Encore une fois merci à tous pour vos reviews à propos du chapitre précédent... héhéhé, je suis bien contente d'avoir réussi mon coup. Allez, un nouveau chapitre rien que pour vous. Un peu moins intéressant que le précédent, c'est qu'on peut difficilement faire plus "palpitant", mais l'intrigue se replace.

Encore merci, vous êtes les meilleurs ! (cœur avec les doigts)


Ezio court derrière Federico sur les toits de Florence. Il l'appelle, lui crie de l'attendre, parce que Federico court toujours trop vite et qu'il n'arrive pas à le suivre. Les maisons sont hautes, son pas n'est pas très assuré : à vrai dire il a même un peu peur de tomber.

Il s'arrête, en équilibre sur les tuiles rousses, et lève les mains devant lui : ce sont des mains d'enfant, et cela l'étonne.

— Bon, tu viens ?

Federico a stoppé sa course. Il est accoudé à une cheminée et regarde, avec un sourire moqueur, le petit Ezio qui tremble comme une feuille au-dessus du vide.

L'invective fait son effet ; Ezio a une fierté et n'est pas du genre à donner aux grands une raison de sa moquer de lui. Malgré sa peur, il s'élance et rejoint Federico sur la cheminée, sur laquelle celui-ci s'est hissé en attendant. C'est un perchoir idéal : de là, la vue sur Florence est sublime, le soleil se couche et embrase la ville. Le fleuve, qui serpente sous les ponts, ressemble à une coulée d'or.

Ils redescendent dans la rue, croisent une myriade de gens sans visage, et leur course les mènent jusqu'au bord de l'eau. Sur la rive, il y a des poissons morts qui pourrissent.

Soudain, Ezio sent que Federico l'attrape par les épaules et enfonce le haut de son corps dans le flot putride. Le garçon se débat, mais Federico a une poigne de fer et maintient fermement sa tête sous la surface. Ezio voudrait crier, mais il ne peut pas ; il voudrait respirer mais il ne peut pas non plus. L'air lui manque, il étouffe, l'eau froide s'insinue entre ses lèvres et dans ses narines. Il va se noyer.

C'est alors qu'Ezio entend Federico hurler, hurler si fort que sa voix transperce l'eau pour lui vriller les oreilles.

— Si j'avais su qu'un jour tu baiserais ma fille, petit frère, je t'aurais noyé dans l'Arno depuis longtemps !

Ezio ouvrit lentement les yeux. L'angoisse lui souleva le cœur.

Il se redressa sur les coudes, embrassa la pièce du regard et, le souffle court, tenta de se focaliser sur les détails du mobilier pour se calmer. Les mots de son frère résonnaient encore dans sa tête avec une puissance inquiétante. Il eut un goût de plomb sur la langue.

Ezio se rappela les événements de la nuit, y trouva un souvenir agréable, d'une beauté et d'une douceur absolues, aussitôt englouties par ce cauchemar, par le sentiment d'avoir agi d'une manière regrettable, et d'avoir déçu, trahi, piétiné la mémoire de Federico.

Il ne put s'empêcher de penser que si son grand frère avait toujours été de ce monde, il l'aurait probablement tué. Le rêve sonnait comme un avertissement venu d'outre-tombe.

Il se tourna vers Selene. Un rayon de lune coupait le lit en deux. De l'autre côté de cette barrière lumineuse, la jeune femme dormait paisiblement, couchée sur le côté, lui montrant son dos d'albâtre. Il envia la sérénité dans laquelle elle dormait, se demanda si malgré les apparences elle rêvait, elle aussi, qu'on la punissait pour cette nuit d'amour.

Ezio décida de se lever. A vrai dire, il ne voulait pas quitter cette chambre ; il avait envie de prendre Selene dans ses bras, de la réveiller un peu, qu'elle le tienne contre elle jusqu'au lever du jour.

Mais ce n'était pas raisonnable.

Ezio sourit. Etait-il vraiment en train de s'interroger sur ce qui était raisonnable ou non, après cela ?

Il écouta un instant la respiration paisible de Selene, et se rendit compte du silence qui régnait dans la maison close. Plus un bruit, plus un chant, plus un rire ni même un gémissement ; il ignorait l'heure qu'il était, mais en conclut que l'aube ne tarderait pas à poindre.

