Nouveau chapitre :) !

Et je le dédicace à EADF parce que c'est son anniversaire ce mois-ci :3 !


Tenant sa parole, Fabio Orsini passa plusieurs nuits penché sur les œuvres de Benozzo Gozzoli, à chercher et interpréter les signes. Ezio en avait compris quelques-uns, et il ne doutait pas que les Templiers, de leur côté, les avaient compris aussi ; mais certains indices, plus précis, restaient définitivement hors de portée. L'état des tableaux rendait le travail de Fabio difficile : par endroits, la moisissure et la poussière avaient mangé les couleurs. Bien qu'elles ne datassent que d'une dizaine d'années, la mort du peintre et l'abandon des toiles dans un ancien tunnel humide les avaient considérablement abîmées. Mais il persévérait, imperturbable : faire payer la mort de son père à Cesare Borgia valait tous ces efforts.

Entre temps, Selene était enfin sortie de sa chambre, tunique sur le dos, dague à la taille et bottes aux pieds. Elle ne raconta à personne ce qui s'était réellement passé à San Gimignano. Mais par son meurtre, elle était changée à jamais.

Machiavelli le remarqua à l'entraînement, qu'elle ne semblait désormais plus subir. Au contraire, elle s'appliquait, et rattrapait le retard qu'elle avait pris sur les autres par défaut de volonté. Mais ce mutisme et cette agressivité, il ne les connaissait que trop bien pour les avoir vécus. Il les avait vus chez les recrues qui venaient tout juste de grossir leurs rangs, Mario l'avait vu chez Ezio, et chez bien d'autres avant lui.

Selene était maintenant déterminée à apprendre. Son but n'était plus de rentrer chez elle ; elle y était déjà. Sa haine avait juste changé de cible. Les Assassins n'avaient pas détruit sa vie ; c'était le monde que ceux-ci, dans leur idéalisme, essayaient courageusement d'améliorer. Elle admirait son père pour cette idéologie, pour les principes qu'il avait défendus. Et une timide admiration pour son oncle, mêlée de honte, commençait doucement à poindre.

Lorsque le cours d'escrime était terminé, Selene accompagnait Thomas et Helena à la bibliothèque ensemble, ils étudiaient avec attention. Chaque jour un peu plus, la jeune femme enterrait son chagrin dans un coin de son esprit, ainsi que les dernières choses qu'elle avait vues et entendues à San Gimignano, et revenait vers les autres. L'Ordre et ses camarades étaient à présent un repère au milieu du chaos qu'était devenue son existence.

Niccolo complétait leur instruction en leur apportant régulièrement des nouvelles de la guerre. Les recrues étaient tenues au courant de l'avancée des troupes françaises et espagnoles, et se battaient aussi pour défendre la terre d'Italie. En janvier 1503, Louis XII et Ferdinand II d'Aragon continuaient de se disputer le Royaume de Naples, pourtant partagé depuis 1500. L'Espagne avait reçu les Pouilles et la Calabre, et la France Naples, la terre de Labour et les Abruzzes. Mais les Espagnols qui, réflexion faite, étaient peu satisfaits du découpage, soufflaient désormais sur les braises afin de ranimer le conflit. Entre les trois nations, l'entente était fragile, et on reprenait les armes pour un oui ou pour un non.

Plusieurs fois le Mentor envoya Thomas, Helena et Selene en filature à ce propos. Ensemble, et malgré leur faible expérience, ils formaient un bon trio : ils permirent à la Confrérie de situer, dans la campagne romaine, les camps de l'armée française qui déployaient secrètement des renforts les Italiens n'étaient pas encore assez dociles face à l'envahisseur malgré l'influence du Pape.

Lors des missions, l'attitude bon enfant de Thomas et Helena disparaissait. Discrets, ils avaient ce don propre aux frères et sœurs : ils pouvaient communiquer sans un mot et se comprendre grâce à des gestes anodins. Et les rôles étaient bien définis entre eux trois : Selene était les yeux, Helena les oreilles et Thomas la force de persuasion.

