Et le deuxième ! Bonne lecture !


Pendant ces trois semaines, Ezio travailla comme un acharné. L'élaboration de sa propre stratégie quant à l'expédition et ses recherches sur la Pomme d'Eden l'absorbèrent tout entier, et il n'avait plus que peu de temps à consacrer à autre chose.

Il passait la totalité du jour et la moitié de la nuit à la bibliothèque ou dans son bureau, penché sur des archives et les pages du Codex qu'il avait sauvées de l'attaque de Monteriggioni, et sur les manuscrits qu'il avait lui-même écrits. Il s'était mis à les relire. Les documents qu'Altaïr Ibn-La'Ahad avait rédigés à son époque ainsi que le discours de Minerve, qu'Ezio avait transcrit mot pour mot quelques années plus tôt, étaient une source inépuisable de savoir et de réflexion, et une lecture ne suffisait pas à en comprendre tout le sens ou à simplement s'en rappeler.

Ezio connaissait le pouvoir de ces artefacts, il en avait déjà eus entre les mains, mais même lui, que l'on appelait confusément le Prophète, n'était pas à l'abri. Une Pomme pouvait manipuler, utiliser une brèche dans l'âme, s'y faufiler et détruire même le plus avisé des hommes. Les feuillets concernant les Fragments d'Eden retenaient donc toute son attention : il restait prudent et étudiait sans relâche jusqu'à ce que ses paupières lourdes de sommeil lui brûlent les yeux.

Il n'avait de répit que le soir, quand il grimpait la façade de la Rose Fleurie et qu'il se glissait dans les bras doux de Selene pour lui faire l'amour. Elle était son refuge, son once de tendresse salutaire au milieu d'un univers brutal et métallique, et sa présence, qui avait longtemps été source de tourments, l'apaisait désormais. Selene avait l'habitude de le tenir contre elle, de passer distraitement ses doigts dans ses mèches noires, et il somnolait bienheureusement, la tête sur sa poitrine.

— N'y-a-t-il personne d'autre pour y aller à ta place, Ezio ? l'interrogea-t-elle une nuit.

— Je ne peux faire confiance à personne. Tu ignores ce dont cette chose est capable...

C'était à lui, et à lui seul, d'aller récupérer le Fragment, même s'il ne doutait pas une seule seconde de la fidélité de ses recrues.

En plus de quarante ans, Ezio n'avait jamais quitté l'Italie. Le voyage jusque Paris signerait sa première sortie au-delà des frontières, et il y pensait avec une certaine appréhension. Et plus il avançait dans ses recherches à propos du Codex, plus il devenait évident qu'il devrait par la suite se rendre à Masyaf s'il voulait en percer tous les secrets. La forteresse abandonnée renfermait certainement une multitude de réponses.

La France, puis l'Orient ? Peut-être ne reverrait-il plus jamais Rome, après cela.

Installé dans un coin de la bibliothèque (le lieu était fréquenté à toute heure par les bourreaux de travail et par les insomniaques), tout à son étude, Ezio se frotta les tempes à l'idée de traverser un morceau du continent. A côté de cela, la route vers Paris paraissait insignifiante. Le jeune Ezio de dix-sept ans aurait sans doute apprécié de parcourir le monde sur les traces de son ancêtre illustre alors qu'il n'était attaché à rien ni personne, mais aujourd'hui, il savait ce qu'il laissait derrière lui. Et il ne s'agissait pas seulement de cette Confrérie des Assassins qu'il avait rebâtie, pièce par pièce, au cœur de la ville éternelle.

Ezio se demanda à quoi aurait ressemblé sa vie, s'il n'avait pas été poussé malgré lui dans cet univers d'Assassins, de Templiers, de déités et d'objets magiques. Si Giovanni Auditore n'avait été qu'un simple banquier, menant une existence tranquille, entouré et aimé des siens.

Maintenant qu'il prenait de l'âge, Ezio devait bien admettre qu'il se fatiguait plus vite ; un peu de lassitude se mêlait toutefois à l'excitation du voyage. Il se surprenait parfois à rêver d'une vie banale, loin des soucis, des meurtres, des complots politiques, avant que son tempérament ne le rattrape et ne lui murmure qu'il en mourrait d'ennui.

Il sourit en songeant qu'il n'était peut-être pas encore assez vieux pour avoir envie de faire la sieste tous les après-midis sous les arbres de la campagne toscane.

