ils le reconnaîtront, répliqua-t-elle. Sa blessure est une preuve. Tôt ou tard, ils feront le lien, et le signor Vitelli sera perdu.

-Pas si l'amitié des Barietti envers les Massari les oblige à faire de tout ce qu'il y a en leur pouvoir pour déguiser l'affaire. Je vous fais confiance lorsqu'il s'agira de leur en parler ».

Selene accepta la responsabilité avec une certaine contrariété. Nino, d'un caractère buté et peureux, serait difficile à convaincre.

« Faut-il prier pour lui ? » demanda alors la jeune femme.

Ugo tourna vers elle un regard inquisiteur ; ses prunelles vertes scintillaient d'incompréhension.

« Qu'est-ce que vous voulez dire ?

-Est-il juste de prier pour des gens tels que vous ? »

Ugo fut profondément vexé, mais son visage durci par des années de souffrance infligée et donnée demeura impassible.

« Qui êtes-vous pour juger s'il est juste de prier pour quelqu'un ? commença-t-il lentement en appuyant bien sur chaque mot. Tout le monde a le droit de demander miséricorde, aussi grand pêcheur soit-il ».

Ugo se frictionna doucement les mains petit à petit, le froid lui engourdissait les doigts.

« Si ceux que nous protégeons ne comprennent plus le bien fondé de nos actes, reprit-il, si même Dieu nous a abandonnés, alors notre cause est perdue d'avance ».

Il se releva en époussetant son giron, la toisa et lança, amer :

« Vous n'êtes pas digne de l'attention que le Mentor vous porte, que vous soyez sa nièce ou non. Tenez-vous prête, nous partons demain soir ».

oOo

Vint le moment du départ. Par chance, Vittorio avait ouvert les yeux quelques heures plus tôt : Ugo avait pu lui expliquer la situation. Celui-ci regagnait donc Rome avec Selene, car le Mentor s'impatientait sûrement. Les Barietti avaient, après maints refus, enfin consenti à garder Vittorio sous leur toit et assurer sa protection ; il ne tenait plus qu'à lui de récupérer rapidement et d'épargner ce couple honnête. L'esprit confus, l'assassin convalescent n'avait pas tout saisi ; ce n'est qu'après s'être nourri que son cerveau assembla les informations :

« Faîtes attention à vous, et ne vous inquiétez pas pour moi. Je m'en remettrai. Tu as fait du bon boulot, mon frère ! » dit Vittorio d'une voix faible en pointant son épaule du menton.

Elle était enveloppée dans un large bandage blanc. Une tache de sang s'y était dessinée, situant la plaie, mais celle-ci ne s'était heureusement pas infectée. De plus, la flèche n'avait sectionné aucun nerf.

« Je viendrai te chercher dès que tu iras mieux, annonça Ugo afin de le rassurer.

-Ne te donne pas cette peine. Je connais le chemin ».

Ugo se pencha vers lui et lui donna l'accolade.

« A bientôt, mon ami ».

Selene finissait d'empaqueter les provisions que les Barietti avaient tenu à leur donner. Remarquant sa mine déconfite, Nino s'approcha d'elle et lui glissa :

« Je ne sais pas ce qui te pousse à accompagner cet homme jusque la capitale, mais mon petit doigt me dit que tu ferais mieux de rester ici avec l'autre énergumène. San Gimignano est en effervescence. Tu rejoindras Concetta le moment venu, quand tout sera rentré dans l'ordre.

-Je ne peux pas te dire pourquoi, mais il parait que je serai mieux à Rome. Alors, j'y vais ».

Nino secoua la tête, au comble de l'inquiétude.

« Bon sang, qu'est-ce qu'il se passe, Selene ? »

La jeune femme tourna vers lui un regard désespéré.

« Je l'ignore moi-même, Nino ».

Elle enlaça Sandra en signe d'adieu. Nino lui donna sa bénédiction.

« Quand tu iras au village, lui recommanda-t-elle avant de franchir le pas de la porte, passe voir ma tante. Dis-lui que je vais bien, mais que je ne reviendrai plus avant longtemps.

-Elle va m'interroger sur ta vie à Rome, assura Nino.

-Tu ne sais rien. Si on te demande, que ce soit un parent ou un ami, tu ne m'as jamais vue et tu ne me connais pas. Je n'existe plus ».

Nino opina de la tête, décontenancé.

« Addio, amici ».

Dehors, la nuit tombait et jetait un drap sombre et froid sur la plaine. Emmitouflés dans un habit de paysan, Ugo et Selene espéraient passer inaperçu ; la tunique ensanglantée de l'assassin, à présent dissimulée sous la laine brune et verte, aurait ameuté toutes les garnisons des environs.

