Un chapitre un peu en retard, un peu court, mais un peu plus léger que les derniers ! Merci encore pour votre fidélité, vos lectures et vos beaux commentaires. Vous me poussez à continuer !
Claudia la suivit alors que Selene s'isolait dans un petit boudoir dissimulé derrière un rideau.
— Alors ? la pressa sa tante.
Selene lui raconta ce qu'elle savait : que le cardinal Georges d'Amboise repartait bientôt pour la France, qu'il avait une entrevue avec Cesare Borgia le lendemain, et qu'il idolâtrait le duc du Valentinois plus que son propre roi dont il avait admis la faiblesse.
— Et c'est pour cela que Cesare se fait livrer la Pomme sur un plateau d'argent, conclut Claudia.
Selene hocha la tête :
— Apparemment, la récompense est assez belle pour que le cardinal tourne le dos à sa patrie, dit-elle.
— C'est lui qui guidera les hommes de Cesare à Paris ?
— Probablement.
— Nous l'apprendrons bien assez tôt, de toute façon.
Claudia lissa le devant de sa robe et prit congé de sa nièce.
— Bien, je monte m'occuper du registre. Merci pour ton aide.
Selene lui souhaita bonne nuit et la regarda s'en aller par la Grande Salle. Quelque chose avait changé dans le comportement de sa tante, sans qu'elle arrive à mettre le doigt dessus ; une certaine retenue, peut-être.
Elle mit cela sur le compte des difficultés que la Confrérie avait récemment traversées et ne s'inquiéta pas plus. A cet instant de la nuit, elle n'avait qu'une idée en tête, et celle-ci éclipsait toutes les autres.
Selene grimpa à l'étage en passant par les petites portes cachées du boudoir. Elle s'arrêta à hauteur de la chambre qu'Ezio occupait d'habitude, tendit l'oreille. Elle n'entendit rien, remarqua qu'aucune lumière ne passait sous la porte ; elle se demanda s'il était toujours à la Rose, s'il l'attendait sur le toit, ou s'il était tout simplement reparti.
Le cœur battant, elle leva la main, prête à toquer, puis se ravisa à la dernière seconde. Cela ne servirait à rien ; Ezio n'y était pas, c'était évident.
Elle avança alors jusque sa propre chambre, referma doucement la porte derrière elle, et hésita à tirer le verrou. Bien sûr qu'une porte fermée n'était pas un obstacle pour le Mentor, il fallait bien plus que ça pour l'arrêter ; mais peut-être qu'il apparaîtrait, qu'il la surprendrait comme hier soir, lorsqu'il ne serait plus occupé.
Selene avait du mal à admettre qu'elle avait à ce point envie qu'Ezio la prenne, que leur petit jeu interdit recommence jusqu'au bout de la nuit. Alors qu'il vienne ! Qu'elle sente ses mains puissantes saisir ses vêtements, qu'elles froissent le tissu dans leur hâte, et qu'elles la déshabillent, sans hésiter cette fois !
Des crampes délicieuses lui tordirent le ventre.
Selene ouvrit la fenêtre ; elle avait besoin de se rafraîchir. La brise des premières nuits d'avril glissa sur ses joues et soulagea un peu ses ardeurs. Elle songea soudain qu'Ezio était peut-être, effectivement, sur le toit en train de l'attendre. Elle voulut l'appeler, mais son nom resta coincé dans sa gorge, dont ne s'échappa qu'un faible soupir.
Cependant rien ne bougea, ni au-dessus de la fenêtre, ni en dessous.
Le clocher sonna minuit. Sans perdre totalement espoir, elle se dévêtit, se glissa dans ses draps, et attendit un peu. Puis elle s'endormit en frissonnant dans ce lit qu'elle trouva, soudain, trop grand et trop froid pour elle toute seule.
Ezio ne vint pas cette nuit-là.
oOo
Selene s'éveilla tôt et de triste humeur, enveloppée dans un sentiment de solitude extrême. Elle était déçue, déçue d'Ezio et surtout d'elle-même : elle trouvait soudain ridicules ses attentes de la veille.
