Dès l'aube, Selene, Thomas et Helena se postèrent sur le toit de la maison close, et attendirent, chaudement enveloppés dans leur cape de laine. Tour à tour, ils surveillaient les rondes de soldats qui auraient pu s'inquiéter de leur présence et trahir leur position. Mais tout demeurait calme.

L'air glacé de ce matin de février rougissait leur figure. Rome s'éveillait à peine, sortant lentement de sa torpeur, comme si elle refusait de sortir de sous ses couvertures pour affronter les rigueurs de l'hiver une journée de plus.

D'où il était, le trio pouvait observer la place du marché, à quelques trois cents mètres en amont. Les marchands arrivaient les uns après les autres ; leurs gros chariots sombres lourdement chargés, dont les roues de bois cliquetaient sur le pavé, remontaient avec lenteur la rue encore silencieuse. Les échoppes s'illuminaient, les étals se remplissaient de fruits et de légumes en abondance, de pains, de gâteaux, d'étoffes ou de poteries. La place commençait à grouiller, petite fourmilière, et l'on bâillait une dernière fois avant de se mettre à crier pour le restant de la matinée.

Les premiers badauds arrivèrent avec les premiers rayons du soleil. Le campanile sonna dix heures ; un rapide coup d'œil en bas les informa que le groupe de courtisanes complices était en place. Il n'y avait plus qu'à attendre, attendre encore, qu'Alfonso Scalabrino daignât se montrer. Et s'il ne venait pas aujourd'hui ? se demandèrent-ils, engourdis et lassés par l'attente. Que diraient-ils au Maître ? Ils ne pouvaient pas échouer, pas lors de cette mission que le Mentor leur avait confiée, si fier qu'il était de leurs efforts et leurs talents. Cela aurait été trop humiliant.

Comme pour les rassurer, le chant de la flûte s'éleva enfin. Tel un seul, ils se hissèrent sur le bord du toit et, cachés derrière une épaisse cheminée, analysèrent la foule.

Au milieu des badauds, leur cible se démarquait aisément : Alfonso Scalabrino était vêtu d'un plastron du meilleur cuir, passé par-dessus une épaisse chemise noire. A son flanc, une épée retenue par un baudrier ciselé, rangée dans un fourreau décoré d'une tête de taureau doré. Les armoiries des Borgia !

En silence, les trois recrues descendirent dans la ruelle parallèle. Il fut convenu que Thomas remonterait la grande rue derrière le mercenaire, tandis que Selene et Helena l'aborderaient de front. Il leur suffirait de marcher suffisamment rapidement pour le coincer et l'entraîner, plus ou moins brutalement, dans une impasse adjacente. Le trio comptait sur l'effet de surprise pour l'empêcher d'appeler à l'aide ou de dégainer.

Ils se hâtèrent. Mais plus Selene se rapprochait du mercenaire, plus son visage lui semblait familier. Enfin, elle reconnut l'homme qui l'avait bousculée la veille au soir, lorsqu'elle avait quitté la Rose Fleurie.

« Il me connaît, glissa-t-elle à Helena. Ce n'est pas bon.

-Comment ça ? s'étonna sa camarade.

-J'ai une idée ! Interrogez-le, je me charge de lui ».

Elle recula et disparut. Helena l'appela, sentant la panique la gagner : cela ne faisait pas partie du plan ! Mais elle était obligée de lui faire confiance et d'improviser.

Selene lança un regard par-dessus son épaule ; elle vit Thomas qui empoignait énergiquement un Scalabrino ahuri et le balançait dans l'impasse. Avant de les suivre, Helena vérifia qu'ils n'avaient attiré l'attention de personne. Dans le brouhaha des gens absorbés par leurs achats, ils étaient passés inaperçus. Selene sourit ; on ne le croit pas, mais ce sont les endroits les plus fréquentés qui offrent les meilleures cachettes.

L'interrogatoire serait douloureux mais rapide ; Selene savait qu'elle avait peu de temps pour se préparer. Elle resserra sa cape autour de son corps et remonta ses manches, prenant bien garde de dissimuler son brassard dans un repli. Elle détacha ses cheveux et secoua son épaisse crinière noire, qui retomba alors en cascade toute sensuelle sur ses épaules. Pour finir, elle acheta un panier garni de fruits de saison avec les quelques florins qui lui restaient et, postée de façon à pouvoir épier l'impasse, elle attendit, rabattant son capuchon sur sa tête.