« Je vous demande pardon pour hier, dit Selene à Ugo en détournant les yeux des hautes tours. J'ai prié pour le signor Vitelli toute la journée ».

oOo

Ils avancèrent lentement. Cachés par les arbres et leur pénombre, ils évitaient la via Francigena, car, lieu de passage important pour les pèlerins ou tout autre voyageur qui souhaitait gagner la majestueuse cité de Rome, elle était très fréquentée et bien gardée, de jour comme de nuit. Se frayer un passage dans les bois ralentissait considérablement leur progression, mais leur permettait de garder un œil alerte sur la route, et de s'aplatir sur la mousse et les feuilles quand une patrouille remontait la voie.

Peu habituée à de tels voyages à pied, Selene tenait mal le rythme ; marcher presque quatre-vingt-dix lieues lui semblait impossible.

« Un peu de courage, signorina, la motivait Ugo. Mieux vaut avoir mal aux pieds que finir en prison, non ? »

A ces mots, Selene jetait un regard derrière son épaule et pressait le pas.

« Bientôt, nous serons à découvert, expliqua l'assassin. Les arbres disparaîtront et les plaines de Toscane s'ouvriront devant nous.

-Ce n'est pas le chemin que j'emprunte d'habitude, dit Selene.

-Je sais » répondit Ugo avec malice.

Selene se demandait bien comment l'assassin pouvait savoir, mais ne posa aucune question. Elle reporta son attention sur ses pieds et sur les obstacles de la forêt, afin d'ignorer ses jambes douloureuses. Ce n'était que le début.

Lorsqu'ils atteignirent l'orée du bois, ils constatèrent avec soulagement qu'un relais louait des chevaux. Pour Selene, cela présageait un minimum de confort ; pour Ugo, un voyage plus rapide et une échappatoire en cas d'embûche.

Afin d'éviter les villages, ils quittèrent la route un moment pour se fondre de nouveau dans les bois des monts du Chianti, trouver un pont afin de traverser l'Ombrone et faire une halte. Ugo poussa un soupir de soulagement en quittant ses étriers : grâce à ces montures, il pensait avoir gagné une journée entière de voyage.

Ils firent briller quelques braises afin de réchauffer leur repas et leurs corps fatigués ; vint ensuite le temps d'une sieste. Allongée sur le dos dans une épaisse couverture, remuant de temps à autre en espérant trouver une position confortable, et bien qu'épuisée, Selene ne put s'endormir. Elle observa quelques temps, entre les branches mortes, les nuages grisâtres qui parcouraient le ciel pâle de l'hiver, et laissait vagabonder son esprit tourmenté, s'interrogeant sur ce qu'il adviendrait de sa vie une fois dans la capitale. Demeurer au bordel ne l'enchantait guère, et il était hors de question de devenir assassin et de jurer sur un credo stupide et incompréhensible. Elle se demanda ce qui avait poussé Ugo Ubaldi et Vittorio Vitelli à choisir cette voie sombre, cette vie tous les jours incertaine du lendemain, et quelle idéologie leur trottait dans la tête pour la consacrer au larcin et au meurtre. Non, vraiment, elle ne comprenait pas le « bien fondé » de leurs actes.

Le sommeil la cueillit et les braises s'éteignirent.

Au crépuscule, Ugo s'éveilla, passa une main sur son visage et ordonna de reprendre la route immédiatement. Le ciel s'était dégagé durant la journée et, bien qu'il fasse plus froid encore, la lune et les étoiles éclairaient les environs. Après deux heures, ils atteignirent la frontière du Latium. Ils traversèrent.

Une angoisse terrible prit alors la jeune femme, ainsi qu'une envie irrésistible de regarder en arrière. A présent qu'elle avait quitté la Toscane, elle ressentait non plus l'euphorie de la première fois quand elle était partie seule à la recherche de son père, non plus la satisfaction de quitter son pays pour en découvrir un autre, mais la peur et la certitude de ne jamais rentrer au logis. Il lui apparut alors que Maria et Claudia, ainsi qu'Ezio, avaient ressenti la même chose lorsqu'il leur avait fallu s'exiler pour toujours, abandonnant d'abord la belle Florence puis la sûre Monteriggioni. Ugo remarqua son trouble et talonna son cheval : l'animal partit au galop, et ils s'éloignèrent rapidement de cette frontière, de cette ligne immatérielle qui délimitait le passé de Selene.