Pour éviter de trop ruminer dans son lit, elle se leva et se prépara rapidement. Et alors qu'elle nouait distraitement son brassard autour de son avant-bras devant la fenêtre, du mouvement en contrebas attira son attention.
Georges d'Amboise quittait la maison close et hélait une voiture tractée par deux magnifiques chevaux blancs.
Selene se décida en une seconde. Tant pis pour ses cours ; Machiavelli râlerait, mais une occasion comme celle-ci ne se manquait pas.
Le cardinal monta dans la voiture et celle-ci prit immédiatement la route vers le sud. Selene lui laissa un peu d'avance. Quand elle fut assez loin pour qu'elle la vît sans être remarquée, la jeune femme emprunta un cheval sellé au relais et se mit à la suivre calmement au petit trot.
La voiture allait vers le Quartier Antico, ce qui surprit Selene. Si d'Amboise voulait rencontrer Cesare, pourquoi ne se rendait-il pas au Château Saint-Ange, à quelques minutes de là ? La possibilité que les deux hommes se rencontrent ailleurs, pour se protéger l'un l'autre des espions et des curieux, ne lui traversa pas tout de suite l'esprit : elle pensa qu'il partait se promener parmi les ruines. Après tout, il n'était même pas encore huit heures.
La voiture s'arrêta au pied de l'Aventin. De là où elle se tenait, Selene put voir la petite silhouette rouge s'extraire lentement de la voiture et mettre un pied à terre. Selene rendit sa monture et fila le cardinal, quelques mètres derrière lui.
Contrairement à sa dernière mission, celle-ci ressemblait à une promenade de santé et l'ennuyait même un peu.
Georges d'Amboise, engoncé dans ses multiples plis de soie de sa Coppa Magna, montait difficilement la colline. Il dut s'arrêter plusieurs fois pour reprendre sa respiration et essuyer sa grasse figure couverte de sueur à l'aide d'un grand mouchoir.
Quand enfin il arriva en haut, il eut le plaisir de voir Cesare Borgia qui l'attendait, tout en armes, droit et digne, devant une ligne de cinq soldats de la Garde Papale.
— Eh bien ! s'exclama-t-il, hors d'haleine. J'espérais un accueil moins... militaire, si je puis dire.
Cesare s'inclina pour saluer le cardinal.
— Ce n'est pas contre vous, Monseigneur, lui dit-il. Simplement, je connais Rome et ses... imprévus. Je préfère être prudent.
Selene, qui s'était glissée derrière un reste de muret, tendit l'oreille. Un sourire fendit son visage en entendant le neveu du Pape qualifier la Confrérie d'« imprévu ». D'Amboise frotta son énorme ventre avec ses deux mains, la mine ravie : ce matin allait se jouer, ici-même, de grandes choses, et il était tout excité d'y prendre part.
— Prudence est mère de sûreté, n'est-ce pas ? récita-t-il en pinçant les lèvres de joie.
— En effet, cher ami, en effet, marmonna Cesare en se retenant de lever les yeux au ciel ; il détestait les phrases toutes faites.
A contre-cœur il passa outre, car il avait plus que jamais besoin du cardinal pour gagner du temps. Sans d'Amboise, sans ses connaissances sur le lieu où les Orsini avaient entreposé la Pomme d'Eden, l'expédition à Paris prendrait des mois, peut-être même quelques années, et Cesare Borgia n'avait aucune patience. Sa guerre devait se gagner rapidement, maintenant, pendant que ses adversaires étaient faibles et partis pour le rester un certain laps de temps.
Et surtout, il voulait conserver l'avance qu'il avait sur ces foutus Assassini. Il se savait suivi, épié, et pendant qu'il parlait ses petits yeux verts scrutaient les alentours à la recherche d'une ombre.
— La première troupe part dans deux semaines, annonça-t-il.
— Et celle qui se rend réellement à Paris ? s'enquit le cardinal.