Il regarda sa nièce, envia son sommeil. Il dormait si peu, d'ordinaire, alors il aurait tout donné pour une heure de ce sommeil-là. La pénombre amplifiait les ombres et les formes. Le drap froissé, posé sur le corps de Selene, ressemblait à une mer agitée, striée de vagues comme un soir de tempête ; la respiration de la jeune femme gonflait ces vagues bleutées qui semblaient alors rouler.

Avant de sortir du lit, Ezio esquissa un geste vers Selene. Il allait lui toucher d'épaule, apprécier le velouté de cette peau blanche, y déposer un dernier baiser, mais se ravisa au dernier moment.

Il rabattit les draps et se rhabilla rapidement.

oOo

Pour Selene, la journée fut éprouvante. Quand elle s'était réveillée au lever du soleil, elle avait machinalement tendu la main vers le côté du lit, qu'elle avait trouvé vide et froid. A cet instant, l'esprit encore embrumé de sommeil, elle s'était interrogée sur la réalité de leur étreinte passionnée, à elle et Ezio ; mais le souvenir de cette brûlure merveilleuse qu'elle sentait encore au creux de son ventre était encore trop vivace pour être rêvée.

Elle soupira d'aise, s'arqua un peu en s'en rappelant.

Quand elle entra à la Rose Fleurie le soir, elle y pensait encore. A vrai dire, elle y avait pensé tout le jour, et de sombres pensées, apparues avec la clarté crue du jour aveuglant de soleil, avaient terni ce souvenir sublime.

Elle avait toutes les raisons de s'en vouloir. Toutes les raisons d'avoir honte d'avoir laissé son oncle entrer dans sa chambre, de s'être laissée prendre, et d'y avoir pris du plaisir. Mais après tout, ne l'avait-elle pas espéré depuis l'instant du premier baiser ? Le regretter maintenant, c'était de l'hypocrisie. C'était nier qu'elle crevait d'envie de le voir réapparaître cette nuit.

Ainsi, secouée par des sentiments contradictoires, Selene comptait les minutes qui la séparaient du soir.

Elle ne pouvait en parler à personne, car personne ne pouvait garder un tel secret pour lui. Le Mentor couchait avec sa nièce ! Cela aurait été du pain béni pour les ragoteurs, et pour tous ceux qui voulaient voir les Auditore chuter. Parfois, une rumeur est plus meurtrière qu'un coup de poignard au cœur.

Alors elle demeurait silencieuse, avec son secret et l'angoisse terrible de le voir un jour découvert.

Du haut du grand escalier, Claudia se précipita vers elle, les joues rougies par l'excitation.

— Selene ! Tu tombes à pic.

Elle lui attrapa le bras et l'emmena à l'écart.

— Le cardinal d'Amboise est à Rome. Il vient consommer ce soir. J'ai besoin de toi.

Selene papillonna des yeux, pas sûre de comprendre.

— Séduis-le. Fais-le boire, invite-le à se confier. Et les filles qu'il a réservées finiront le travail.

Selene déglutit. Dans d'autres circonstances, se moquer du cardinal l'aurait amusée ; sauf que ce soir, elle n'était pas d'humeur à jouer. L'idée même de séduire D'Amboise la répugnait, elle n'avait pas envie de s'abaisser à cela, c'était une insulte à la pensée du corps d'Ezio, qu'elle dessinait et redessinait dans sa tête depuis la seconde où elle s'était éveillée.

Seulement, cela faisait partie du contrat.

— Bien, répondit-elle calmement. Nous le reconnaîtrons, je suppose.

— Merci, dit Claudia en s'éloignant. Tu es son genre de fille, ça ne devrait pas être très compliqué.

Selene soupira et se dirigea d'un pas lourd vers sa chambre pour abandonner sa tunique d'Assassin et revêtir quelque chose de plus féminin. Son choix se porta sur une robe vert pâle qui réhausserait la couleur de ses yeux. Cela lui irait bien. En outre, celle-ci dégageait les épaules, et révélait un profond décolleté.

Elle se jaugea dans le miroir et fut satisfaite par son image : pas de doutes, cette gorge laiteuse ferait parler l'ennemi.