Au cours du voyage, Ugo les mena jusqu'en haut d'une colline, afin de voir s'ils ne s'étaient pas égarés. Ugo connaissait mieux la région et avait pris soin de contourner les endroits peuplés. Le détour, indispensable, les avait retardés, ajoutant de nombreux miles à leur course. A présent, il lui fallait se repérer.

Au loin, à leur droite, les yeux les plus perçants pouvaient apercevoir les feux de Rome, faibles et clignotants. A leur gauche, le Tibre, sur lequel miroitait la lune, descendait en serpentant vers la reine spirituelle.

« Nous y serons la nuit prochaine » annonça Ugo.

Ils pénétrèrent Rome au milieu d'un groupe par la Porta Turrionis alors qu'un croissant de lune apparaissait dans le ciel, avant la septième heure du soir. Selene se raidit lorsqu'ils dépassèrent un couple de gardes riant à leur travail bientôt accompli. Quelques secondes après leur passage, la herse s'abaissait dans un cliquetis métallique ; il sembla à la jeune femme qu'on l'emprisonnait à l'intérieur de la Cité et de son quartier Antico ténébreux.

Le quartier Centro était encore loin. Ils grimpèrent le mont Caelius et se frayèrent un chemin entre les filles et les dames coquettes richement vêtues, certainement en prévision d'un dîner ou d'un bal. Les plus jeunes voilèrent leur front puéril d'un châle coloré et timide sous les regards appuyés de banquiers ou d'avocats qui s'interrogeaient sur la somme de la dot de ces charmantes et vierges créatures.

Au milieu de ce monde d'or et d'argent, de pierres précieuses et de pièces sonnantes, Selene se sentait étrangère, différente ; malgré les ventes nombreuses de la boutique de tissus, la jeune femme et sa mère avaient gardé une vie simple, avec le confort nécessaire sans le luxe. Là, tout ce faste affiché devant la pauvreté méprisée la dégoûtait profondément. Cette désagréable impression se renforça lorsqu'ils arrivèrent sur l'autre versant du mont : parmi les ruines, des miséreux que l'on avait chassés du centre-ville tendaient une main suppliante vers les nobles rejoignant le quartier résidentiel, qui détournaient alors le regard ou leur adressaient un sourire qui se voulait bienveillant, mais qui se révélait malgré eux empli de fausse pitié.

Ugo observa la jeune femme pendant qu'ils fendaient la foule, et remarquant dans ses prunelles vertes une étincelle, presque imperceptible, de révolte face à l'injustice. Bien qu'il ne soit pas véritablement informé des motivations d'Ezio Auditore, l'assassin les avait partiellement devinées, et il songea que leur Maître n'aurait certainement pas à argumenter longtemps.

« C'est triste, soupira Selene.

-Quoi donc ? demanda Ugo, feignant ignorer où elle voulait en venir.

-Tous ces gens dehors, malades, qui subissent les moqueries, les coups et, pire encore, le silence.

-Mais la misère est partout, signorina. Au détour des faubourgs, au coin de ruelles, sous les porches, aux pieds des colonnes, et sur les pavés les jours de marché.

-Ils se font rares à San Gimignano.

-Ils se concentrent en ville car ils se disent que c'est ici qu'ils auront le plus de chance de s'en sortir. Rome regorge de vieillards faméliques, de femmes aux jupons arrachés et d'enfants aux pieds nus.

-Ne peut-on rien faire pour les aider ?

-Vous êtes une sainte ! railla Ugo, sardonique. Quant à nous, pauvres diables, nous combattons aussi dans leur intérêt.

-En quoi tuer leur apportera du pain ?

-Ce n'est pas ma faute si vous ne comprenez rien ».

Le Colisée surgit de derrière une colline les mauvais souvenirs aussi et lui enserrèrent la gorge. Les flambeaux allumés pour éclairer la route projetaient des ombres flageolantes sur l'herbe et les pierres. Les ombres prirent subitement la forme de silhouettes, et la scène de l'attaque se déroula de nouveau devant Selene et son imagination abusée.

« Dio mio, pourquoi a-t-il fallu que je revienne ? »

L'amphithéâtre qui l'avait fait rêver dans les livres redevenait ce qu'il avait toujours été durant des siècles : un lieu de sang, de mort, et d'exécutions. Ils passèrent sous l'arc de Septime Sévère et entrèrent dans le centre-ville par le Capitole : là aussi, ce qui l'avait enchantée sur des centaines de pages ne lui procuraient plus aucune émotion positive.

Ils descendirent de leurs montures et les tinrent par la bride afin de pouvoir circuler dans l'étroitesse des rues du centre. Ugo la guida dans ce labyrinthe : ils empruntèrent le Ponte Fabricus qui enjambait le fleuve furieux et gonflé par la pluie, et gagnèrent l'île Tibérine.

