Lorsque Selene revint au repaire, Fabio Orsini et Ezio étaient, cette nuit encore, penchés sur un tableau de Benozzo Gozzoli. Le jeune homme semblait très excité, il parlait fort, avec de grands gestes, et de temps à autre était secoué d'un petit rire.

« Ce tableau confirme ce que t'as raconté le baron de Valois : le Fragment d'Eden est bel et bien en France, jalousement gardé par la famille royale !

-Il était complètement saoul, mais il a de la mémoire » reconnut Ezio avec un brin d'ironie.

La toile était petite, rectangulaire, encadrée grossièrement. Les collectionneurs et amateurs d'art n'en auraient guère trouvé d'intérêt et l'auraient rejetée, sans même se douter du secret qu'elle renfermait, ni à quel trésor elle pouvait mener.

Il s'agissait d'une vanité. L'œuvre représentait un homme, richement habillé, débout dans le crépuscule, au milieu de fougères desséchées et d'ossements. L'air mélancolique, le personnage regardait les étoiles naissantes et la lune qui, ronde et basse, d'un jaune doré, baignait de lumière son front et ses mains entre lesquelles il tenait quelques écus frappés de la célèbre fleur de lys. En arrière-plan, caché par la brume, un édifice en construction au milieu d'un cours d'eau. L'image semblait banale, mais à y regarder de plus près, la ceinture du noble était couverte de symboles étranges, simple décoration pour les uns, mais plein de sens pour d'autres. C'était précisément ces quelques signes qui avaient conduits Fabio à cette conclusion.

« Il ne reste plus qu'à découvrir où… Je n'arrive pas à comprendre » ajouta celui-ci, replongeant le nez dans ses notes.

Le Mentor l'aida à rassembler ses feuillets.

« Nous nous approchons de la vérité.

-Ezio, je ne fais qu'interpréter, et je ne suis pas tout à fait sûr de moi, tempéra cependant Fabio. Je n'ai pas le savoir de Francesco, mais je fais de mon mieux. Je ne pense pas me tromper, mais peut-être que le décryptage s'arrêtera là pour moi.

-J'apprécie tes efforts. Ne te blâme pas, et même si les peintures deviennent subitement muettes, nous trouverons autrement » le rassura l'Assassin.

Le chantier dessiné en arrière-plan l'intriguait. Sans doute était-ce un monument connu du pays. Mais lequel ? Fabio n'avait jamais quitté l'Italie ; il lui était impossible d'imaginer la France.

Ezio remarqua sa nièce qui les observait du fond de la pièce. D'un geste de la main, il lui fit signe de les rejoindre. Après les salutations habituelles et respectueuses, Selene lui tendit la lettre que lui avait confiée Leonardo. Le visage d'Ezio s'illumina d'un sourire bienveillant au nom de l'ingénieur.

« Je l'ai rencontré dans les ruines des thermes » expliqua-t-elle.

Il déplia le morceau de papier et le parcourut rapidement. Soudain, il éclata de rire et le tendit à Fabio :

« Je crois que nous avons notre réponse ! »

Il laissa le jeune homme lire le papier et crier victoire, et fit mine de se retirer. Il invita Selene à le suivre :

« Grâce à toi, nous avons pu éclaircir un grand mystère » commença Ezio en empruntant un couloir.

Elle lui emboîta le pas.

« De quoi s'agit-il ?

-Les tableaux que vous avez ramenés, Thomas, Ugo et toi, tu te souviens ? »

Selene fronça les sourcils. Impossible d'oublier.

« Francesco Orsini est mort le lendemain de votre départ. Fabio est un Orsini lui aussi, mais malheureusement, son père n'a pas eu le temps de tout lui apprendre. Ce que nous a raconté le baron le soir de la fête est sans doute la vérité : la Pomme, la France et la Cour, tout correspond lorsque nous étudions les images. Il ne nous manquait plus que le lieu exact.

-Le baron parlait de Paris, nota la jeune femme.

-Mais cela aurait pu être n'importe où. Nous n'allons pas partir en quête d'un Fragment à cause d'une simple légende contée par Français ivre, n'est-ce pas ? »

Ezio, avec son sens vigoureux et pratique de la réalité, n'était pas du genre à risquer la vie de ses recrues sur un tas de superstitions. Selene acquiesça.

« Dans sa lettre, Leonardo me raconte que Cesare Borgia prépare une expédition secrète pour la capitale française dès le printemps prochain, reprit le Mentor. Il est dans la confidence, puisque c'est lui qui est chargé de dessiner les plans des armes de siège en cas de représailles. Il a beaucoup de travail ».

La jeune femme se rappela la mine fatiguée de l'artiste, ses yeux cernés qui gardaient leur malice et leur joie de vivre malgré tout.

« Encore une fois, tout concorde. Nous avons tous les éléments pour nous permettre d'agir avant eux »

Ezio était sûr de lui et réfléchissait déjà à sa propre expédition. Des tas de questions l'assaillaient : qui envoyer ? Quand partir ? Par quels chemins ?

