De retour... ;) Merci pour la lecture de ceux qui sont encore là !
Ce fut l'aube. Un soleil pâle s'éleva timidement d'entre deux nuages, comme conscient qu'il n'était pas le bienvenu. Selene aurait souhaité qu'il ne se lève jamais.
Ezio vint saluer ses recrues avant leur départ. Ugo, Vittorio et Valentino le remercièrent pour ses encouragements, qu'ils accueillirent avec un sourire. A l'écart, la figure dissimulée par son capuchon, Selene dardait son regard sur l'horizon bleu. Ses mains agrippées aux rênes de cuir trahissaient sa colère et son chagrin. Le Mentor se heurta à une orgueilleuse statue de marbre, la tête haute dans les premiers rayons du jour.
Ezio savait que Selene n'était pas tout à fait prête pour entamer un tel périple, et il n'aurait d'ordinaire jamais confié cette mission à une recrue à peine montée en grade. Niccolo le lui avait rappelé.
— C'est de la folie, Ezio ! s'était écrié le philosophe.
Il ne s'était pas justifié. Comment aurait-il pu ? Ainsi était sa décision, et elle était indiscutable. Alors il remettait le sort de Selene entre les mains de Vittorio et Ugo, comme il l'avait déjà fait auparavant.
Il vit avec angoisse la petite troupe se mettre en chemin, après un dernier mot qu'il n'entendit pas. En passant près de lui, Selene baissa la tête. Son visage resta caché sous son épaisse capuche. Ezio ne vit pas le teint livide de sa nièce, ni ses paupières boursouflées d'avoir trop pleuré, et ne reçut aucune parole de sa part. Il n'aurait de toute façon récolté qu'un sifflement haineux.
Il aurait voulu lui demander pardon. Lui dire qu'il était désolé, qu'il allait souffrir de son absence, qu'il l'aimait même si le monde entier était contre eux. Mais il était trop tard.
Tu mens. Tu mens !
Les mots de Selene résonnaient dans sa tête et lui donnaient la nausée. A cet instant, il se détesta comme il ne s'était encore jamais détesté.
Lorsque enfin ils disparurent de son champ de vision, il eut l'impression qu'on lui arrachait les entrailles.
Leonardo, que la visite nocturne de Selene avait ému, était venu assister à leur départ sans se montrer, et en avait profité pour faire quelques achats de papiers et de pinceaux. Le Mentor avait deviné sa présence, et l'artiste sortit de l'ombre quand la petite troupe fut partie.
— Alors, c'est fini ?
— Tu sais mieux que quiconque que ça n'aurait jamais dû commencer.
Leonardo, effectivement, comprenait bien son ami, mais n'aurait jamais eu l'audace de lui donner un tel conseil. Il glissa la main dans sa poche, dans laquelle il avait rangé son carnet à dessin fraîchement récupéré.
— Es-tu certain que ce soit une bonne idée, Ezio ?
— Non, soupira l'Assassin. Mais c'est le seul moyen.
Leur voyage durerait des mois, peut-être une année. Si tout se passait bien, il y avait peu de chances pour qu'il les croise, quand il prendrait la route à son tour. Lorsqu'il la retrouverait, peut-être que ce sentiment qu'il n'osait nommer se serait éteint, et qu'on aurait oublié leur faute. Le temps soigne les blessures ; il était bien placé pour le savoir.
Leonardo haussa les épaules et se détourna rapidement avec ses fournitures sous le bras. Il agita son béret au-dessus de sa tête, dernier signe avant de prendre congé :
— Je savais bien que tôt ou tard, tu ferais une grosse bêtise.
oOo
La troupe avançait à une allure calme ; la précipitation aurait alerté et ils étaient presque sûrs d'être observés. Aucun d'entre eux ne parlaient, concentrés sur les choses à venir ou perdus dans leurs pensées.
Ugo Ubaldi menait la marche, soucieux sur la selle de son cheval. Il s'interrogeait sur la décision soudaine du Mentor d'intégrer Selene à l'expédition. Malgré les progrès de celle-ci, il craignait de devoir toujours garder un œil sur elle.
N'y tenant plus, il fit demi-tour et vint se placer à sa hauteur. Selene fermait la marche.
— Pourquoi le Mentor vous envoie-t-il à Paris ? demanda-t-il dans un murmure.
Selene, qui se laissait porter par sa monture, épuisée et anxieuse, leva une figure blême vers l'Assassin. Le regard d'Ugo, sombre comme la nuit, était dur, ses traits crispés. Son attitude entière était un reproche : non, elle n'aurait pas dû être là.
