Selene revint à l'aube, au moment du départ. Son cheval tenu par la bride, elle retrouva Thomas et Ugo déjà en selle devant la Confrérie.

« Où étais-tu passée, encore une fois ? » lui souffla Thomas.

La jeune femme ne lui répondit pas et se hissa sur sa jument. Il n'y avait pas de reproche dans la question de Thomas ; plutôt du souci.

Elle avait arpenté la ville toute la nuit, seule dans le froid avec ses démons, avançant au hasard des ruelles. Elle n'avait pas cherché à s'abriter, insensible au vent glacé et à la folie de l'averse. Plusieurs idées lui avaient traversé l'esprit alors que la pluie fouettait férocement son échine courbée. D'abord la fuite : prendre ses jambes à son cou, s'évanouir dans la nature en maudissant cet Ezio Auditore et ses grands airs de Mentor. Ou bien se confronter à lui, finir par l'injurier à nouveau. Mais la meilleure chose à faire était certainement de jouer l'indifférence, de prendre son mal en patience et de tout faire pour partir au plus vite. Partir. Partir. Ce mot se répétait inlassablement dans sa tête et son écho la hantait.

La pluie s'était enfin calmée, et, après une nuit entière à s'interroger, l'évidence était apparue, terrible, avec le jour : aucune solution n'était la bonne et aucune n'était sincère. Si elle craignait toujours autant de voir Ezio, ce n'était plus parce qu'elle avait peur de lui et de ce qu'il était. Elle avait peur d'elle-même, car elle ne lui portait plus le regard respectueux de la nièce envers l'oncle. Désormais, elle le regardait comme une femme regarde un homme qu'elle désire. Elle avait alors compris qu'il causerait sa perte.

En réalisant une telle chose, Selene avait eu un haut le cœur et, pliée en deux, s'était répandue sur le pavé encore humide. Une vieille femme s'était écartée d'un petit bond en se pinçant le nez et des enfants avaient ri. La gorge brûlante, Selene s'était relevée et avait filé vers les écuries en chancelant, et en cachant ses larmes amères derrière son rideau noir de cheveux emmêlés.

Maintenant qu'elle était sur la route encore brumeuse de San Gimignano, bercée par le rythme des pas de son cheval, la fatigue l'avait plongée dans une douce torpeur. Et comme son esprit torturé trouvait enfin un peu de calme, elle mit de l'ordre dans ses pensées et en vint à la conclusion qu'elle avait déliré, fiévreuse et sous le choc. C'était stupide. Elle n'éprouvait aucune passion pour son oncle, simplement de la rancœur. Elle porta une main tremblante à son front puis se frotta les yeux. Epuisée par l'insomnie, elle ne put retenir un petit ricanement nerveux. Ugo, aux aguets, lui lança un regard désapprobateur par-dessus son épaule. Thomas se rapprocha d'elle et posa une main amicale sur ses épaules agitées de soubresauts.

« Selene, lui glissa-t-il, tu m'inquiètes. Est-ce que tout va bien ? »

La jeune femme arrêta de rire et leva vers lui une figure blême et lasse, aux cernes profonds. Un sourire forcé trancha son visage, et elle hocha la tête. Thomas fit mine d'être rassuré, et ils n'échangèrent plus un mot avant la tombée de la nuit et la levée de leur campement. Ugo monterait la garde le premier.

Au moment où Selene s'allongea sur le sol dur et glacé, couverte de sa cape de voyage, elle sombra dans un profond sommeil sans rêves. La nuit les enveloppa tous les trois de son silence inquiétant, simplement troublé par le bruit des braises craquantes.

oOo

Machiavelli entra en trombe dans le repaire et dévala les escaliers, bousculant une recrue au passage.

« Ezio ! » appela-t-il, paniqué.

Le philosophe le trouva dans la salle d'armes en train d'enfiler ses brassards, apparemment prêt à partir. L'Assassin l'interrogea du regard.