Lorsque le mercenaire fut repoussé sur l'artère. Selene plissa les yeux pour distinguer son visage. Scalabrino se frottait la mâchoire mais n'était pas très amoché, Thomas n'avait pas du frapper fort et le traître sûrement vendu la mèche très vite. Réprimant un petit rire, car les plus grands sycophantes font les plus grands lâches, elle se mit à le suivre. L'homme titubait un peu, encore sous le choc, mais tentait de sauver les apparences.

Lorsque le mercenaire s'arrêta quelques secondes devant une échoppe, elle fit mine de s'intéresser aux bijoux exposés sur un étal, ignorant royalement le marchand qui secouait colliers et bracelets de perles sous son nez. Celui-ci vantait la qualité de sa marchandise de la voix forte et insupportable du forain qui veut vendre des babioles sans intérêt. Pendant un instant, Selene craignit de voir toute une foule se retourner vers elle, mais il n'en fut rien. Les badauds étaient habitués à un tel raffut.

Enfin, la jeune femme trouva le moment parfait pour porter son coup. Elle se faufila aux côtés de Scalabrino qui contemplait des pâtisseries colorées, déterminé à se remettre rapidement de ses émotions, et feignit de se prendre les pieds dans quelque chose. Elle bouscula Scalabrino, enclencha la lame secrète et lui entailla le bras à travers sa chemise. Un bref cri de douleur lui apprit qu'elle avait touché la peau malgré l'épaisseur du tissu.

« Pardon Monseigneur ! » s'écria-t-elle, faussement confuse.

L'homme pesta avant de baisser des yeux sévères sur Selene :

« Oh, c'est vous ! » s'exclama-t-il, radouci.

Le sourire qui étirait ses lèvres trahissait son bonheur de la rencontrer par hasard.

« Mille excuses, Monseigneur, répéta-t-elle en s'inclinant. Ma gourmandise est bien dangereuse ».

Elle lui montra une orange à moitié épluchée et son petit couteau à fruits, qu'elle tenait ensemble dans la main gauche, avec une moue chagrinée. Le mercenaire trouva cela follement attendrissant, charmé par les beaux yeux verts de Selene. S'il avait été prudent, il aurait remarqué que la lame du couteau était propre.

« Ce n'est pas grave, lui assura-t-il d'un air viril en palpant son avant-bras musclé. Juste une égratignure de rien du tout ».

Hélas, et il en était désolé, il n'avait guère de temps à lui consacrer maintenant ; il lui fallait retourner immédiatement au Château pour délivrer de très importantes nouvelles. Des nouvelles d'un danger.

« Un danger ? » murmura Selene, jouant l'impressionnée.

Alfonso Scalabrino était ravi de constater que son petit manège fonctionnait, et qu'il semblait passer pour un héros. D'une voix qui se voulait séduisante, il lui proposa une autre rencontre le soir-même. La jeune femme hocha la tête, flattée :

« Vous savez où me trouver » lui murmura-t-elle, les yeux langoureux.

Sur ces paroles, elle déguerpit. Le poison allait agir d'une minute à l'autre, et il fallait absolument qu'elle soit loin lorsque Scalabrino s'effondrerait.

Anxieuse, elle dépassa une troupe de soldats et quitta enfin le marché. Elle inspira profondément et reprit une allure normale, agrippée à son panier la sueur perlait sur son front. Soudain, une grande clameur monta de la Grand'Place. On appela à l'aide :

« Vite ! Allez chercher un médecin ! »

Selene sentit une légère excitation lui enserrer la poitrine. Elle ne put réprimer un léger sourire, éprouvant la satisfaction du travail accompli.

Et tandis qu'on essayait vainement de réanimer Alfonso Scalabrino, une jeune femme emmitouflée dans une cape d'hiver, un panier de fruits dans le creux du coude, repartait vers la campagne romaine d'un pas tranquille, en savourant des quartiers d'orange juteuse.

La flûte recommença à chanter.