Nouveau chapitre ! Un grand merci, comme toujours, à ceux qui me lisent et commentent : je me répète mais je trouve important de vous remercier à chaque fois !
Claudia Auditore n'était pas une femme que l'on dupait facilement. Une fois Selene levée et partie (car Ezio avait disparu avant le matin), elle inspecta leurs chambres respectives. Celle d'Ezio était à peine dérangée, comme à son habitude : son frère ne dormait jamais plus de deux nuits au même endroit, par lassitude certainement. Ainsi commença-t-elle à croire à ses excuses : peut-être s'était-il réellement trompé de chambre, à cause du vin et de la fatigue.
Puis elle vérifia celle de Selene. A première vue, il n'y avait rien d'anormal : il s'agissait d'une chambre de jeune femme un peu désordonnée qui, en ce moment, usait beaucoup de bougies.
Son cœur se serra en voyant le lit, que Selene n'avait pas fait avant de s'en aller. Les draps froissés, les oreillers empilés et le double creux au fond du matelas laissaient deviner qu'on n'y avait pas passé la nuit tout seul.
Le doute lui tordant le ventre, Claudia se mit à fouiller. Selene et Ezio cachaient quelque chose, elle le sentait. Ses intuitions ne la trompaient jamais. Il lui fallut donc peu de temps pour repérer les traces de semelles sur l'encadrement de la fenêtre, et pour découvrir la tunique blanche d'Ezio, maladroitement cachée sous le lit.
Un grand tremblement la secoua des pieds à la tête. Ce n'était cependant pas une surprise : depuis longtemps elle soupçonnait une intrigue.
Ezio et Selene ? Comment était-ce possible ?
Comment pouvaient-ils ainsi bafouer la mémoire de Federico ?
Ezio lui avait menti. Il repartait se coucher auprès de sa nièce lorsqu'elle l'avait surpris. Et Selene avait dû paniquer en se retrouvant seule à l'aube, toutes les preuves du passage d'Ezio étalées dans la pièce.
D'une main fébrile, elle ramassa la tunique d'Assassin à laquelle s'étaient accrochés des moutons de poussière. Derrière le vêtement, il y avait la lame secrète ainsi que le plastron.
Elle eut une vision fugace de leurs corps entremêlés, de leur peau se frottant l'une contre l'autre, et un sanglot mourut dans sa gorge.
Claudia repoussa vivement la tunique et les armes sous le sommier puis se releva pour sortir. Ezio allait réapparaître rapidement pour récupérer ses affaires.
Elle laissa le lit défait, encore trop plein de leurs étreintes.
oOo
Après l'étude, Selene chercha Ezio jusqu'à la tombée de la nuit. Elle n'était pas tranquille : quelque chose s'était produit pendant la nuit, un événement qui avait forcé Ezio à s'en aller. Il n'aurait jamais abandonné ses attributs d'Assassin, il n'aurait jamais rejoint la Confrérie sans eux, en chemise et en bottes. Elle avait l'habitude qu'il disparaisse au petit jour, parfois sans une caresse ni un baiser. Mais pas comme ça. Cela ne lui ressemblait pas.
Elle le croisa au Repaire, le saisit par le bras et l'interrogea du regard. Ezio eut par réflexe un mouvement de recul et elle constata à son visage qu'il n'avait pas beaucoup dormi.
Le murmure qu'il lâcha fut à peine audible.
— Claudia m'a vu devant ta porte.
Selene devint livide.
— Elle... est au courant ?
— Elle n'est pas stupide.
La main de Selene se crispa sur le bras d'Ezio. Les larmes lui montèrent aux yeux. C'était une catastrophe. Une catastrophe à laquelle ils s'étaient certes préparés, bien qu'ils n'aient jamais vraiment cru qu'elle pourrait un jour arriver. Eux, l'oncle et la nièce entre lesquels l'inimitié étaient palpables depuis leur rencontre, découverts partageant la même couche ? Ils s'étaient cru plus malins que tout le monde, insoupçonnables, au-dessus du concept même de décence, et avaient forniqué sous le nez de leurs parents.
Un groupe de recrues traversa le couloir : Ezio se dégagea gentiment de la prise de Selene et profita de cette petite foule pour s'éloigner.
La jeune femme aurait voulu lui demander ce qu'il adviendrait d'eux, maintenant. Elle aurait voulu entendre que tout irait bien, que personne ne nourrissait de soupçons à leur encontre, qu'il reviendrait cette nuit et qu'elle se pelotonnerait contre lui pour dormir.
Elle lui lança un dernier regard avant qu'il ne se détourne. Cette fois, il n'y avait ni dureté ni colère dans les yeux sombres de son oncle : seulement de la douceur teintée d'une profond chagrin.
Malade d'angoisse, Selene dut se résoudre à se rendre à la Rose Fleurie, où Claudia l'attendait justement pour faire les comptes. Elle resta paralysée devant la porte d'entrée. Soutenir l'œil moralisateur de sa tante lui parut un obstacle insurmontable.