« C'est ici » dit Ugo en s'arrêtant devant une vieille porte.

Selene haussa les sourcils. Malgré la discrétion requise, la jeune femme s'était figuré le repaire autrement : il s'agissait en réalité d'une maison basique, sans histoire ni intérêt aucun. Aussitôt arrivés dans le hall principal, toutes les têtes se tournèrent vers eux, d'abord parce qu'ils n'avaient pas reconnu leur confrère et croyait avoir affaire à un opportuniste, et ensuite, ils s'attardèrent sur la jeune femme ; les yeux brillèrent sous les capuches. Selene aurait voulu disparaître ; elle sentait leur regard à tous lui brûler la peau.

Pour échapper à cette ambiance, Selene porta son attention sur le lieu qu'elle venait de découvrir. Elle fut alors sensible à la légère odeur chaude et boisé de l'encens qui pénétrait ses narines ; la fine fumée qui s'échappait du brûle-encens s'entortillait sur elle-même et embaumait l'endroit. De grandes tentures rouges brodées d'or, au sigle des Assassins, coulaient des plafonds et des bibliothèques soutenant livres et parchemins tapissaient les murs. De larges tapis étouffaient le bruit des pas, et de nombreux chandeliers et lustres apportaient leur lumière. Rien à voir avec l'extérieur : la Confrérie cachait bien son jeu et demeurait insoupçonnable aux yeux de tous.

A l'intérieur du bâtiment, on observait un silence religieux : les paroles échangées n'étaient que des murmures et glissaient d'une oreille à une autre, dans le respect d'autrui, de ses lectures et études. Il n'était pas rare que les voix montent, sous l'enthousiasme, le rire ou la colère, mais le calme retombait vite. Selene s'étonna d'une aussi grande paix à l'endroit même où s'érigeaient les complots de meurtre.

Dans un coin du hall, Ezio était assis face à un petit bureau recouvert de cartes et de rouleaux, plongé dans la rédaction d'un message ; on entendait sa longue plume blanche gratter le papier. Selene observa son oncle. Il avait délaissé son armure, gardant cependant ses brassards et sa double lame secrète par-dessus les manches de sa chemise. A son annulaire droit brillait une chevalière. Dans le plus simple appareil au milieu de ses recrues, on avait du mal à croire qu'il les commandait si une aura, une prestance ne se dégageait de lui et invitait au respect. Même ainsi, le libérateur de Rome impressionnait. Ils n'osèrent le déranger.

Alors qu'Ezio roulait le message et le scellait, Ugo trouva le moment opportun pour s'approcher et lui signaler leur présence :

« Mentor, j'ai des informations importantes.

-Più tardi, mon ami, dit doucement Ezio. Prends le temps de te reposer, d'autres affaires m'attendent. Vittorio n'est pas avec toi ?

-Il a été blessé, Maître. Je l'ai laissé aux soins d'un couple d'amis de votre nièce. C'est sous sa pression qu'ils ont consenti à le garder et à s'occuper de lui.

-Je t'en suis reconnaissant, Selene ».

La jeune femme baissa les yeux.

« Vittorio reviendra de lui-même quand il ira mieux, termina Ugo.

-Bene, fit Ezio en hochant la tête. Retrouve-moi tout à l'heure, puisque tu as des choses à me dire. Grazie mille, Ugo » ajouta-t-il avant que celui-ci ne se détourne.

L'assassin s'inclina, poing au cœur, et s'éloigna.

Ezio fit signe à sa nièce de l'accompagner dans la salle d'intronisation afin de pouvoir discuter tranquillement. L'atmosphère y était plus lourde ; l'endroit avait quelque chose de sacré.

« Je suis content de voir que tu vas bien, commença-t-il.

-Je ne suis pas la bienvenue, attaqua Selene, vu l'air ahuri de vos recrues.

-Pardonne leur curiosité, dit Ezio, amusé. Les Auditore sont honorés ici, alors il faudra te montrer digne de leur attention ».

Il lui laissa le temps de faire quelques pas.

« Sais-tu pourquoi tu es là ? demanda-t-il.

-Non, mais j'ai des doutes.

-Tu as cru que les Borgia t'oublieraient.

-J'ai eu tort.

-Bravo, tu reconnais que tu n'aurais pas dû quitter Rome.

-Ou plutôt que je n'aurais jamais dû quitter ma maison pour vous rencontrer.

-Ne crois pas pouvoir t'en sortir seule, dit Ezio, ignorant la pique.