« C'est une catastrophe ».

Ezio le laissa reprendre son souffle.

« Calme-toi d'abord, mon ami, et dis-moi ensuite.

-Francesco Orsini est mort la nuit dernière. Cesare Borgia l'a fait assassiner ».

Ezio pâlit. Sa bouche s'ouvrit et se referma plusieurs fois, sans qu'aucun son n'en sorte. Soudain, il frappa du poing le mur en face de lui.

« Merda ! »

Il enfouit son visage dans ses mains et prit une profonde inspiration. Si Cesare Borgia avait tué les Orsini lors de sa grande réception, alors il était forcément au courant de leurs affaires avec Gozzoli, des tableaux, du message et de la Pomme en France. Il eut un vertige lorsqu'il réalisa que l'expédition jusque San Gimignano, qui se révélait à présent inutile, se solderait certainement par un échec.

« Comment est-ce possible ? murmura-t-il.

-Ses espions vont plus vite que nous, suggéra Niccolo.

-C'est illogique.

-Les Borgia savent depuis longtemps qu'un Fragment se cache en France. Nous sommes en retard, et inefficaces sur ce coup-là ».

Ezio peinait à resserrer les lacets de ses brassards, les doigts distraits. Il réfléchissait à toute vitesse et émettait toutes les hypothèses. Quelqu'un avait-il entendu sa conversation avec Francesco Orsini pendant le bal ? Ou la légende du baron de Valois ? Comment Cesare avait-il pu savoir à propos de la cachette à San Gimignano ?

« Cesare a des Français dans son camp et les Orsini lui obéissaient sous la menace, c'est un avantage non négligeable, déclara Machiavelli. Il prépare certainement déjà un voyage à Paris dans les prochaines semaines. Et tu devrais en faire autant.

-Non. Nous n'avons aucun indice que ferons-nous, une fois là-bas ? Les tableaux sont la carte. Nous devons attendre, nous ne pouvons rien faire d'autre pour le moment.

-Nous sommes en guerre, rétorqua le philosophe, et aller jusque Paris sera difficile. Il y a des villes conquises que nous ne pourrons franchir. Il faut penser à cela et établir un parcours. Alors utilisons ce temps pour ça, en espérant que tes Assassins reviennent rapidement, sains et saufs ».

oOo

Lorsque, au petit matin, San Gimignano leur apparut, mauve et couverte de givre, Selene n'en ressentit aucune joie. Quelque chose d'étrange planait dans l'air, comme un sinistre présage. Un frisson courut le long de son dos, et un sentiment de peur lui serra l'estomac.

Ils quittèrent le sentier et Selene passa en tête, guidant ses camarades vers l'entrée de la grotte, à l'intérieur de laquelle les tableaux secrets de Benozzo Gozzoli étaient soigneusement entreposés. Ils cachèrent leurs chevaux, allumèrent une petite torche, et s'enfoncèrent dans les ténèbres.

Le petit groupe remonta le chemin en sens inverse. Ils poursuivirent leur route dans la pénombre, à la petite flamme tremblotante, une main sur la paroi de la roche. Plusieurs fois ils trébuchèrent sur des pierres. Mais Selene les guidaient, la démarche assurée bien que lente, et ils se ne perdirent pas. Après quelques minutes, la voix enrouée de Thomas déchira le silence :

« Personne n'a jamais eu l'idée de s'enfoncer dans cette caverne ? demanda-t-il, étonné. Comment est-il possible que personne ne sache que quelque chose est caché ici ?

-Une légende dit qu'elle est hantée, répondit la jeune femme.

-Mais toi, tu y es bien entrée.

-Parce que je n'ai pas peur des légendes ».

Ils continuèrent leur chemin, qui fut long et hésitant. Et enfin la torche inonda de lumière la grande salle qu'ils cherchaient. Les tableaux abîmés de Gozzoli étaient entassés contre une paroi, comme lorsqu'ils y étaient venus la première fois.