Selene sentit du mouvement à sa droite. Elle tourna la tête, ne vit rien, et revint à la conversation, de peur d'en perdre une miette.
— Un mois, un mois et demi, au plus tard, répondit Cesare.
— Bien, fort bien. Cela nous amène à... juillet, c'est bien cela ?
— Vous comprenez, poursuivit le duc, il faut que tout soit prêt lorsque mes hommes entreront dans la capitale. Il n'y a pas une minute à...
— … perdre, je sais, l'interrompit d'Amboise, qui commençait à déceler une certaine impatience chez son interlocuteur. N'ayez crainte, je vous attendrai. Mes dispositions sont prises depuis longtemps. Depuis la première missive que j'ai reçue de votre part.
Il y eut un court silence.
— Cependant, j'ai besoin de savoir comment je reconnaîtrai votre petite troupe.
— Vous le saurez, Monseigneur, cela ne fait aucun doute.
— Qu'ils m'envoient une note le jour de leur arrivée, et je les rencontrerai la nuit-même au point de rendez-vous convenu.
— Vous êtes un guide inespéré.
Cette fois-ci, Cesare Borgia était parfaitement sincère. L'orgueil et l'ambition lui faisaient prendre des risques : voler un pays voisin, adversaire par-dessus le marché, et compromettre ses nouvelles alliances étaient des risques énormes. Ainsi plaçait-il sa confiance entière en l'homme d'Eglise, bien qu'il pût être trahi à tout moment ; Georges d'Amboise était-il tout à fait honnête avec lui ? Rien ne le lui prouvait.
Pourtant le jeu, s'il était mené jusqu'au bout, en valait la chandelle.
Devant cette aimable remarque, d'Amboise exécuta une courbette polie.
— Je préfère que la Pomme soit en votre possession qu'entre les mains d'un incapable.
Cesare, tout superbe qu'il fût, apprécia le compliment, et Georges d'Amboise fantasma quelques secondes sur l'or dont on avait promis de le couvrir, une fois ce service rendu.
Les deux hommes se saluèrent, se souhaitèrent bonne chance, et se séparèrent sans savoir s'ils se reverraient un jour. Cesare repartit à cheval, suivi de près par ses cinq gardes pontificaux. Le cardinal, la mélancolie dans l'âme, le regarda s'éloigner au galop, et soupira bien fort en souhaitant son triomphe.
Excédée par les révélations dont elle venait d'être le témoin, encore dégoûtée par l'interrogatoire qu'elle avait dû mener hier soir, et déterminée à empêcher les Borgia d'arriver à leurs fins, Selene décida que d'Amboise devait mourir ce matin.
Celui-ci redescendait la colline à pied. L'endroit était parfait pour l'abattre : les ruines apportaient la discrétion nécessaire, et peu de monde s'aventurait par ici : son flanc à pic, offert à ceux qui prenaient la route en contrebas, rendait l'Aventin un peu hostile et en décourageait plus d'un.
Selene actionna sa lame secrète, prête à bondir sur le cardinal, lorsque quelqu'un l'empoigna puissamment, la tira vers l'arrière et plaqua sa main contre sa bouche pour l'empêcher de crier.
— Idiota ! As-tu perdu la tête ?
Elle se dégagea; elle reconnut la voix d'Ezio et une bouffée de rage lui rougit les joues.
Elle fulminait de le voir l'intercepter, et son absence la nuit dernière décuplait sa colère. Elle se sentait bête et humiliée.
Cependant il était trop tard : malgré l'intervention d'Ezio, Georges d'Amboise les avait vus, et devinant que les lames sur lesquelles coulait un rayon de soleil lui étaient destinées, se mit à couiner en agitant les mains.
— A moi ! On m'assassine !
Ezio leva les yeux au ciel et le cogna au menton : le cardinal, assommé, tomba dans l'herbe, les bras en croix, semblable à une grosse tomate trop mûre. Cependant le mal était fait : des gardes alertés par les hurlements grimpaient la colline, l'arme au poing. Ezio grogna en se demandant comment la situation avait pu prendre une tournure aussi chaotique.