-Je l'ai fait ! rétorqua Selene. Sur la route, le raccourci…

-Si tu es arrivée à San Gimignano saine et sauve, siffla-t-il, c'est aussi grâce aux signori Ubaldi et Vitelli que j'avais envoyés derrière toi au moment-même où tu as quitté la Rose Fleurie.

-Vous mentez.

-Tu n'es même pas capable de remarquer que l'on te suit. Tu crois peut-être que mes assassins se baladaient tranquillement dans ton village lorsque l'on t'a attaquée ? Nous t'avons sauvée, encore une fois. Et il n'est plus question que je continue d'envoyer mes meilleurs éléments pour te protéger : ce serait égoïste, mal vu, et je doute que ces hommes et ces femmes se soient engagés en tant qu'escorte pour jeunes filles en danger.

-Alors vous voulez que je demeure ici, dans cette cachette, silencieuse et sans fenêtre ? Je ne veux pas que l'on m'enferme ».

Ezio se mordit les joues la jeune femme se montrait terriblement agressive, et cela l'énervait au plus haut point. Irrité, Ezio s'approcha d'elle et planta ses yeux sombres dans ses iris verts. Il ne put réprimer un sourire alors qu'une expression de défi s'affichait sur le visage de sa nièce : son regard dur, ces façons de froncer les sourcils et de pincer les lèvres étaient celles de Federico. A travers cette moue, c'était son défunt frère qu'il voyait. Attendri, il prit Selene par les épaules. La jeune femme se crispa en sentant les mains de l'assassin se poser sur elle.

« Ecoute, je sais que nous avons mal débuté, cela m'agace et m'attriste, dit Ezio. Nous sommes si peu… »

Selene se détendit, et hocha timidement la tête. Ezio ravala sa fierté et déclara :

« J'ai fait une erreur, j'ai eu peur.

-Peur de quoi ? l'interrogea sa nièce dans un murmure.

-De ne pas être à la hauteur. De ne pas pouvoir éviter le pire. De décevoir mon frère… »

Selene se radoucit complètement en comprenant enfin les raisons qui avaient poussées son oncle à faire preuve d'une telle brutalité. Elle regretta de ne pas avoir saisi ces choses plus tôt, de s'être mal conduite avec quelqu'un pourvu de bonnes intentions et pris d'une panique qu'elle connaissait bien.

« Je vous demande pardon pour les insultes, reconnut Selene, honteuse.

-Je n'aurais jamais dû t'entrainer là-dedans.

-De toute façon, mon nom m'aurait rattrapée, n'est-ce pas ?

-Hélas, oui ».

Ils restèrent ainsi pendant de longues minutes, à la fois gênés et soulagés d'avoir finalement pu trouver une entente ; il n'y avait plus de tension entre eux, juste une légère appréhension, celle de se retrouver face à un parent inconnu auquel on ne sait pas quoi dire.

Ce fut Ezio qui rompit le silence, reprenant la discussion là où ils l'avaient laissée :

« Cette fois-ci, je ne te demande plus ton avis : je pense que tu es assez intelligente pour comprendre par toi-même qu'il est nécessaire de rejoindre la Confrérie ».

Selene déglutit et s'apprêta à répliquer, mais Ezio ne lui en laissa pas le temps :

« Je n'attends pas de toi que tu t'impliques, je sais que c'est contre ta volonté, et nous n'avons jamais forcé personne. Seulement, il faut que tu apprennes à te battre, à te défendre, et à tuer pour ta survie. »

Elle frémit, terrorisée par cette évidence à laquelle elle cherchait en vain une faille. Les paroles de son oncle, ses souvenirs, ses pensées, le monde entier autour d'elle tournoyaient et semblaient flotter, irréels, comme dans un rêve.

« N'y a-t-il pas d'autre solution ? »

Ezio ne répondit pas.

La jeune femme eut peu de temps pour réfléchir. Elle ne partageait aucune conviction des assassins, mais il lui paraissait clair qu'Ezio avait raison. Pour retrouver la paix à laquelle elle aspirait désespérément, il fallait qu'on lui enseigne l'art de l'épée. Le fait de ne devoir accomplir aucune mission acheva presque de la convaincre. Elle eut une pensée fugace pour Federico, s'interrogeant sur sa véritable motivation. Lui avait-on laissé le choix d'intégrer la Confrérie ? Avait-il pu refuser, ou son nom l'y avait-il obligé ?

« Ton père aurait été fier de toi », assura Ezio, devinant ses pensées.

Alors, terrifiée par ses propres mots, Selene accepta.

« Faîtes de moi votre élève ».