Ugo promena son regard sur le sol. La poussière n'avait pas encore effacé les tâches du sang de Vittorio, encore trop visibles à son goût. Mais quelque chose d'autre clochait. A côté de lui, Selene paraissait mal à l'aise. A présent qu'ils avaient tout le loisir de contempler l'endroit, le trio put constater qu'ils se tenaient bien dans ce qui avait été jadis un atelier. Quelques pinceaux traînaient ci et là, une lampe était éteinte. Une couverture de laine était roulée en boule dans un coin, des pots de pigments étaient renversés sur la pierre et le chevalet gisait à terre, ses jambes de bois en l'air. L'atelier avait été prêt pour une prochaine visite, mais le peintre avait dû mourir avant de revenir, et les intrus, dans leur empressement, avaient tout chamboulé.

« Quelqu'un est venu » souffla-t-elle.

La flamme de la petite torche vacilla. Elle s'approcha de la pile de toiles et promena ses doigts sur les cadres.

« Il y en avait bien plus que ça ».

Elle se retourna vers Ugo, dans l'attente qu'il confirme où non ce qu'elle venait de dire. L'Assassin hoche lentement la tête. Outre le sang et le désordre, il avait lui aussi remarqué que quelque chose n'allait pas. La pièce paraissait plus grande, plus vide. Selene était désespérée :

« Comment a-t-on pu deviner ?

-Peut-être que quelqu'un n'a pas peur des légendes non plus ? ironisa Thomas, ce qui lui valu une remontrance de la part d'Ugo.

-Des promeneurs ne s'aventureraient pas aussi loin. Ni ne voleraient des tableaux en mauvais état » gronda l'Assassin.

Leurs soupçons se portèrent naturellement vers Vittorio, bien qu'ils ne puissent rien vérifier. Ugo fit un geste de la main, comme pour balayer ses doutes.

« Prenons ce dont nous avons besoin et déguerpissons, pressa-t-il. L'endroit n'est pas sûr, on nous surveille peut-être ».

L'Assassin pressentait un danger, et misait sur la prudence. Ils ne prendraient pas le temps d'étudier les peintures, ni de décider lesquelles seraient les plus pertinentes à emporter. Il craignait l'affrontement, et il ne pouvait pas se battre pour trois. Les deux recrues avaient du talent, mais malgré leur bonne volonté, il ne les pensait pas encore capable d'affronter des soldats en combat singulier.

Ils empaquetèrent trois tableaux, en hissèrent chacun un sur leur dos, et reprirent le chemin en sens inverse. A l'entrée de la grotte, les chevaux n'avaient pas bougé et broutaient paisiblement. La brume matinale s'était levée Ugo embrassa la plaine du regard, conclut qu'ils n'avaient été ni observés ni suivis, et grimpa sur sa monture. Thomas glissa un pied dans l'étrier, s'apprêta à monter et interpella Selene qui restait en retrait.

« Que fais-tu ?

-Partez sans moi, je vous suivrai, déclara-t-elle. Il y a quelqu'un que je dois voir avant de rentrer à Rome.

-Je doute que cela plaise au Mentor, lança Ugo, anxieux et passablement énervé par le comportement de la recrue.

-Il m'a donné sa permission.

-Très bien ».

Ugo talonna doucement son cheval. Il avait parfois du mal à comprendre les décisions paradoxales du Mentor à propos de sa nièce, qu'il autorisait à rester derrière mais sur laquelle il fallait veiller tout de même. Une telle relation de favoritisme et de surprotection pouvait réellement nuire à la Confrérie et à l'ordre de celle-ci. Mais puisqu'on ne discutait pas les ordres, il la laissa là, tout en priant Dieu qu'il ne lui arrive rien et que cela ne lui retombe pas dessus un jour ou l'autre.