Et Selene, dans son malheur, était d'accord avec lui.
— Je l'ignore, répondit-elle d'une voix faible.
Elle ne pouvait pas lui dire la vérité. Elle ne pourrait jamais lui expliquer que le Maître se débarrassait d'elle, l'éloignait de Rome parce que leur idylle interdite commençait à se savoir. On la rejetait de toute part : du siège de la Confrérie jusqu'à sa petite équipe.
Devant sa détresse apparente, le faciès sévère d'Ugo Ubaldi se détendit un peu.
— Alors vous n'avez pas demandé à partir ?
Selene secoua la tête. Ugo pinça les lèvres.
— Vous m'en voyez désolé. Mais c'est ainsi et nous ne pouvons rien y changer. Alors ressaisissez-vous.
L'Assassin regagna la tête de leur petit cortège et plus personne ne parla jusqu'à ce qu'ils fassent une halte au crépuscule.
Ils s'enfoncèrent dans les fourrés et ne levèrent le camp qu'une fois assez éloignés de la route. Chacun attacha son cheval et Vittorio s'occupa du feu.
— Profitez-en, leur confia Ugo desserrant le col de sa cape. Lorsque nous serons en territoire ennemi, nous n'en n'allumerons plus.
Selene ne se fit pas prier et s'accroupit tout près du feu dont les flammes jaunes crépitaient joyeusement. Elle tremblait de froid, de fatigue, de faim. Elle sentit avec gratitude la chaleur se répandre, bien que difficilement, dans son corps meurtri. Ses mains se réchauffaient et voilà qu'elle pouvait de nouveau bouger les doigts.
Elle en profita pour examiner Valentino Virga. Celui-ci n'avait pas prononcé un seul mot depuis qu'ils avaient quitté Rome, si bien qu'elle se demanda s'il pouvait parler. Il se tenait accroupi devant le feu, les bras autour des genoux, la capuche relevée ; Selene ne distinguait de son visage que son nez aquilin et un menton fort sur lequel poussait quelques poils gris. Elle avait beau chercher dans ses souvenirs, elle ne l'avait jamais vu auparavant, et cela confirmait le portrait qu'Ezio avait dépeint de lui : discret, filant comme une ombre, et doté d'une ouïe telle qu'il ne laissait personne s'approcher. Parfois il tournait brusquement la tête et fixait un point dans les fourrés, comme s'il avait entendu quelque chose et s'apprêtait à le voir surgir d'une minute à l'autre. Selene se demanda s'il n'était pas un peu plus animal qu'humain ; c'était l'impression qu'elle avait de lui.
A côté de Valentino, Vittorio remuait les braises, renfermé et tendu. Il triturait son épaule, qui lui faisait du mal de temps à autre, bien qu'il ne s'en plaignît jamais. Elle le soupçonna cependant de se fatiguer plus vite et de cacher sa diminution. Peut-être était-ce pour cela qu'il n'était plus aussi jovial et drôle ;malgré lui, en arrachant cette flèche de son épaule, Ugo lui avait sauvé la vie mais retiré un morceau de son avenir d'Assassin. Ce dernier en était conscient, et leur duo, bien que toujours efficient, avait perdu de son énergie.
Ugo, d'ordinaire plein d'entrain en présence de Vittorio, ne se faisait pas à cette baisse de vitalité. Derrière son air sérieux de chef, il souffrait de ce deuil forcé. Il essayait de prendre, tout bas, le ton badin de leurs conversations d'autrefois, mais Vittorio ne répondait plus avec la même chaleur. Chacune de ses paroles et chacun de ses éclats de rire sonnaient faux. Leur amitié était désormais un simulacre de la complicité d'autrefois, construite durant des années, depuis leurs premiers pas en tant que novices.
En les observant, Selene se sentit coupable. Leur relation était fichue à cause d'elle.
L'équipe mangea rapidement et décida des quarts. Valentino se porta volontaire pour commencer, puis viendraient Ugo, Vittorio, et enfin Selene.
La jeune femme s'enroula dans sa cape de voyage et s'étendit sur les feuilles mortes, près du feu. Malgré la douceur de cette nuit d'été, elle tremblait un peu. Elle garda sa dague serrée contre son ventre, un bras sous la tête.
La fatigue la frappa d'un coup. Elle fut la première à s'endormir.
Elle sursauta quand Vittorio lui toucha l'épaule pour la réveiller.
