Mes habituels remerciements à ceux qui continuent de me suivre de près ou de loin. Merci pour votre lecture et vos gentilles reviews :) ! Cœur avec les doigts !


Claudia n'adressait plus la parole à son frère. Elle avait réussi à affronter Selene, mais elle ne pouvait tenir tête à Ezio. Elle ne parvenait pas à le regarder dans les yeux, ni à l'accabler de reproches, ni à le forcer à avouer. Elle n'avait pas peur de lui ; simplement elle l'aimait trop pour oser, et pour ne pas en souffrir. La vérité restait en suspens.

Par pitié, elle n'avait rien dit à leur mère.

Les jours passèrent et le malaise, installé au sein de la famille, commençait à s'immiscer dans la Confrérie. Ezio et Selene traînaient leur secret comme un fardeau ; un fardeau magnifique, certes, mais un fardeau quand même. Et l'ombre de celui-ci les suivait, chevillé aux corps, laissant un sillon invisible derrière lui.

Ezio avait retourné le problème dans tous les sens. A la veille du départ de sa troupe pour Paris, il passa une partie de la journée avec eux : il donna ses dernières directives, discuta des moyens de se retrouver au cœur de la capitale, leur souhaita bonne chance et promit d'assister à leur départ le lendemain matin. Mais il avait l'esprit ailleurs ; il les remercia pour leur dévouement et les congédia.

Le soir tombait quand il demanda à Niccolo d'aller quérir Selene. Il n'eut pas le courage de le faire lui-même.

oOo

— Bravo, Auditore. On s'améliore lorsque l'on suit assidûment ses leçons.

Selene et son adversaire, qui se battaient à la lueur des feux des baraquements d'Alviano, arrêtèrent le combat ; leur ombre trembla sur le sable. Niccolo s'avançait vers eux, les mains derrière le dos. Selene s'autorisa un sourire de satisfaction devant son supérieur, car les compliments de Niccolo Machiavelli, même s'ils étaient maladroits et toujours sarcastiques à son égard, étaient exceptionnels. Celui-ci continua de la féliciter :

— Je suis heureux de voir que tu travailles ta technique.

Puis le visage du philosophe s'assombrit, et il changea de ton.

— Selene, le Mentor veut te voir. Dans la bibliothèque.

La jeune femme salua le mercenaire qui avait accepté de s'entraîner avec elle, puis remercia Niccolo de l'avoir prévenue. Elle décela cependant un malaise chez le philosophe, que celui-ci ne parvenait pas à dissimuler derrière son air sévère coutumier.

Elle s'inclina avec respect devant son professeur et grimpa sur son cheval.

oOo

Selene entra avec précaution dans la bibliothèque du Repaire, le bruit de ses pas étouffé par les tapis. Son oncle lui tournait le dos, le nez plongé dans un livre épais à la couverture abîmée. Il paraissait absorbé par sa lecture, mais son regard demeurait obstinément fixé sur les premières lignes de la page prise au hasard.

— Vous m'avez demandée, Mentore, s'annonça-t-elle.

Un rapide coup d'œil circulaire lui apprit que la pièce était déserte. Les lumières étaient presque éteintes, personne n'avait pensé à changer les bougies. Selene comprit que quelque chose n'allait pas : la bibliothèque n'était jamais vide. Elle fourmillait à toute heure du jour et de la nuit. Les oreilles indiscrètes avaient certainement été renvoyées ou assignées à de basses besognes.

Selene prit peur. Se demanda ce qu'Ezio lui voulait. Il ne l'avait pas convoquée dans son bureau ; non, il la rencontrait ici, dans un lieu où malgré les précautions, quelqu'un pouvait arriver à tout moment.

Enfin la sentence tomba, tranchante comme un couperet de guillotine. Ezio ne daigna même pas lever la tête.

— Tu pars demain pour Paris.

Selene chancela, frappée au cœur.

Et soudain tout fut clair.

Elle se rendit alors compte de toute l'intelligence du Mentor, de son oncle, de son amant : il s'était apprêté à lui dire quelque chose qui la fâcherait, mais bien que l'endroit fût vide les murs ont des oreilles ; ici, elle était dans l'incapacité de protester avec toute la virulence de son caractère.

Selene s'approcha lentement, prête à tenir tête et à demeurer forte devant lui, malgré son cœur qui tambourinait comme un fou contre sa poitrine.

Il ne pouvait pas prendre cette décision.

C'était injuste, cruel et lâche. L'affilier à cette mission lui permettait simplement de se débarrasser d'elle, comme on agit avec les traîtres en les envoyant sur un front dont on n'est pas certain de les voir revenir.