« Il me dit aussi que Cesare commence à avoir confiance en lui, et semble l'apprécier. Il est peut-être toujours dans son cachot pour travailler, mais il est de plus en plus appelé à monter dans les appartements personnels lors des réceptions, et il a rencontré plusieurs fois des capitaines et des ambassadeurs français. Ainsi, et c'est ce qui me réjouit le plus, dès qu'il aura terminé ces fichus plans, il sera autorisé à retourner chez lui, à condition qu'il continue de servir la cause des Borgia ».

L'Assassin était heureux de savoir son ami bientôt libéré, même si cela signifiait pour l'instant que leur principal espion, infiltré malgré lui au Vatican, ne serait plus en mesure de leur livrer d'importantes informations. Il posa une main amicale sur l'épaule de sa nièce.

« Je pense qu'il serait ravi de te faire visiter son atelier, un de ces jours ».

Selene esquissa un sourire qui s'effaça bien vite. Elle était inquiète.

« Mon oncle, quelque chose m'intrigue, confia-t-elle. Les Borgia sont en avance sur nous. Et lorsque nous sommes entrés dans la caverne de Gozzoli, certains tableaux avaient disparu. Cela semble lié, mais comment ont-ils su ?

-C'est ce que je me demande » soupira Ezio, l'air songeur.

Peut-être Cesare avait-il son propre informateur, pensait le Mentor. Peut-être qu'à force de chercher, il en était arrivé aux mêmes conclusions qu'eux. Mais les coïncidences étaient trop nombreuses. Y avait-il une faille dans la Confrérie ? Quatre personnes seulement connaissaient l'emplacement de l'atelier du peintre florentin : Selene, Ugo, Thomas, et lui-même. Vittorio, blessé mortellement, n'en avait que des souvenirs confus. Ses soupçons allaient naturellement vers les autres, et bien qu'à contrecœur, vers sa nièce aussi.

Fatiguée, Selene se passa une main sur le visage. L'homme remarqua alors les écorchures à peine cicatrisées qui zébraient sa peau blanche. Il prit doucement les mains de la jeune femme dans les siennes et les examina, caressant du pouce les paumes meurtries.

« La lame secrète les tourmente.

-Elles apprennent la rudesse » lui répondit-elle.

A présent qu'il les tenait, Ezio se rendit compte à quel point elles étaient petites. A quel point les doigts étaient fins. Elles avaient été habituées à manipuler des tissus précieux avec précaution, à lisser la soie, plier le lin. C'étaient des mains de tisseuse. Et par la force des choses, elles en étaient venues à devoir manier le fer et à tuer. Ce n'était pas leur rôle ; elles en souffraient, mais Selene ne se plaignait jamais.

Le geste d'Ezio, plein de compassion, étonna la jeune femme. Ils n'avaient pas l'habitude de se toucher. Toujours subsistait cette sorte de timidité et de gêne depuis le bal qui interdisait tout contact, même le plus innocent. Ses mains à elle, glacées et frêles, dans celles d'Ezio, puissantes, dont irradiait une douce chaleur ; elle en fut troublée. Je suis folle, se reprocha-t-elle, la bouche sèche. Elle tira doucement sur ses poignets pour les libérer et baissa les cils. Ezio s'éclaircit la gorge :

« Tu devrais les panser, et fais attention à l'avenir. Ça pourrait empirer »

Ses paroles sonnèrent creuses à ses propres oreilles et le firent grincer des dents. Il lui souhaita bonne nuit et s'en fut.

Leurs si courtes rencontres finissaient toujours ainsi. Une conversation cordiale qui se terminait indubitablement par une crise de panique. La tension qu'ils étaient d'abord capables d'ignorer devenait intolérable au bout de quelques minutes

Selene resta plantée au milieu du corridor, après avoir regardé son oncle disparaître dans l'ombre. Une grande fatigue s'empara d'elle, comme si toute force, tout courage avait soudain quitté ses membres. Cette atmosphère devenait insupportable.

Sa vie quotidienne à la Confrérie s'en trouvait fortement affectée. L'angoisse, palpable, pourrissait tout. Les seuls moments où elle parvenait à s'en défaire, c'était pendant son entraînement ; alors elle redoublait d'ardeur.

Ezio était le Mentor, il était son oncle ; il lui était impossible de l'éviter. Plus le temps passait, moins elle parvenait à faire face. Plusieurs fois, elle avait de nouveau pensé à s'enfuir, à tout recommencer ailleurs. Elle s'imaginait prendre la direction du Sud, jusque Naples ou plus loin encore. Mais, en son for intérieur, elle espérait toujours que, plus tard, les choses s'arrangeraient entre eux. Malheureusement, la situation était insurmontable.

A cet instant, Selene regrettait de tout son cœur d'avoir quitté San Gimignano un froid matin d'octobre, d'avoir laissé sa mère seule afin de parcourir l'Italie et trouver une famille maudite du nom d'Auditore. Quelle erreur cela avait été !

La jeune femme avait autrefois rêvé d'un grand rassemblement dans le bonheur et l'amour ; à la fin du voyage, elle n'avait récolté que colère et chagrin, avait semé la mort, et se sentait aujourd'hui plus seule que jamais.