Des pensées sombres assaillirent soudain son esprit fatigué avec une terrible ironie. A quoi bon rêvasser d'une famille, lorsqu'on n'a pas de femme !

« Vraiment ? »

Il en avait une. Et la seule qu'il voulait, entre toutes celles qu'il avait déjà eues, la seule pour laquelle il nourrissait une passion aussi forte et aussi destructrice depuis la disparition de sa belle Cristina, c'était sa propre nièce. Soudain incapable de se concentrer sur les textes secrets, il se laissa envahir par les souvenirs moites du corps de Selene, de sa bouche vermeille, de son ventre chaud, et une flamme délicieuse commença à lui torturer les reins.

Ezio referma le livre d'un geste agacé et rassembla les parchemins. Il n'y avait donc rien à espérer, et pour l'instant rien d'autre à faire que se donner corps et âme à la Confrérie.

Le Mentor décida qu'une fois rentré de Paris, il partirait pour les terres de Syrie.

Malgré l'heure avancée de la nuit, Ezio ne résista à pas à monter chez Selene. Ils ne dormaient plus au Repaire depuis un moment, et alors qu'il se hissait lentement jusqu'à la fenêtre ouverte, il se demanda si on avait remarqué leur absence simultanée.

Il arrêta de se poser des questions quand Selene, toute engourdie de sommeil, s'étira tel un chat contre sa peau. C'était une sensation merveilleuse. Le sang se mit bientôt à pulser férocement dans ses culottes.

— Tu es en retard...

— Je saurai me faire pardonner.

Peu avant l'aube, Ezio se résigna à se lever. En proie à l'insomnie, que ni l'étude ni le sexe n'avaient réussi à dompter, il descendit en chemise au rez-de-chaussée à la recherche d'un pichet de vin. Aux grands maux, les grands remèdes.

La Rose Fleurie dormait, et selon Ezio, il n'y avait pas de lieu plus étrange qu'une maison close qui dort. La plupart des clients étaient partis ; ceux qui avaient payé plus cher se reposaient dans les chambres avec les courtisanes, et d'autres, à moitié déshabillés, avaient fait des fauteuils et des andalouses une couche improvisée. Ezio passa près de ceux-là sans les réveiller : assommés par la boisson et la besogne, ils ronflaient puissamment et n'étaient pas prêts d'ouvrir l'œil.

Il trouva son bonheur dans un pichet de Chianti posé sur une table. Il se servit, but une gorgée, et son regard fatigué erra dans le salon tandis que l'alcool doucereux se frayait un chemin dans sa gorge. Il régnait dans cette pièce un foutoir tel qu'il put facilement imaginer la liesse des festivités nocturnes : corsets retombés sur les tapis, bas arrachés posés sur les dossiers des chaises, casques et autres couvre-chefs oubliés dans les coins ou sur les accoudoirs des canapés, verres renversés ; il y en avait partout. C'était la première fois qu'il faisait autant attention aux détails, et qu'il remarquait le chaos que ces instants de débauches laissaient derrière eux. Il renifla : des odeurs de musc, d'eau de toilette, de sueur et d'autres fluides corporels un peu lourds chargeaient l'air. Ezio se resservit une fois, but rapidement, et remonta le grand escalier en quête des quelques heures de sommeil que la nuit promettait encore.

Il s'apprêtait à pousser la porte dans la chambre de Selene quand une voix féminine s'éleva derrière lui.

— Je ne t'ai pas vu entrer, ce soir.

Ezio se figea, la poignée froide au creux de sa paume. Un frisson lui parcourut l'échine. Il tourna légèrement la tête et aperçut la silhouette de Claudia dans sa robe rouge et or. Sa sœur montait dans ses appartement en portant l'énorme registre de la maison close.

— Elle dort. Qu'est-ce que tu comptais faire ?

Claudia n'était pas dupe, l'attestait le ton cassant avec lequel elle s'adressait à son frère. La bouche sèche, soudain noyé dans la honte, Ezio répondit faiblement.

— Je me suis trompé de chambre.

L'excuse ne tenait pas debout. La sienne était à l'autre bout du couloir. Il ne pouvait pas se tromper.

Il réalisa l'énormité de sa réponse et de son imprudence.

Claudia demeura impassible jusqu'à ce qu'il recule, s'éloigne, et aille se coucher chez lui.