Selene leur confia le tableau qu'elle avait emporté et prit la direction de la porte de San Gimignano en tenant sa jument par la bride.

oOo

Selene contempla avec effarement l'étal du magasin nu. Où étaient passées les mille couleurs et les dizaines de d'étoffes dont il était habituellement recouvert ? Pourquoi les volets de sa maison étaient-ils clos ? Le lierre qui enlaçait la fenêtre et entourait la porte d'entrée était mort. Le cœur de la jeune femme se serra douloureusement à la vue de la plante fanée, de ses branches d'habitude souples et vertes à présent sèches et dépouillées par l'hiver. La jeune femme s'avança et tenta d'ouvrir la porte de sa maison ; le verrou était tiré. Elle toqua puis appela, mais personne ne lui répondit.

« Selene ? » murmura alors une épaisse madone derrière elle.

La jeune femme fit volte-face, effrayée à l'idée d'être ainsi reconnue, et tomba nez à nez avec Amedea, une amie de sa mère. Celle-ci la dévisageait avec gravité, les sourcils froncés. Elle paraissait très étonnée de la revoir.

« Ce n'est que maintenant que tu reviens ? l'accusa-t-elle.

-Que s'est-il passé ? bredouilla tout bas la jeune femme en tirant sur sa capuche pour dissimuler sa figure. Où est ma m… »

Le mot mourut dans sa bouche. Elle respira et se reprit :

« Où est Concetta ? »

Elle attendait le pire. Les gardes l'avaient-ils trouvée ? L'avaient-ils emmenée ? Torturée ? Amedea la regarda de haut en bas, l'air dédaigneux, et lâcha en serrant les dents :

« Elle est morte ».

Le temps s'arrête, les secondes se suspendent. Selene encaisse la nouvelle. Elle suffoque, incapable de prononcer un mot : un coup de poing invisible dans l'estomac lui a coupé le souffle.

« La pauvre femme n'a pas supporté la solitude et la honte après le scandale le jour du marché, expliqua Amedea. Abandonnée par son fiancé, puis par sa filleule. Tu ne lui as jamais envoyé une seule lettre pendant tous ces longs jours, elle était folle d'inquiétude. Le souci et le chagrin l'ont tuée. Dire qu'elle te considérait comme son propre enfant ! »

Selene sentit un profond sentiment de colère se mêler à la tristesse de sa perte. Le ton tranchant de cette truie ignorante, quelle que soit sa faute, n'était pas convenable. Quel terrible manque de tact. Dire de telles choses dans un moment pareil ! Elles étaient encore plus difficiles à entendre puisque criantes de vérité. Le remord, désormais, ne la quitterait plus.

Elle la bouscula violemment et s'enfuit en courant vers la campagne, pendant que des larmes brûlantes lui cisaillaient les joues.

oOo

Selene marcha longtemps, les yeux secs et les pieds maladroits. La maison de Nino Barietti, petite forme au loin, semblait son ultime refuge au milieu de cette catastrophe.

Selene refusait de croire Amedea. Il était impossible que sa mère soit morte. Peut-être avait-elle été contrainte de fuir elle aussi. Feindre la mort était parfois une solution, et Concetta aurait pu refaire sa vie quelque part dans le sud de l'Italie, à l'abri, en attendant que sa fille la rejoigne. Selene hocha la tête afin de s'en convaincre elle-même : Nino saurait. Nino savait tout.

Elle arriva devant la porte et leva une main fébrile. La porte s'ouvrit avant qu'elle ne frappe. Nino apparut dans l'embrasure et, glacial :

« Va-t-en ».

Selene chancela.

« Nino… »

Le vieil homme fit un pas et se dressa devant elle, menaçant :

-Va-t-en ! C'est fini, tu ne nous apporteras plus d'ennuis.