— Pourquoi, avec toi, rien n'est jamais simple ! s'écria-t-il en se tournant vers sa nièce.
— Qu'est-ce que tu fais ici ? lui cracha Selene.
— Je te retourne la question.
— Pourquoi tu ne m'as pas laissée faire ?
— Tu aurais tué notre seul repère à Paris ?
Selene ne sut que répondre. Sa colère redoubla, car son oncle avait raison : elle avait failli commettre une erreur de taille, et cette faute lui renvoyait son statut de novice en pleine figure. Elle n'était pas encore assez mûre pour prendre de telles initiatives, et devoir admettre son faible niveau devant le Mentor lui-même la mettait hors d'elle.
Les gardes arrivèrent à leur hauteur et mordirent aussitôt la poussière ; Ezio les maîtrisa en quelques secondes. Un nouveau groupe de soldats accourut immédiatement vers eux. D'Amboise avait détalé et continuait d'hurler sa détresse, sa robe rouge relevée sur les genoux. Le chemin qui rejoignait la route principale était condamné, celui qui continuait vers le Quartier Antico l'était tout autant. D'autres militaires s'étaient postés en bas du flanc à pic et contrariaient toute tentative de descente. Ils étaient cernés, la bataille semblait inévitable.
Ezio réfléchit. A lui seul, il aurait certainement pu venir à bout du groupe de gardes, ou s'enfuir en caracolant sur les ruines. Mais Selene était là, et l'expérience lui avait appris que veiller sur sa nièce en combat le rendait vulnérable.
Il n'y avait plus qu'une solution, et celle-ci ne l'enchantait pas.
— As-tu confiance en moi ?
Selene lui lança un regard noir.
— Non.
— Butée Auditore !
Ezio réitéra :
— Fais-tu confiance à Leonardo, alors ?
— Pourquoi ?
Il l'attrapa par le poignet et l'entraîna avec lui. Selene se décomposa lorsqu'elle réalisa que le Mentor allait se jeter dans le vide... avec elle.
— Saute et accroche-toi à moi.
Selene se força à ne pas penser, et obéit. Ezio, quant à lui, pria le bon Dieu pour la première fois de sa vie.
« Leonardo, j'espère que tu ne t'es pas trompé ! »
Le parachute se déploya dans un grand bruit d'étoffe, et les deux Assassins passèrent au-dessus des soldats ébahis et cloués au sol. Ezio et Selene étaient aussi surpris qu'eux.
Ils planèrent un moment, suspendus aux fils du parachute conique. Selene s'agrippait de toutes ses forces à Ezio ; sous ses doigts les coutures de la cape rougeoyante craquaient. Le vent sifflait dans leurs oreilles et la vision du sol, qui se rapprochait trop vite à leur goût, leur coupait le souffle.
Une rafale les expédia à terre plus vite que prévu : la puissance de l'air replia le tissu sur lui-même, et les deux Assassins terminèrent leur vol deux mètres plus bas, dans des buissons d'épineux. Le parachute se posa doucement sur eux, avec la grâce d'un petit mouchoir.
Il y eut un instant où rien ne bougea. Enfin ils s'extirpèrent des buissons et rampèrent à l'air libre en murmurant des imprécations au soit-disant génie de da Vinci.
Et quand leur regard se croisèrent, lorsqu'ils se virent ainsi, grotesques, les mains griffées par les épines, branches et feuilles piquées sur leur capuche, la colère disparut. Ils se laissèrent retomber dans l'herbe et éclatèrent de rire.
Ce fut leur premier fou rire depuis longtemps.
Mais déjà les sifflements des gardes leur parvenaient : on était à leur recherche, et le parachute étendu dans l'herbe molle ne passerait pas inaperçu.
— File, lui dit Ezio. Retourne à tes leçons, et passe au Repaire ce soir. Il faut que je te parle.
Selene déguerpit sans demander son reste, et Ezio s'évapora dans la foule.
Les militaires ne trouvèrent qu'un grand morceau de drap blanc coincé dans les épines.