La porte s'ouvrit malheureusement toute seule, un capitaine de la Garde Papale sortait en raccourcissant sa ceinture rebouclée à la hâte. Elle n'eut pas d'autres choix que d'entrer.
La jeune femme se dépêcha de grimper à l'étage et d'enfiler sa robe préférée, la verte, en espérant qu'on ne la remarquerait pas.
Mais Claudia patientait dans son bureau, devant l'épais registre de la maison close. Un léger tressaillement agita le coin de ses lèvres lorsqu'elle vit sa nièce.
Elle la fixa un instant, impassible, et Selene sentit son cœur cogner d'angoisse contre sa cage thoracique. Elle eut l'impression que sa tante sondait son âme, voyait la vérité au travers d'elle, devinait ses pensées et ses désirs les plus secrets. Elle peina à garder contenance. Enfin, sans un mot Claudia déposa sa plume dans l'encrier et se leva pour lui laisser la place ; les pieds de la chaise raclèrent le parquet, le bruit fut désagréable et sembla tonitruant dans le silence. Elle s'avança vers la porte, et malgré toute la force dont elle fit preuve, elle ne parvint pas à éviter de regarder Selene. La question lui brûla les lèvres. Et sa figure, sur laquelle on pouvait lire mépris et dégoût, terrifia sa nièce.
— Qu'est-ce qui se passe, entre Ezio et toi ?
Selene comprit au son de sa voix qu'elle se retenait de hurler.
— Qu'est-ce qui vous prend, pour l'amour du ciel !
La jeune femme déglutit et, pâle comme la mort, parvint à articuler :
— Claudia, je ne vois pas de quoi tu parles.
La colère de Claudia grimpa d'un cran. La face exsangue et le menton tremblant de Selene lui criaient la vérité. Elle eut envie de la gifler, très ironiquement, parce que son mensonge n'était pas convaincant.
Elle sortit ; le vacarme du rez-de-chaussée entra quelques secondes puis la porte claqua.
oOo
Réfugié dans la bibliothèque, Ezio prétextait l'étude pour se soustraire à des rencontres qu'il ne voulait pas provoquer.
Il était incapable de se concentrer. Penché sur ses manuscrits, il lisait sans les voir les mêmes lignes depuis plus d'une heure. Rien n'y faisait, les mots ne s'imprimaient pas dans son esprit ; car la seule chose à laquelle il pensait était la présence glaciale de sa sœur derrière lui, et le ton sans appel, celui qui n'acceptait aucune justification, qui avait accompagné ses mots.
Qu'est-ce que tu comptais faire ?
Il se prit la tête entre les mains. Oh Claudia, si tu savais...
Mais elle savait. Ce n'était pas la première fois qu'il était surpris. Déjà au lendemain de la fête des Orsini, il s'était enfui et elle lui avait amené ses bottes dans la rue. Alors il ne doutait pas un instant qu'elle était allée fouiner dans la chambre de Selene, qu'elle avait trouvé sa tunique et ses armes sous le lit avant qu'il ait eu le temps de les récupérer, tel l'amant furtif et insolent qu'il avait été jadis, et qu'elle en avait tiré ses propres conclusions.
Ni lui, ni Selene, ne pouvaient nier.
Il ne pensait à rien d'autre. Ils étaient découverts et c'était entièrement de sa faute. Un excès de confiance l'avait poussé à être imprudent. Maintenant il s'en mordait les doigts.
« Tu as été bien bête, mon grand ».
Cette règle simple qui consistait à toujours se cacher, à surveiller ses arrières, cette discipline qu'il enseignait tous les jours depuis plusieurs années, il l'avait délibérément troquée contre un verre de Chianti.
Il avait suffit d'une vingtaine de minutes pour tout gâcher.
Pendant qu'il se morfondait sur son idylle réduite en morceaux, Cesare avait lancé sa première troupe sur les routes de France. La sienne partait dans cinq jours, et voilà qu'il n'y réfléchissait plus, tout absorbé par cette irrémédiable erreur.
Il songea avec tristesse qu'entre lui et Claudia, rien ne serait plus jamais comme avant. Il avait perdu sa confiance pour toujours, brisé le lien sacré de la fratrie, de la famille. Et la silhouette fantomatique de Federico, entre eux deux, serait plus consistante que jamais.
Ezio réalisa que cette histoire clandestine avec Selene devait cesser, pour leur bien. Il fallait qu'il parte (et quelle chance, il partait justement bientôt), ou qu'elle parte : une longue séparation était nécessaire. Son voyage en Syrie se ferait plus tôt que prévu ; dès son retour de France, peut-être ?
Des larmes brûlantes naquirent sur ses paupières.
