Encore un chapitre court ! J'espère que vous ne m'en voudrez pas. Merci à Chris122, Luman, Olimpia Cat pour vos encouragements, et merci à tous les autres qui continuent de me lire (oui, je vous vois !).


Lorsque Selene arriva aux baraquements d'Alviano, en retard et couverte de petits morceaux de ronces, Machiavelli lui servit un sermon dont lui seul avait le secret :

— Scalabrino d'abord, Georges d'Amboise ensuite. Es-tu donc à ce point irresponsable, jeune fille ?

C'était la deuxième fois que Selene prenait une initiative qui aurait pu s'avérer désastreuse. Niccolo leva les yeux au ciel et se retint de maudire les Auditore pour la centième fois cette année. Le comportement de Selene l'exaspérait, comme celui d'Ezio avant elle ; il pria pour que Selene soit la dernière de la lignée à apparaître ainsi, comme par enchantement.

Il lui offrit une dernière chance, et se trouva fort clément.

— Ton nom ne te protège pas, gronda le philosophe. Si je juge que tu es un danger, je t'exclue de la Confrérie.

Selene prit un air contrit et jura qu'elle ne recommencerait plus.

— Tu as déjà promis, lui rappela-t-il. Fais tes preuves, au lieu de promettre.

Le soir tombé, Selene se rendit au Repaire, prête à subir les conséquences de son écart de la matinée. Quand elle entra dans le bureau du Mentor, celui-ci l'attendait aux côtés de Machiavelli et de Fabio Orsini.

Sans un mot, elle s'inclina pour les saluer, attendant avec appréhension les remontrances et la punition.

— Il paraît que tu as des éléments qui pourraient nous être utiles, commença pourtant Machiavelli avec une mine à la fois désolée et intéressée.

Il n'arrivait pas à admettre qu'une désobéissance aussi poussée pût leur apporter la clé de l'énigme. Selene n'était pas censée savoir, à l'aube, que le Mentor était au courant de la rencontre entre Cesare et d'Amboise, ni qu'il s'y rendait ; elle avait agi de son propre chef pour le bien de la Confrérie. Malheureusement, son impulsivité avait failli détruire leurs chances de trouver rapidement l'Artefact en France, et son imprudence leur causer, à elle et au Mentor, de sérieux ennuis.

Quand la jeune femme eût fini son récit à propos de tout ce que d'Amboise lui avait confié la veille et ce qu'elle avait entendu ensuite, le philosophe pinça les lèvres et Fabio se leva d'un bond de sa chaise.

— Ces Français ne sont-ils donc bons qu'à ça ? Trahir et tuer ma famille ?

La haine de Fabio envers les assassins des Orsini ne tarissait pas. Il était le seul du côté de Selene : lui aussi pensait que d'Amboise aurait mérité de mourir, ce matin, sur les hauteurs escarpées de l'Aventin.

— Fabio, mon ami, dit Ezio en l'invitant à se rasseoir. Depuis le début, le secret de cette Pomme était tenu, et bien tenu, par les Français, jusqu'à ce que l'une de vos aïeules découvre son existence et cherche à s'en emparer.

Le commandant se crispa. Ezio reprit :

— Vous avez partagé ce secret pendant des siècles, et aujourd'hui les hostilités reprennent. Je suis désolé, Fabio. Cela devait arriver, tôt ou tard.

— Maintenant la France livre la Pomme à l'Italie.

— Non, répliqua Machiavelli. La France la livre aux Borgia. Les Borgia ne sont pas l'Italie.

Tout le monde acquiesça et Fabio se tut.

— Bien, dit Ezio. Je crois que nous avons désormais tous les éléments pour enfin mettre un plan au point, n'est-ce pas ?

Il déroula la carte que Selene avait copiée et la superposa à une carte de France. La réplique de Selene avait été faite à main levée et de mémoire, mais le tracé était assez clair et permettait de reconnaître l'emplacement des grandes cités à contourner. Le Mentor invita les autres à s'approcher de la table et à se pencher sur les cartes avec lui.

— Regardez, dit-il en suivant les lignes du doigt.

Les quatre groupes de Cesare, une fois la frontière italienne franchie, traversaient la même région de la France en empruntant diverses petites routes.

— Ils passent tous par le duché du Valentinois. D'abord Valence, puis Lyon.

— Cesare veut nous forcer à entrer sur ses terres, comprit Machiavelli.

— C'est une possibilité.

— Pour quoi faire ?

— Nous épier et nous arrêter ? Il continue de penser que nous les suivrons.

Ezio continua de suivre les lignes du bout du doigt. Celles-ci se séparaient après Lyon, remontaient vers le nord du pays par des chemins différents, mais s'arrêtaient bien avant Paris.

— Et si jamais nous passons à travers les mailles du filet, il a tout prévu. Il nous perd en territoire ennemi, et laisse la France s'occuper de notre cas à sa place.

— Que crois-tu qu'il y ait, au terme de ces trois autres voyages ? demanda le philosophe en désignant les trois fausses routes.

— Une armée pour nous cueillir ? Imagine, Cesare Borgia livrant à Louis XII un groupe d'Italiens venus piller les trésors de la France. Il rachète ainsi la confiance du roi, et détourne son attention. Tout le pays s'occupe de nous pendant que les Templiers fouinent avec d'Amboise.

— Quelle ruse, pardieu.

— Mais nous sommes plus malins que ça, n'est-ce pas ? conclut Ezio avec un sourire en coin.

— Nous ne passerons jamais, se lamentait Fabio.