-Qu'est-ce qu'il se passe ? glapit la jeune femme en reculant. Qu'est-ce que vous avez tous ? Dis-moi que Concetta est vivante !

-Concetta est morte ».

Nino se signa.

« Quant à toi, ne remets plus jamais les pieds chez moi. Laisse-nous tranquille. Comme tu l'as si bien dit, tu n'existes plus ».

Le ton était plein de menaces, et Selene eut peur. Non pas pour elle, mais parce que les réactions incompréhensibles et débordantes de haine de ses amis laissaient deviner de terribles évènements. Et cela avait forcément un rapport avec la Confrérie, les Assassins, et Ugo et Vittorio.

Réfléchissant à cela, Selene n'avait pas bougé d'un pouce. Nino levait le poing et lui ordonnait de partir :

« Fiche le camp d'ici, corbeau de malheur ! Ou faut-il que je te pourchasse ? »

Selene comprit que l'amitié de Nino et de Sandra était définitivement perdue. Alors elle détala sans demander son reste, pitoyable, comme un animal que l'on chasse. Elle entendit Nino déverser un flot d'insultes tandis qu'elle courait, et la voix du vieillard se perdit bientôt dans la plaine.

La pluie se remit à tomber drue, cette pluie d'hiver froide qui transperce tout et qui glace les os. Selene frigorifiée ne chercha pas à retrouver ses compagnons sur la route de Rome. Epuisée, elle se laissa tout simplement tomber à genoux au bord du sentier boueux, le menton renversé sur la poitrine et les mains posées sur ses cuisses, paumes vers le ciel furieux. Elle resta là, l'air misérable, paupières closes, à attendre qu'il arrive quelque chose, trop faible et abasourdie pour faire un geste. Son univers s'effritait, et elle n'avait pas la force de se lever pour combattre et remettre les choses en ordre, au moins avec Nino. Mais plus rien n'avait d'importance à présent qu'elle n'avait plus rien, que tout ce qui appartenait à son passé était réduit à néant.

Il se passa une éternité avant que la jeune femme n'entende une voix s'élever par-dessus le fracas de la pluie. Elle ouvrit les yeux et distingua la silhouette d'un homme monté sur un cheval. C'était un soldat qui venait de l'interpeller.

« Signorina, est-ce que tout va… »

L'homme s'interrompit, la dévisagea, et la reconnut. Et Selene se souvint brusquement de lui : il était l'un des gardes qui avaient eu l'intention de l'amener aux Borgia avant que les signori Ubaldi et Vitelli ne s'interposent. La jeune femme écarquilla les yeux et sa bouche s'ouvrit toute grande.

Elle bondit sur ses pieds, prête à s'enfuir, mais le cheval la dépassa et elle se cogna contre son poitrail puissant. Stoppée en plein élan, Selene roula sur le dos. Sa tête heurta violemment le sol. Les oreilles bourdonnantes, elle perçut un « … échappera pas », sentit qu'on l'attrapait par les cheveux, et qu'on la forçait à se remettre debout. Et Selene comprit que si elle voulait s'en sortir, il était temps de mettre en œuvre tout ce que ses professeurs lui avaient enseigné pour le moment.

Presque à contrecœur, Selene le cogna d'abord à la mâchoire. Le milicien chancela, étonné de voir la jeune femme l'attaquer ; celle-ci profita de l'effet de surprise pour le cogner de nouveau et lui envoyer son genou dans l'estomac, remerciant le ciel que l'homme ne remue pas plus que ça. Mais sa joie fut de courte durée : le soldat, ivre de rage d'avoir été ainsi humilié par une simple femelle, se redressa, s'arma de son épée et s'avança vers elle en grognant. Selene déglutit et tira sa dague. Le moment qu'elle redoutait était arrivé. Son expérience en escrime n'était pas suffisante pour tenir tête au soldat. Et seule au milieu de la campagne toscane, elle se savait perdue.