Il ressassa les événements de ces derniers mois. L'arrivée de Selene à Rome, inouï comme un miracle ; l'agacement, cette propension incroyable qu'elle avait de le mettre en colère, et s'en rappeler lui arracha un sourire ; puis les malheurs, sa bravoure, son entrée résignée dans la Confrérie, son insolence, la fête, l'alcool et les couleurs ; et ce baiser rafraîchissant comme de l'eau, cette seconde exquise et maudite qui les avait précipités dans l'abîme.
Si seulement ils avaient continué à se détester l'un l'autre, les choses auraient été tellement plus simples !
Il était tombé amoureux, fou amoureux de la fille de son frère et sa propre personne lui avait longtemps inspiré un profond dégoût. Aimer sa nièce n'était pas acceptable, mais il avait fini par céder à ses sentiments et à cet irrésistible appel du corps. Tous les principes, la bienséance, l'interdit avaient été balayés d'un revers de main lors d'un coup de sang. Il avait risqué sa famille, sa réputation de Mentor, et sa crédibilité d'homme de bien.
Il avait joué et il avait perdu.
Tant de sacrifices pour l'amour d'une femme, et voilà qu'aujourd'hui, après à peine quelques minutes de bonheur au milieu son éternité, il lui fallait y renoncer. C'était injuste.
Sa vue se brouilla, il fut incapable de lire ; le travail ne remplissait plus sa fonction première, soit l'oubli. Il s'essuya les yeux et décida qu'il était temps de quitter cette bibliothèque et d'aller respirer un peu.
Par la petite lucarne, il entendit, au loin, le clocher de l'église la plus proche sonner onze heures.
Dès l'instant où il posa le pied dehors, Ezio partit à la recherche de Selene. C'était plus fort que lui : malgré sa triste décision il avait besoin de sa présence.
Il n'eut pas besoin de réfléchir très longtemps pour savoir où la trouver ; La Rose Fleurie avait souvent besoin de sa comptable. Perché sur le toit il attendit qu'elle revienne dans sa chambre. Puis il entendit du bruit il retint sa respiration.
Enfin, Selene ouvrit timidement sa fenêtre. Le cœur d'Ezio bondit de joie : après la mésaventure de cette nuit, il s'attendait à ce qu'elle n'ouvre pas.
Il descendit lentement le long de la façade, apparut dans l'embrasure, et cette forme noire n'effraya pas Selene. Ezio vit un sourire soulagé sur son visage ; il n'entra pas mais lui tendit la main. Ils ne pouvaient plus rester ici.
Selene attrapa sa main et se hissa sur le chambranle de la fenêtre ; le tissu de la robe chuinta en ondulant derrière elle. Ezio l'invita à le suivre, et elle se dit qu'escalader un mur en jupons serait cocasse. D'un habile mouvement de cheville elle se débarrassa de ses chaussures, et tant pis si elle déchirait ses bas sur la pierre.
Ils s'éloignèrent de la maison close en filant sur les toits, les tuiles d'argile crissèrent sous leurs pieds. Ils s'arrêtèrent au sommet d'une église, et Rome endormie se révéla à eux. Le ciel était d'un bleu nuit profond, piqueté d'étoiles, une lune imposante recouvrait la Ville Éternelle d'un voile diaphane. Le Tigre, tel un ruban d'argent, coulait en grondant, tout gorgé d'eau des montagnes.
Ils étaient hauts et le vent soufflait ; Selene frissonna. Ezio décrocha sa cape, la posa sur les épaules nues de la jeune femme et la serra contre lui, peut-être un peu plus fort qu'il ne l'aurait voulu ; son geste était moins une preuve de tendresse qu'une tentative inconsciente de retenir ce qu'il savait devoir abandonner. Selene s'était blottie dans ses bras, le front posé dans le creux de son cou. Il huma sa chevelure ; son parfum fruité apaisait son âme tourmentée, et il sentit son courage fondre comme neige au soleil face à cet envoûtement.
Avait-il vraiment le droit de réduire en morceaux un instant si beau ?
Ils flottaient comme dans un rêve, avec les pierres froides pour seuls témoins.
Ezio s'apprêta à parler mais Selene posa son index sur sa bouche pour l'en empêcher. Elle connaissait d'avance ce qu'il allait dire. Les mots confèrent une réalité aux choses, et si ceux-ci ne sont jamais prononcés, alors ces choses n'existent pas.
Il n'y avait pas de raison qu'il parle puisqu'elle en était sûre : tout finirait pas s'arranger s'ils redoublaient de prudence.
Alors Ezio se tut, se contenta de contempler ses yeux doux, sa peau d'une blancheur laiteuse, ses lèvres tendues vers lui et ses longs cheveux noirs ramenés sur son épaule.
Sa beauté lui fit mal.
Qui aurait levé les yeux vers les toits aurait vu deux ombres liées aux lèvres dans le clair de lune.
« Demain, pensa Ezio. Cette nuit encore, une dernière nuit, mais demain, ce sera fini ».