Parfois, il leur était permis de prendre une pause. Alors Selene rejoignait Helena et Thomas au Renard Assoupi, et ils passaient quelques heures ensemble, à rire des histoires abracadabrantesques de certains larrons. Ils écoutaient avec intérêt ceux qui rendaient compte des missions de la Guilde des voleurs, menées avec les Assassins contre les Borgia. Et pensaient au jour où eux aussi auraient un rôle important et uniraient leurs forces aux autres guildes de Rome. Quelquefois, il leur arrivait de jouer aux dés. Et, grâce à des dés savamment truqués, ils prenaient un malin plaisir à détrousser systématiquement les capitaines de l'ennemi lorsqu'ils disputaient une partie contre eux.

Lorsque Selene voulait éviter la foule, elle se promenait le long du Tibre. Les eaux du fleuve avaient gonflé grâce aux pluies et à la neige ; le clapotis de l'eau, la nuit venue, lui apportait un peu de paix. Elle bifurquait ensuite jusqu'à la Rose Fleurie où elle visitait Claudia et Maria. Revêtir une robe ou laisser tout simplement ses cheveux libres, tous ces petits détails étaient à présent un luxe qu'elle ne pouvait se permettre que là-bas.

Tel était son quotidien.

oOo

Un soir, elle se rendit au bordel. Elle n'y était pas revenue depuis sa convalescence, c'est-à-dire depuis plus de trois semaines, et elle connaissait à présent assez bien Claudia pour savoir qu'elle appréciait les nouvelles de sa famille. De temps à autre, un petit coup de main était aussi le bienvenu. Ainsi, Selene aidait sa tante à tenir les comptes de la Rose Fleurie. La tâche était facile pour elle, qui avait autrefois eu l'habitude de tenir ceux du magasin de sa mère, et elle s'y consacrait avec plaisir et mélancolie.

Isolée dans un petit bureau à l'étage, la jeune femme était concentrée sur les chiffres. Une tasse de thé fumante était posée à côté du registre et dégageait un parfum de fleurs. La musique douce du rez-de-chaussée lui parvenait faiblement, et elle en chantonnait l'air doucement. On frappa à sa porte.

« C'est ouvert » dit-elle en reposant sa plume dans l'encrier, persuadée de voir arriver Claudia.

Mais ce fut Ezio qui entra.

Il y eut un léger malaise. Ils n'avaient fait que se croiser depuis le retour de Selene au Repaire ; c'était la première fois qu'ils se retrouvaient face à face. Et la jeune femme se souvenait encore de ce qui l'avait poussée à fuir la veille de son départ à San Gimignano.

« Bonsoir, Selene, osa Ezio.

-Mon oncle, le salua-t-elle respectueusement.

-J'ignorais que t'improvisais trésorière » déclara-t-il, amusé, en s'approchant et en jetant un coup d'œil au gros livre.

Il avait l'agréable impression de revoir Claudia, quelques années auparavant, lorsqu'elle s'occupait encore des registres à Monteriggioni et boudait toute la journée.

« Ça me change les idées, expliqua Selene avec un léger sourire. Et surtout, ça évite de trop penser ».

Ezio évita tout commentaire ; le travail acharné s'avère être le meilleur moyen de dompter son âme. Il s'assit sur le bureau et croisa les jambes. Selene avait recommencé à gratter le papier.

« Je n'ai pas pris le temps de venir te voir après ta guérison et je te demande pardon, commença-t-il. Nous avons eu très peur. Je voulais que tu saches que nous sommes désolés pour ce qui est arrivé. Tu n'es pas toute seule ».

Émue, Selene baissa les yeux et murmura un faible « Merci ».

« Et puis en tant que Mentor, je voulais te féliciter. Niccolo Machiavelli et Bartolomeo d'Alviano m'ont fait part de tes progrès. Avec tes amis, tu es efficace en mission. C'est pourquoi je souhaiterais vous en confier une, à tous les trois ».

Ezio s'arrêta un instant, cherchant ses mots.

« J'ai assez confiance en vous pour ça. Ainsi, j'aimerais que vous trouviez le condottiero Alfonso Scalabrino et que vous le soumettiez à un interrogatoire.

-Mon oncle, l'interrompit Selene, je ne comprends pas. Pourquoi me dîtes-vous cela maintenant, alors que Thomas et Helena sont absents ?

-Je vous convoquerai ensemble demain. Je voulais t'en parler personnellement avant.

-Mais…

-Je dois savoir si tu es prête à tuer cet homme ».