— C'est ton tour, lui dit-il. Je suis désolé, tu avais l'air de bien dormir.
La face encore toute fripée de sommeil, Selene lui adressa un gentil sourire et serra doucement entre ses doigts cette main amicale qui s'attardait sur son bras.
— Va te reposer, bredouilla-t-elle. Je prends le relais.
Vittorio ne se fit pas prier ; à peine fut-il allongé que Selene devina à sa respiration qu'il s'était endormi.
Elle se redressa, se frictionna le visage et frissonna. Elle resserra sa cape autour d'elle et s'approcha plus encore des restes du feu ; celui-ci s'était éteint, quelques braises rouges subsistaient au milieu des cendres et elle tendit les mains vers elles.
La troupe reprendrait la route dans trois heures, lorsque l'aurore aurait commencé à blanchir le ciel et que les étoiles auraient disparu.
Les sens de Selene s'éveillèrent doucement. Ce n'était pas la première fois qu'elle passait la nuit au milieu de la forêt. L'odeur du feu qui meurt, l'humidité de la rosée et la fraîcheur des matins qui se lèvent lui rappelèrent son périple à travers l'Italie, sur les traces de son père. Plusieurs fois elle avait évité les auberges surpeuplées et dormi cachée dans les buissons, pelotonnée contre le ventre chaud de sa jument. Au départ elle avait eu un peu peur, mais jamais personne ne l'avait trouvée et elle s'était petit à petite sentie plus en sécurité isolée ainsi qu'au sein d'auberges chauffées.
« Ou peut-être étais-je trop naïve et ignorai-je les dangers du monde ».
Rome l'avait giflée pour la ramener à la réalité.
La route n'avait plus la saveur d'autrefois. Voyager, sous le sceau de la Confrérie, c'était prendre des risques et être constamment à l'affût de la menace. Selene se demanda si leur départ de la cité avait été remarquée, si Cesare avait envoyé des soldats à leurs trousses. Ils s'attendaient à être filés, un jour ou l'autre. Cette idée la fit frémir sa main chercha par réflexe le manche de sa dague.
Les alentours demeuraient silencieux. Plusieurs fois elle entendit une brindille craquer, une branche remuer, ou le bruissement doux d'une fourrure qui frotte les feuilles des fourrées, mais aucun son ne valut une alerte. Elle attrapa sa sacoche, rompit une miche de pain en deux et se servit une tranche de viande séchée.
Le calme la plongea dans ses pensées et celles-ci la ramenèrent malgré elle vers Ezio.
Où était-il ? Vaquait-il en mission ou à ses occupations de Mentor ? Dormait-il au Repaire, ou l'oubliait-il dans les bras d'une des filles de la Rose Fleurie ?
Elle secoua la tête pour faire fuir cette idée avant de s'étouffer avec son petit-déjeuner.
Elle ignorait s'il regrettait sa décision. De son point de vue, cela lui semblait impossible : il avait été trop brusque, trop froid pour laisser transparaître une once de remord. Si la Confrérie valait plus que tout à ses yeux, alors Selene n'était qu'un détail gênant, qu'un grain de sable dans l'engrenage de ses ambitions.
Elle avait senti, lors du départ, qu'il avait essayé de capter son regard. Elle l'avait soigneusement évité, et elle ne voulait pas déceler dans ses iris noirs la lueur de la douleur, de la culpabilité ou pire, peut-être du mépris.
C'est ce qu'il aurait vu dans ses yeux à elle, si elle l'avait regardé.
Son cœur se gonfla de colère. Il l'avait repoussée avec violence et il l'avait confiée à ses meilleurs éléments pour qu'ils veillent sur elle.
« Mais je n'ai pas besoin que l'on veille sur moi ».
Cette marque de condescendance la blessait. L'orgueil des Auditore était le plus fort, une fois encore elle lui prouverait qu'il avait eu tort. Ugo avait raison : elle n'avait plus le choix. Elle n'avait jamais voulu partir, mais puisqu'on lui avait imposé la mission, alors elle pouvait être une alliée de confiance plutôt que le fardeau que tous voyaient en elle.
La jeune femme se rasséréna un peu.
Enfin la lumière du jour se fraya un chemin entre les arbres. Le soleil n'était pas levé mais l'atmosphère s'était éclaircie. Ugo remua, habitué à ces changements qui signalait la fin du repos. Il salua Selene d'un mouvement de tête et entreprit de réveiller Vittorio et Valentino.
Un quart d'heure plus tard, les quatre Assassins retournaient sur le sentier et chevauchaient vers le nord.
