Alfonso Scalabrino revint à Rome. La mission devait être exécutée le surlendemain de son retour ; Thomas, Helena et Selene se tenaient prêts. Pendant l'une de leurs réunions, un soir, à la lueur de quelques bougies, ils avaient échafaudé un plan.

Le mercenaire fréquentait le marché du quartier ouest. Il y faisait du troc et, les oreilles grandes ouvertes, happait çà et là les rumeurs et les derniers potins de la cité, utiles pour la campagne de Cesare Borgia et pour ses propres affaires de corruption. D'après la Guilde des voleurs, Scalabrino prenait toujours le même chemin pour se rendre sur la place du marché : il quittait la caserne du camp français situé dans le Quartier Antico, remontait vers la ville en longeant le Tibre et empruntait un vaste réseau de ruelles tranquilles avant de rejoindre l'une des artères principales de Rome et de passer devant une maison close où les Assassins possédaient de fidèles alliées.

Le trio n'avait aucune d'idée de ce à quoi ressemblait leur cible. Les courtisanes postées devant le bordel les aideraient à le reconnaître. Lorsqu'il ferait son apparition dans la rue, l'une d'elle se mettrait à jouer de la flûte. Ils le repéreraient rapidement. A partir de ce moment-là, il leur faudrait interroger Scalabrino, et le neutraliser avant qu'il ne se perde dans la foule compacte du marché romain.

La veille, Claudia invita Selene à la rejoindre à la Rose Fleurie pour le dîner. La jeune femme en fut ravie cela lui éviterait de trop cogiter, au fond de son lit, sur la mission qui commencerait dès le lever du soleil.

La maison était en pleine effervescence en ce début de soirée, et déjà les clients impatients se bousculaient dans la grande salle pour se réchauffer. Ayant essuyé sur les tapis impeccables leurs bottes pleines de boue, ils s'affalaient sur les banquettes, une fille sur les genoux et une chope remplie à ras-bord dans les mains.

Lorsque Selene arriva au milieu de ce tohu-bohu, sa tante lui demanda de l'attendre à l'étage ; elle devait s'occuper d'une dernière chose avant de prendre une pause. Elle ne tarderait pas.

La jeune femme ne se fit pas prier. Des hommes lui lançaient des coups d'œil lubriques et la lorgnaient de haut en bas, lui faisant silencieusement comprendre de quoi ils avaient envie, mais il lui suffisait de leur lancer un regard courroucé pour qu'ils saisissent qu'elle n'était pas une courtisane. Dans leurs yeux, quelquefois, une lueur de déception s'allumait.

Claudia avait installé une table dans une petite pièce au bout du corridor. Elles pourraient ainsi se restaurer dans le calme, loin du vacarme. Selene entra et ce qu'elle vit lui arracha un sourire.

La table était soigneusement disposée, recouverte d'une nappe ocre brodée. Tout était déjà prêt : du pain, du fromage, ainsi qu'une grande corbeille de fruits de saison qui attendait sagement que l'on vienne y piocher. Une bouteille du meilleur Barolo était débouchée le vin s'éventait, lentement, et révélerait bientôt pleinement ses arômes. Un chandelier en argent baignait les plats d'une chaude lumière.

Selene retira sa cape, qu'elle suspendit à un crochet au mur, et se servit un verre de vin. A la lueur des bougies, le liquide semblait d'un noir d'encre. Elle le fit tourner dans son verre, le huma, en but une gorgée. Elle soupira d'aise. Le moment était propice à la détente, et elle en avait besoin avant de se lancer dans son premier assassinat au nom de l'Ordre. Elle était d'ailleurs heureuse de pouvoir éviter Thomas et Helena ce soir, tant ils étaient excités et stressés par cette mission. La pression était contagieuse. Ils dormiraient certainement très peu.

En vérité, Selene n'avait pas peur, bien qu'elle ne fût pas très confiante non plus. Depuis ce jour profondément marqué par le signe de la Mort, une profonde mélancolie s'était emparée de son âme. Elle s'effrayait elle-même souvent, tant elle était devenue insensible à ce qui, pour les autres, restaient les petits bonheurs ou les grandes inquiétudes de la vie. Avait-elle délibérément choisi de ne plus rien ressentir, ou cela s'était-il imposé à elle ? Si on lui avait posé la question, elle aurait été incapable de répondre. Elle réalisa alors à quel point elle s'était refermée sur elle-même.

Néanmoins, au beau milieu de sa réflexion, elle fut forcée d'admettre qu'elle n'était pas hermétique à tout. Même s'il lui était difficile d'éprouver joie ou tristesse, le désir qu'elle nourrissait pour Ezio demeurait là, enfoui, secret, pour lui rappeler qu'elle n'était pas encore tout à fait morte. Terrifiée, elle avala son verre cul sec, s'essuya les lèvres d'un revers de main et se resservit aussitôt.