— Tu m'envoies en France pour m'éloigner de toi.

Ezio ne répondit pas. Ses doigts se crispèrent sur le papier et le froissèrent. Son silence était terrible, plus terrible encore que ses ordres. Elle l'attrapa par le bras et le força à la regarder. Le livre tomba sur le sol dans un bruit sourd.

— C'est de l'abus de pouvoir.

Selene haussait le ton. Ezio lui ordonna de se taire.

Nous commençons à éveiller les soupçons. Claudia sait, Leonardo sait aussi...

La jeune femme tiqua à cette nouvelle. Leonardo da Vinci ? Depuis quand ?

— Même Machiavelli se doute de quelque chose. Ça devient dangereux...

La voix d'Ezio faiblissait. Il lui était difficile de garder son assurance. Il avait redouté ce moment depuis la nuit où il avait cédé, et bien qu'il affichât une mine résolue et sévère, son âme se déchirait et cette déchirure était insoutenable.

— Je n'ai hélas pas d'autre choix pour éviter l'esclandre.

Selene se prit la tête entre les mains. La douleur commençait à se frayer un chemin dans tout son corps. Insidieuse, elle lui tordait le cœur, torturait ses chairs comme l'aurait fait une lame chauffée à blanc. Tout ce que son âme souffrait, chaque centimètre de sa peau le souffrait aussi.

— Il doit y avoir un autre moyen.

— Non, il n'y en a pas.

— Tu mens !

— Il faut que tu t'en ailles, Selene.

C'était plus qu'elle ne pouvait en supporter. Comment pouvait-il lui faire une chose pareille ? Comment osait-il l'envoyer si loin de lui, si loin de cette ville qu'elle avait appris à aimer, si loin de son petit monde qu'elle avait construit pierre après pierre avec résilience ?

De nouveau, elle perdait tout.

La jeune femme laissa déborder sa colère et le poussa violemment contre l'étagère en criant ; quelques ouvrages chutèrent et s'ouvrirent à leurs pieds, rejoignant le premier. Elle martela le plastron d'Ezio, s'écorcha les mains sur les plaques de métal. Ezio la regarda déverser sa rage sur lui, et il sentit son cœur se fendre. Comme il méritait cette haine !

Enfin il lui saisit les poignets et planta son regard sombre dans le sien vert et plein d'eau :

— C'est terminé, Selene, siffla-t-il entre ses dents. C'était une erreur, un jeu qui a mal tourné, et il faut que ça s'arrête.

La jeune femme cessa de se débattre. Cette phrase lui fit l'effet d'une gifle.

— Tu mens… répéta-t-elle faiblement.

Elle sentait encore ses mains sur son corps, cette chaleur dans son ventre, sa bouche dans le creux de son cou, l'odeur musquée de sa peau, les baisers échangés dans l'ombre et hâtés par la peur d'être surpris, le désir ardent et les étreintes prohibées entre les draps d'un lit dérobé. Et à chaque fois l'angoisse d'être découvert, le plaisir décuplé par l'interdit. Et dans ses gestes, de plus en plus tendres, elle y avait décelé de l'amour.

Elle n'avait pas rêvé. Aussi condamnables que ces moments fussent, ils avaient été beaux, et source d'un grand bonheur.

Ce soir, Ezio reniait cela.

Il la lâcha et se dirigea vers la sortie à grands pas, jugeant la discussion close. Il rendossa son rôle de Mentor pour quelques secondes de plus :

— Je veux que vous soyez tous les quatre partis à l'aube. Tu as la nuit pour préparer tes affaires.

Il jeta un dernier coup d'œil par-dessus son épaule et fit un effort surhumain pour rester impassible face au masque de fiel et aux larmes rancunières qui ravageaient le beau visage de Selene.

— Je vous déteste, Ezio Auditore. De tout mon cœur.

oOo

Selene se précipita dehors dès qu'elle en eut l'occasion. L'air qui tiédissait avec l'arrivée du printemps piqua ses joues humides ; elle en inspira une grande goulée. Cela ne calma pas les sanglots incontrôlables qui lui secouaient tout le corps.

L'homme qu'elle aimait venait de la chasser. Par peur qu'on découvre le pot aux roses et qu'on lui retire son titre de Mentor, il la sacrifiait sur l'autel de sa fierté.