Ainsi, avec un verre de vin à la main, Selene se percha au milieu du grand escalier pour guetter l'arrivée des clients. Et le cardinal, tout de rouge apprêté, entra peu après dix heures du soir, avec la plus grande discrétion et son grand chapeau à la main, dans le bordel déjà échauffé.

Selene le repéra tout de suite. Il cherchait un visage familier, certainement celui d'une des courtisanes qu'il avait réservée et qu'il connaissait pour l'avoir prise la fois précédente. La jeune femme se redressa et descendit les marches en le regardant droit dans les yeux. Du bout de ses lèvres peintes de rouge carmin, elle lui offrit un sourire magnifique, tandis que ses boucles noires ondulaient gracieusement derrière elle au rythme de ses pas. Et D'Amboise, sans surprise, fut charmé sur-le-champ.

Il s'approcha d'elle, lorgna ses seins gonflés dans le corset, et elle en profita de sa distraction pour mémoriser sa figure.

« Dieu qu'il est laid ! »

Et il l'était. Georges d'Amboise était gras, ce qui paraissait être commun chez les hommes d'église, à moins qu'ils ne soient l'opposé, c'est-à-dire complètement rachitiques : il n'y avait, à première vue, pas d'entre-deux. Cet embonpoint garnissait son menton d'un disgracieux ourlet de graisse, et comme seul relief au milieu de cette face écrasée était posé un nez proéminent. Ses gros yeux clairs excités par la poitrine de Selene roulaient dans leurs orbites, ses minuscules oreilles paraissaient frémir, et il poussa l'obscénité jusqu'à se gratter l'entrejambe à travers le tissu de sa robe de religieux.

Dissimulant sa répugnance, Selene usa de sa voix la plus langoureuse pour lui dire :

— Monseigneur, mes yeux sont au-dessus.

Le cardinal hypnotisé releva la tête ; il s'excusa platement avec toute l'hypocrisie dont il fut capable en ce lieu de débauche, et avec un accent français à couper au couteau.

« De Valois n'a rien à lui envier. »

— Pardonnez-moi, belle demoiselle, j'en oublie d'être poli.

Il saisit sa main entre ses doigts boudinés et la baisa longuement. Selene crispa son sourire et réprima un haut-le-cœur en sentant ces lèvres saliveuses sur sa peau.

— A qui ai-je l'honneur ? demanda le cardinal, tandis que deux points d'écume blanche se formaient aux coins de sa bouche.

— Concetta.

D'Amboise eut soudain l'air sincèrement déçu : aucune Concetta ne figurait parmi les jeunes filles d'amour dont il avait loué les services ce soir. Pourtant, une petite voix lui murmurait que la femme qu'il avait devant lui n'était pas à prendre : elle différait des autres grâce à quelque chose qu'il n'arrivait pas à nommer, le charme, la tenue, ou le maintien peut-être, mais qui signifiait bien qu'on ne la touchait pas. Les chairs dénudées qui le frôlaient et se tendaient vers lui lui firent oublier toute prudence : pas une fois il ne se demanda ce qu'une fille qui ne se vendait pas pouvait bien faire dans un lieu pareil.

— Ma mie, vous me voyez fort désolé de ne pas pouvoir vous honorer ce soir.

Selene faillit éclater de rire devant les manières ridicules du cardinal, qu'il voulait pourtant galantes « à l'italienne ». Elle ramena ses cheveux sur son épaule et prit une moue chagrinée :

— En ce cas, susurra-t-elle, me feriez-vous le plaisir de boire un verre du meilleur vin d'Italie avec moi ?

D'Amboise accepta, trop heureux d'être autorisé à passer un peu de temps auprès de cette belle créature.

Ils s'installèrent à une petite table près des musiciens ; D'Amboise tournait le dos à la porte d'entrée, sur laquelle Selene gardait un œil prudent. Le gros cardinal héla une fille qui passait entre les clients avec un pichet de vin et fit glisser quelques pièces dans son corsage pour la remercier.

— A Rome ! dit-il avant de vider la totalité de son verre et d'en redemander un autre.

— La France ne vous manque pas, Monseigneur ? demanda Selene en trinquant avec lui.