Claudia arriva à ce moment-là. Elle referma doucement la porte derrière elle, s'y adossa et lâcha un faible : « Enfin un peu de paix ! ». Elle vint s'asseoir aux côtés de sa nièce et, fatiguée, se laissa tomber sur une chaise. Elle ferma les yeux puis rejeta la tête en arrière :

« Il m'arrive de haïr ce travail ».

Selene lui versa à boire, l'incitant à relâcher la tension. L'alcool glouglouta un instant avant de se figer dans le verre, lisse et parfait.

« Parfois, ces hommes en bas sont de véritables rustres ! reprit Claudia, évacuant sa colère. L'un deux a brutalisé Angelina et il a fallu déployer nos forces pour le faire sortir. Parce qu'ils paient, la plupart se croit tout permis. Nom de Dieu, ce n'est pas parce qu'on est pute qu'on doit nous manquer de respect ! »

Selene noya son sourire dans son verre, amusée de l'entendre parler si crument. Elle reconnaissait bien là le caractère fougueux des Auditore, prompts à s'emporter, mais rapides à se calmer. Claudia changea d'ailleurs de sujet et s'empara d'une miche de pain. L'émotion lui avait ouvert l'appétit. Elle en mâchonna un morceau et avala une rasade de Barolo.

« Comment appréhendes-tu demain ? lui demanda-t-elle, radoucie par le repas.

-Nous nous sommes bien préparés, répondit la jeune femme. Nous avions peu de temps mais, grâce à Niccolo Machiavelli, nous réussirons.

-Quels seront vos rôles ?

-Helena l'interrogera. Thomas le frappera, et je serai celle qui le tuera ».

La jeune femme s'étonna du ton glacial avec lequel elle annonçait le cours de l'évènement. Elle parlait de passer un homme à tabac et de le tuer, froidement, sans s'émouvoir. De nouveau, elle s'alarma, et commença sérieusement à croire qu'elle perdait la tête.

Il y eut un silence, pendant lequel les yeux de Claudia glissèrent vers le poignet droit de Selene. Elle portait la lame de Federico.

« J'ai quelque chose à te montrer. Viens. »

Claudia mena sa nièce jusqu'à son bureau plongé dans le noir. Elle n'alluma qu'une seule bougie ; une faible lueur orange, comme coupable, les éclaira en tremblant. La dame ouvrit les tiroirs à double fond de son petit meuble et en retira un minuscule flacon ainsi qu'une longue pierre grise et plate, dans laquelle on avait creusé un sillon. Selene l'observait, intriguée.

« Donne-moi la lame un instant » lui intima Claudia.

Selene activa le mécanisme d'un geste gracieux, retira le brassard et le tendit à sa tante.

« Nul besoin de couper une jugulaire pour tuer efficacement. Il existe plus discret et aussi rapide lorsque l'on se trouve au milieu d'une foule » confia Claudia en déposant la lame dans le sillon.

Puis elle déboucha le petit flacon et en versa le contenu sur la pointe et le tranchant du fer. Elles attendirent que le liquide huileux séchât ; la lumière de la chandelle dansait sur leur visage. Claudia rendit son arme à sa nièce en murmurant :

« Du poison. Foudroyant. Une égratignure, et c'est fini ».

Selene déglutit, à la fois intimidée et impressionnée par les nombreuses ressources de la Confrérie. Elle comprit soudain pourquoi son professeur avant tant insisté, lors des premières leçons, sur le fait d'utiliser la lame sans se blesser.

« Maintenant, allons terminer ce dîner, proposa Claudia après avoir soufflé la flamme. Je suis affamée ! »

oOo

Selene quitta la Rose Fleurie peu après onze heures du soir, sous les encouragements de sa tante. Elle serait tenue informée du succès de la mission par ses courtisanes.

Alors qu'elle sortait, la jeune femme percuta violemment le torse d'un homme qui s'apprêtait à passer la soirée dans la maison.

« Excusez-moi » marmonna-t-elle en réarrangeant son capuchon sur son front.

Elle leva la tête pour considérer la personne avec laquelle elle venait d'entrer en collision et se retrouva face à un homme d'une trentaine d'années, au physique avantageux, qui la contemplait tout sourire.

« Bonsoir, Mademoiselle, la salua-t-il sur le ton le plus doux.

-Bonsoir » grogna-t-elle en retour, agacée que le manège se répète encore.

La jeune femme s'éclipsa. Elle se retourna une fois pour constater qu'il la suivait du regard avant de finalement pénétrer dans le bordel. Le son lointain de la musique, des rires et des cris résonna un instant, puis se tut.