Prise au dépourvu, Selene hésita un instant. Devant la mine impassible d'Ezio, la jeune femme comprit que c'était un test. Il attendait une vraie réponse. Il avait deviné, elle en était sûre ; d'ailleurs on revient rarement couvert du sang de quelqu'un d'autre sans l'avoir tué.

« Je ne t'y enverrai pas si tu ne t'en sens pas capable, ajouta Ezio.

-Je le suis ».

Ezio la considéra un moment, satisfait d'avoir vu juste.

« Bien, fit-il avant de se redresser. Je te laisse à tes calculs. Nous nous verrons dans la matinée ».

Il se dirigea vers la porte et s'apprêtait déjà à la quitter lorsque Selene se releva d'un bond en l'appelant.

« Ezio, attendez ».

Il se retourna ; l'insistance dans son regard la déstabilisa.

Elle aurait voulu qu'il soit l'oncle et elle la nièce. Qu'il s'adresse à elle comme tel, qu'il oublie d'être le Mentor pour une fois, qu'il arrête de la considérer comme une recrue lors des courts moments au sein de leur foyer. Elle aurait voulu voir l'homme qui se protégeait ainsi derrière cette carapace de chef, distinguer le visage sous ce capuchon blanc. Et connaître le frère de son père.

Elle aurait voulu lui dire tout cela. Mais les mots lui restèrent en travers de la gorge.

« Pardon ».

Ezio baissa la tête et sortit.

Selene se laissa retomber sur sa chaise, le visage dans les mains ; elle tremblait, nauséeuse. Elle savait qu'elle aurait menti. Seigneur, comme elle aurait voulu lui avouer avoir aimé sa façon de l'embrasser, sa façon de la serrer contre lui ! Comme elle avait aimé sa tendresse, sa chaleur, ses caresses audacieuses ! Et comme elles les voulaient encore. A se remémorer de tels moments, si dangereusement bons, elle sentit le feu se ranimer dans le bas de son ventre. Elle poussa un faible gémissement, avant de fondre en larmes sur le registre des comptes, écœurée par sa propre personne. Comment pouvait-elle éprouver un tel désir pour un homme qu'elle avait détesté, pour un homme de sa famille, qui plus est ? Elle se répugnait.

Assise au fond de la pièce, Selene se sentit soudain en milieu hostile. Comme si les meubles et les objets, à leur tour, s'étaient mis à la juger sévèrement. Elle envoya valser la jolie tasse d'un geste rageur ; elle éclata contre le mur, éclaboussant la tapisserie de liquide parfumé. Elle se replia sur elle-même et se mit à suffoquer.

Elle avait eu envie de son oncle, une fois. Et, maudite soit-elle, elle en avait toujours envie.

oOo

Au premier étage de la Rose Fleurie, les chandelles étaient presque toutes éteintes. Dans l'euphorie de la nuit, on avait omis de les rallumer, si bien que le couloir était plongé dans une semi-obscurité. Ezio le traversait d'un pas rapide ; à cette heure avancée, il était pressé de retrouver les appartements privés de la famille, et, s'il en était capable, de dormir.

La porte d'une chambre était entrouverte ; un rayon de lumière fendait le tapis pourpre. Puisqu'un bordel ne connaît d'habitude que des portes fermées, Ezio ne put s'empêcher de jeter un coup d'œil par l'embrasure en passant, et ce qu'il vit l'arrêta net.

Selene se dévêtait comme on effeuille une fleur. Son dos blanc semblait scintiller à la lueur des bougies, tandis que la cascade de ses boucles noires et luisantes coulait jusqu'au creux de ses reins ; les jupes glissaient lentement sur ses hanches et ne tarderaient pas à chuter dans un chuintement de chiffons froissés.

Cette vision intensément érotique le rendit fou, à la fois de désir et de douleur. Pourquoi ce dos, cette chevelure, ces courbes, pourquoi fallait-il que tout cela appartiennent à sa nièce, et pas à une autre femme ? « Tu n'as pas le droit d'y toucher » se répétait-il, les yeux fermés, cependant incapable de se détourner. Sur l'écran de ses paupières closes, le corps pâle de Selene ondulait, les vêtements tombaient toujours un peu plus. Tout ce qu'il avait difficilement refoulé venait tout d'un coup de ressurgir ; il en fut bouleversé. Et son dégoût pour lui-même atteignit son paroxysme.

Il ferma doucement la porte, rabattit son capuchon sur sa figure exsangue, et continua son chemin.