Selene était terrifiée. Elle ne s'était pas préparée à partir. Dans quelques heures elle prendrait part à une expédition d'une importance capitale, dans un pays dont elle ne savait rien, par des routes qu'elle avait à peine étudiées. Bien sûr Ugo, Vittorio et ce mystérieux Valentino seraient à ses côtés, et elle connaissait bien le premier duo pour avoir déjà partagé une mission avec eux. Mais cela ne suffisait pas à la rassurer.

Elle partait, et elle n'avait pas le temps de se faire à l'idée.

La panique s'emparait d'elle. Elle n'avait personne à qui se confier. Thomas, qui l'aurait certainement comprise, qui l'aurait écoutée peut-être toute la nuit, pourrissait injustement six pieds sous terre.

Quant à sa famille... Claudia la détestait, à présent, et elle n'avait aucune affinité avec Maria.

Selene réalisa qu'en dehors d'Ezio et d'Helena qui avait bien changé depuis la mort de son frère, elle était complètement seule.

Désemparée, accablée de douleur, la jeune femme à cet instant aurait voulu mourir. S'allonger là, sur le pavé sale et détrempé, et rendre son dernier souffle. A qui aurait-elle manqué, de toute façon ?

Elle songea une seconde que, de ce voyage improvisé, elle ne reviendrait peut-être pas. Et sa disparition arrangerait les affaires de tous, à n'en pas douter.

Un rire amer jaillit entre ses larmes. Voilà ce qu'elle était, désormais : un vulgaire caillou au fond de la botte des autres.

Son bagage ne serait pas long à faire, elle avait du temps devant elle. Dans sa sacoche, elle gardait le carnet de Leonardo, tout en sachant bien qu'elle ne dessinerait jamais dedans. Elle ne savait pas dessiner ; elle n'en avait même pas le loisir.

Selene décida d'aller le lui rendre. Il restait de nombreuses pages blanches que l'artiste recouvrirait de son talent.

Il était tard, mais elle n'avait plus le luxe d'attendre. En chemin, de nouvelles larmes naquirent sous ses paupières. Elle se gorgea de l'ambiance de Rome, de ses rues, de ses lanternes, et de ses odeurs qu'elle avait pourtant souvent trouvées nauséabondes. Elle porta attention aux sons de la ville, qu'elle n'écoutait plus depuis longtemps ; les gens parlaient fort, les sabots des chevaux claquaient sur les routes, et le fleuve ronronnait discrètement pour qui savait l'entendre au milieu de ce brouhaha.

Elle réalisa que tout ceci allait horriblement lui manquer.

Elle songea un instant à refuser la mission. Ezio ne pouvait pas la forcer. Elle ferait fonctionner le marché qu'ils avaient passé tous les deux le jour où elle avait accepté de rejoindre la Confrérie. Il avait promis.

Mais aujourd'hui, les circonstances avaient changé. Le contrat était caduque, écrasé par leur secret.

Alors s'enfuir, peut-être ? Elle avait fait ce qu'on lui avait imposé : elle avait appris à se battre. Aujourd'hui, elle était capable de se défendre seule. Elle avait aimé jouer à l'Assassin et narguer les Borgia, mais une furieuse envie de renoncer s'emparait de son cœur.

Où irait-elle, après sa fuite ? La réponse apparut immédiatement : nulle part. Elle n'avait rien, elle n'avait plus personne.

Selene arriva chez Leonardo da Vinci. Une faible lumière brillait à l'intérieur. Les tempes douloureuses, elle frappa trois coups. Il y eut quelques secondes de silence (l'artiste devait se demander qui pouvait bien toquer chez lui à une heure aussi tardive), puis elle entendit le verrou claquer.

Leonardo découvrit Selene sur le pas de sa porte et à peine eût-il vu le visage décomposé de Selene qu'il s'exclama :

— Mais qu'a-t-il encore fait, ce bougre ?

Sa réaction arracha un sourire à la jeune femme. Ezio n'avait décidément aucun secret pour son ami. Il était normal qu'il sût à propos de leur relation interdite; Ezio n'avait rien dit mais il avait sûrement laissé voir.

Elle parla doucement, épuisée par les émotions qui la traversaient :

Signor da Vinci... Je pars demain pour un long voyage.

Leonardo tomba des nues en comprenant de quoi elle parlait. Selene lui tendit son petit carnet :

— Je vous rends ceci. C'est à vous. Je suis désolée, souffla-t-elle, je n'ai pas eu le temps de le remplir.

L'artiste lui prit sans un mot. Il était trop étonné pour dire quoi que ce soit. Elle leva les yeux, rouges et secs, vers lui et le salua une dernière fois.

— Vous avez été gentil avec moi, Leonardo. Vous me manquerez.