D'Amboise s'essuya les lèvres d'un revers de main et secoua la tête.

— Je la reverrai bien assez tôt, marmonna-t-il en demandant, cette fois-ci, qu'on dépose un pichet de vin rempli sur la table. Je pars après-demain.

— Vous nous quittez déjà !

— Hélas, oui.

— Ce n'est tout de même pas le Pape qui vous renvoie ?

Il y eut un silence, pendant lequel Selene crut qu'elle avait fait une erreur : le cardinal était peut-être encore trop sobre, et donc trop méfiant, pour se laisser aller à la confidence. Pourtant celui-ci continua :

— Oh, ce n'est pas lui que je suis venu voir, chère enfant, mais son neveu. Je le rencontre demain. Votre César, ajouta-t-il en français, est un homme intelligent qui refera la grandeur de l'Italie, vous savez. N'en doutez pas. Vous avez de la chance d'avoir un dirigeant pareil, c'est moi qui vous le dis.

Selene comprit qu'elle était sur la bonne voie. Elle se pencha légèrement sur la table, serra les bras l'un contre l'autre pour faire gonfler sa poitrine (les yeux globuleux du cardinal se baissèrent spontanément sur celle-ci), puis, ayant ainsi attiré l'attention de l'homme d'église, lui murmura :

— Mais Monseigneur, je ne comprends pas. Que vient donc faire un vainqueur auprès d'un perdant ?

D'Amboise eut un petit sourire, but un énième verre cul-sec, se pourlécha les babines et lui répondit d'un air énigmatique :

— Un vainqueur peut gagner plus encore que le butin qu'il a d'abord amassé, ma chère.

La porte d'entrée s'ouvrit à ce moment-là et Ezio entra. Selene, qui surveillait l'entrée de la Rose, ne le manqua pas. En baissant son capuchon, l'Assassin son regard tomba sur Selene, figée dans cette pose lascive en face d'un cochon obèse. Il lui fallut quelques secondes pour réaliser ce que sa nièce était en train de faire.

Ils s'observèrent un instant. C'était la première fois qu'ils se rencontraient depuis cette nuit, et la foule d'émotions qui se bousculaient dans leur tête les clouaient sur place.

D'Amboise remarqua le trouble soudain de son interlocutrice et esquissa un geste pour se retourner vers ce qui l'absorbait toute entière. Selene redescendit sur terre et posa une main ferme sur son avant-bras ; le cardinal sursauta et pivota vers elle, surpris par ce geste brusque. Ezio s'éclipsa.

— Et j'imagine que vous êtes déjà bien riche, n'est-ce pas ? poursuivit Selene.

D'Amboise ne répondit pas il se contenta de la dévisager avec un sourire amusé. Selene réalisa qu'elle jouait peut-être un peu trop à l'idiote.

— Je veux dire, souffla-t-elle comme pour partager un secret, que les cardinaux sont généralement proches des puissants de ce monde...

Elle lui versa du vin. D'Amboise attrapa son verre et avala cul-sec. Il parut alors affligé :

— Ma mie, vous avez raison. Mais notre roi de France est bien faible aujourd'hui.

Il soupira et poursuivit :

— L'armée française s'affaiblit. A mon avis, les prochaines batailles seront rudes, et nous perdrons sûrement.

Selene écoutait attentivement. Cette perte de confiance en Louis XII expliquait tout : Georges d'Amboise trahissait son pays parce qu'il était sûr de sa chute.

— Si seulement nous avions un César, nous aussi !

Il termina le pichet et se leva, ayant aperçu au pied de l'escalier les deux courtisanes qui l'attendaient en riant.

— Je suis désolé de vous abandonner si tôt, belle Concetta. Le devoir m'appelle auprès de délicieuses femelles...

En le regardant s'éloigner, les bras enroulés autour de la taille des deux filles, un frisson lui parcourut l'échine. Et elle ne put s'empêcher de les plaindre un peu.

— Bon retour en France, Monseigneur, chuchota-t-elle pour elle-même.

Elle attendit que le trio ait disparu à l'étage avant de se lever à son tour et d'abandonner sur la table son propre verre auquel elle n'avait pas touché. Maintenant, il fallait trouver Claudia, ou Ezio ; elle avait un rapport à faire.