L'homme chargea et leva sa lame, mais il glissa sur l'herbe et la terre gorgées d'eau avant de pouvoir toucher Selene, qu'il emporta dans sa chute. L'épée s'échappa de la main du milicien et alla se noyer dans une flaque d'eau. Privé de son arme, à califourchon sur elle, il la saisit à la gorge pour l'étrangler : tant pis pour les Borgia, sa fureur prenait le dessus. Il fallait qu'il la tue et qu'il se venge.

L'air manqua très vite à la jeune femme, qui sentait les doigts gantés se resserrer toujours plus fort autour de son cou. Il allait finir par lui briser la nuque. Et malgré son désespoir, Selene n'était pas décidée à mourir aujourd'hui. Elle aussi avait lâché sa dague lorsqu'elle était tombée ; elle tâtonna à côté d'elle et, par miracle, la trouva. Sa vue se brouillait et la pluie continuait de lui tambouriner la tête. C'était lui, ou elle ; elle ne devait pas hésiter. Et pourtant, elle retint son geste quelques secondes de plus avant de frapper.

Selene poussa un cri et enfonça non sans mal sa dague jusqu'à la garde dans les côtes du soldat. L'arme vibra dans sa paume, transperçant la chair, découpant les os. Elle ignorait qu'il eût fallu autant de force pour planter une lame dans le corps un homme. Le soldat se tordit dans un spasme et s'effondra dans un râle sur la jeune femme. Il frissonna une dernière fois, et mourut.

Selene sentit immédiatement le sang chaud de sa victime dégouliner sur elle ; elle trembla de la tête aux pieds et serra les dents pour ne pas crier de dégoût. Elle parvint néanmoins à se relever, les jambes flageolantes couvertes de sang, et considéra le cadavre étendu devant elle. Elle resta ainsi, stupéfaite et immobile, ses yeux brillants plongés dans les yeux éteints de l'homme qu'elle venait de tuer.

La jeune femme s'était figuré ce moment un nombre incalculable de fois. A chaque leçon d'escrime, à chaque combat mortel feint, elle s'était demandé comment elle réagirait lorsque son adversaire serait réellement mort à ses pieds. Elle s'était convaincue qu'elle n'aurait jamais la force de tuer, même s'il lui avait fallu se défendre. Et pourtant, l'instinct de survie avait tout fait à sa place.

Étrangement, elle ne ressentait rien devant cet horrible corps sanguinolent et désarticulé, que la pluie martelait sans répit. Ni joie, ni regret, ni tristesse. Rien, sauf une terrible sensation de froid et de vide. Elle se détourna, dédaigneuse, et grimpa sur le cheval du soldat.

Le sang s'était mêlé à la boue et assombrissait le sol de larges taches noires.

oOo

Elle reparut une nuit, non pas au repaire mais à la Rose Fleurie. Maria, Claudia et Ezio, en grande conversation dans une des chambres, se réjouirent lorsque l'une des courtisanes vint leur annoncer son retour. Mais ce n'était pas Selene qui grimpait lentement les escaliers : c'était son spectre, diaphane, sanglant. Le Mentor en fut horrifié ; pendant une seconde, il l'avait imaginée dans la tombe.

Une fois devant eux, alors qu'ils n'avaient pas pu dire un mot, elle se laissa tomber dans les bras de son oncle, presque inconsciente, harassée de fatigue et de chagrin.

« Maman est morte » parvint-elle à murmurer.

Alors les Auditore comprirent. Maria et Claudia baissèrent tristement la tête elles avaient souhaité le retour de leur parente, mais pas de cette manière-là. Ezio ferma les yeux et resserra son étreinte autour de la jeune femme. Elle aussi, désormais, n'avait plus que la Confrérie comme seule et unique famille.


Merci pour vos reviews et votre soutien ! J'espère pouvoir me mettre au prochain chapitre très vite. A bientôt, et au fait ! Une bonne année à tous :3