Niccolo lui lança un regard fatigué : le pessimisme du jeune Orsini devenait pénible. Selene, elle, demeurait silencieuse et écoutait attentivement. Le Mentor poursuivit :

— C'est en cela que réside notre victoire : ils n'auront en réalité personne aux trousses, et si nous agissons proprement, ils ne se douteront pas non plus que nous les devançons. Ainsi, Cesare sera berné du début à la fin.

Machiavelli approuva, convaincu.

— Qui enverras-tu, Ezio ?

— Les meilleurs. Ugo Ubaldi, Vittorio Vitelli, et quelqu'un d'autre que je dois encore désigner. Peut-être vaudrait-il mieux qu'ils me précèdent à Paris, finalement. Ne serait-ce que pour surveiller les agissements du cardinal.

— Ce serait plus sage, en effet. Dans combien de temps, alors ?

— Je me donne trois semaines.

— Parfait.

Après plusieurs mois de recherches, d'échecs, de rumeurs et de petites victoires, le plan de Cesare Borgia était découvert, et celui des Assassins enfin prêt. Devant la mine satisfaite de ses compagnons, Fabio Orsini se surprit à envisager sa vengeance accomplie.

— Je suppose que nous en avons terminé ?

Ezio hocha la tête.

— J'en informerai les autres, ajouta-t-il. En attendant, je vous souhaite une bonne nuit.

Fabio se retira, suivi par Machiavelli et Selene.

— Non, pas toi, dit calmement le Mentor en désignant sa nièce. Toi, tu restes ici.

La jeune femme se figea, docile, et toujours muette.

— Vous êtes difficiles à dresser, vous les Auditore, plaisanta Machiavelli avant de sortir.

Ezio lui répondit par un petit sourire forcé, se retint de lui dire d'éviter ce genre de commentaires, et ferma la porte derrière lui en soupirant.

— Tu sais déjà de quoi je dois te parler, n'est-ce pas ? demanda-t-il en mettant de l'ordre sur son bureau.

Selene remarqua qu'il évitait de croiser son regard. Cela faisait plus d'une heure qu'elle patientait ici, dans le bureau du Maître, tandis qu'un complot se fomentait. Personne ne lui avait adressé un mot, personne ne semblait l'avoir remarquée ; et le Mentor lui-même se permettait de l'ignorer.

« Non, pensa-t-elle. Ce n'est pas le Mentor que j'ai en face de moi. Lui oserait regarder sa recrue ».

— Machiavelli m'a déjà réprimandée ce matin, répondit-elle.

— Ce n'est pas une raison pour que je ne le fasse pas.

Le bruit du papier froissé couvrit le silence.

— Ce que tu dis à Claudia me parvient rapidement. Tu n'as pas besoin d'anticiper.

Selene tenta de se justifier :

— J'ai voulu aider.

— Je sais. Et ce n'était pas une mauvaise décision. Mais tu es encore une apprentie, tâche de ne pas l'oublier. Si je n'étais pas intervenu... tu aurais tout gâché, Selene. Tout.

Ezio daigna enfin lever les yeux vers elle, une expression indéchiffrable sur le visage. Un silence lourd s'installa dans la pièce, au cœur duquel ne planaient pas que la déception et l'agacement. Ezio essaya de le masquer et de garder sa contenance de Mentor. Il avait horreur de cela. Horreur de perdre pied devant elle.

— En agissant de la sorte, tu retardes ton intronisation.

— Qu'est-ce que cela changera pour moi ?

— Là, tu pourras agir à ta guise et mener tes propres enquêtes si tu le veux.

Selene afficha alors une mine réjouie, et il jugea utile de préciser :

— Mais tu n'assassineras ta cible que si je te le demande explicitement.

Ainsi la décision de la mise à mort ne revenait qu'au Maître lui-même, et Selene devait l'accepter. Ezio l'avait conviée à cette réunion pour qu'elle prenne conscience de sa méprise et de ce qu'elle leur aurait coûtée à tous. Selene s'en voulut, et comprit qu'on ne sous-estimait pas ses compétences lorsqu'on la réprimandait de la sorte.

Elle se sentit soudain bien bête, une fois de plus.

Puis, sachant bien qu'il ne l'avait pas appelée juste pour cela, elle l'interrogea.

— Qu'est-ce que tu devais me dire ?

Ezio fut pris au dépourvu. Oui, il avait à lui parler, cependant il ne savait pas par où commencer.

La voir attablée hier soir avec le cardinal qui la dévorait littéralement des yeux, si désirable dans sa robe de courtisane, et déshabillée du regard par quelques de mâles affamés, l'avait rendu jaloux à mourir. Et Ezio n'était pas, d'ordinaire, un homme de nature jalouse.

Comment osaient-ils la lorgner de cette façon ?

Puis il s'était revu, quelques années en arrière, faire partie de cette troupe en rut présente pour acheter du corps, rien que du corps, et qui lançait des pièces d'or dans les corsages. Il l'aurait convoitée, lui aussi. Il la convoitait d'ailleurs.

Dès lors, il avait réalisé qu'il ne valait pas mieux qu'eux.

Pire que tout, il s'était pris son illégitimité en pleine figure. Au milieu de tous les hommes présents à la Rose, elle n'était interdite qu'à lui. Ces porcs avaient plus de droits sur elle qu'il n'en aurait jamais.

Ce constat l'avait dégoûté et il était allé dormir ailleurs.

Mais comment formule-t-on cela, sans colère, sans amertume, sans honte ?

Il n'eut pas besoin de répondre. Selene connaissait les mêmes tourments, qu'elle essayait encore de faire taire.

— Viens, ce soir, lâcha-t-elle dans un souffle.

Il aurait voulu refuser. A la place, il s'entendit lui dire de laisser sa fenêtre ouverte, cinq minutes avant minuit.