Merci pour vos lectures assidues malgré mon manque de régularité et pour vos petits messages d'encouragement ;) ! Bonne lecture !
Le voyage se passa sans embûches jusqu'à quelques lieues de Gênes, alors sous tutelle française.
La troupe remontait la Via Francigena, toujours très fréquentée. Aux abords des grandes villes comme Sienne et Lucques, Roumieux, marchands et simples voyageurs se bousculaient ; ils étaient obligés de ralentir le pas, parfois même de s'arrêter quand les chariots des commerçants, pleins de soie d'Orient, d'épices, de laine et de tissus des Flandres bloquaient le passage aux portes des cités. Là, les badauds fatigués piaffaient d'impatience, le ton montait, et il n'était pas rare que des bagarres éclatent.
En faisant mine d'aller vers Plaisance, qui était une étape de la célèbre voie, il leur fallait s'approcher de Gênes et de son effervescence. Cette foule désordonnée offrait une cachette de choix aux quatre Assassins, bien qu'ils s'approchent du territoire ennemi. Leurs bagages et leur tenue ordinaire les faisaient passer pour des pèlerins rentrant chez eux, dans le nord du pays.
Selene et ses camarades se trouvèrent donc bloqués. Près de la frontière et donc des zones de conflit, les militaires faisaient généralement preuve d'un peu plus de zèle que d'habitude et réclamaient aux marchands des taxes plus lourdes comme droit de passage ; les contrôles et les négociations prenaient alors davantage de temps. La jeune femme avait interrogé Ugo sur un chemin annexe à prendre, mais celui-ci lui avait répliqué que quatre cavaliers se présentant comme pèlerins et circulant dans les bois ou sur une route parallèle à celle du pèlerinage auraient immédiatement attiré l'attention. Selene reconnut qu'il avait raison ; depuis leur départ, personne n'était jamais venu les questionner.
A côté d'eux un chariot s'ébranla et avança de quelques mètres ; un autre tiré par deux robustes chevaux, sur lequel s'entassaient une dizaine de tonneaux, s'arrêta à sa place.
Ugo éleva la voix :
— Combien vends-tu ton vin, ragazzo ?
Le garçon, qui somnolait sur son siège, les rênes dans une main, sursauta quand il entendit qu'on lui parlait. Il marmonna un prix tout à fait déraisonnable :
— Un genovino pour vous quatre.
Ugo eut un sourire sans joie devant tant d'audace, mais ne discuta pas. L'argent n'était pas un problème, la bourse était remplie d'or, et il y aurait de nombreux nobles à détrousser pendant la vingtaine de jours que durerait encore le voyage.
— Bene. Sers-nous.
Le marchand remplit les outres de moitié et tendit une main blanche vers l'Assassin, réclamant son paiement. Ugo, malgré l'arnaque, était d'humeur généreuse : il lui lança deux florins flambant neufs, qu'il avait échangés lors de leur passage en Toscane, et le jeune garçon eut l'air satisfait. Le fiorino florentin avait la même valeur que la monnaie génoise.
Ugo leva sa gourde vers ses confrères.
— Puisqu'il nous faut attendre...
La douceur du vin réchauffa le cœur de Selene. Leur chef ne leur autorisait que peu de plaisirs, et boire un peu de vin en était un.
Traverser la Toscane n'avait pas été chose facile. La Via passait dans des endroits que Selene avait connus, et de la route ils avaient aperçu les tours brunes de San Gimignano. Celles-ci pointaient fièrement vers le ciel, et malgré leur beauté elles leur rappelèrent surtout de mauvais souvenirs. Vittorio avait machinalement porté une main à la blessure de son épaule, comme si la proximité avec la ville avait réveillé la douleur.
Inébranlable, la petite troupe avait continué et elle s'apprêtait désormais à bifurquer à l'ouest et à entrer sur les territoires du Royaume de France en quittant les sentiers balisés.
Selene eut l'estomac serré en réfléchissant à la suite du parcours. Les choses sérieuses commenceraient bientôt. Elle avala une autre gorgée de vin.
Le soir tomba, la route s'éclaircit et Ugo décida qu'ils avanceraient un peu plus avant de s'arrêter pour la nuit.
La lune montait dans le ciel lorsqu'ils firent une halte dans une petite auberge coquette au toit de chaume. Une extension avait été construite sur deux étages, et les écuries se trouvaient à part. Cela donnait une allure particulière à l'endroit et attirait l'attention.
— Tendez l'oreille, recommanda Ugo aux trois autres.
L'ombre d'un sourire passa sur les lèvres minces de Valentino. Les auberges et les tavernes sont les endroits où les informations circulent le plus, entre les bavardages et les éclats de voix.
Les Assassins gardèrent leur capuchon sur leur tête en entrant. L'aubergiste, un grand homme blond, et sa femme, une jeune beauté brune, les accueillirent chaleureusement ; tandis que les hommes s'occupaient des formalités, Selene balaya la salle principale du regard.
Un gros chandelier envoyait une lumière réconfortante dans la pièce basse de plafond, une marmite fumante reposait dans l'âtre. La jeune femme sentit son ventre gronder en respirant les effluves de la soupe et celles de la viande que l'on faisait cuire dans les cuisines, et dont l'odeur alléchante leur parvenait. Oubliant un instant sa faim, elle examina la clientèle. Pas de Français, constata-t-elle, seulement des Italiens, dont cinq soldats.
Les conversations allaient bon train ; on parlait de la guerre, de la proximité avec la France, du commerce abondant à Gênes malgré le conflit. La plus joyeuse table était celle des militaires : l'un d'eux se leva d'ailleurs, faisant basculer sa chaise et quémanda une nouvelle pinte de bière dont il était, selon les apparences, déjà bien trop plein ; sur ses armes Selene reconnut l'insigne des Borgia.
Elle en informa rapidement ses compagnons et ils s'installèrent à une table non loin d'eux. Vittorio semblait un peu nerveux.
— Serait-ce la première troupe de Cesare ? murmura Selene en trempant un morceau de pain dans la soupe chaude que l'aubergiste venait de servir.
— Peut-être bien, répondit Ugo.
— Dans ce cas, nous les aurions rattrapés ?
— Ou ils ont tout simplement terminé leur mission.
— Ce qui expliquerait qu'ils soient tous pleins comme des barriques ?
Ils pouffèrent. Valentino ne parlait pas beaucoup, mais derrière son air impénétrable il avait le mot pour rire. Ugo retrouva rapidement son sérieux :
— Ceux-là ont certainement pour ordre de rester aux environs de Gênes et de guetter notre arrivée.
La troupe se renfrogna. C'était l'explication la plus plausible.
— Les deux voyageurs assis près du feu, là-bas, dit Valentino, ils parlent des frontières. Ils disent que les contrôles sont plus fréquents, et plus brutaux.
— Nous sommes attendus, commenta Ugo.
Selene hocha la tête et repensa à la conversation qu'elle avait eu avec lui dans l'après-midi. Les chemins annexes étaient sûrement plus surveillés encore que la route principale : peut-être valait-il mieux, en effet, s'approcher de la gueule du loup ; ainsi la troupe éveillerait moins les soupçons, puisqu'on imaginerait qu'en dernier recours les trouver juste en face du piège.
L'aubergiste leur apporta trois poulets rôtis et Ugo en profita pour l'interpeller :
— Dites voir, vous êtes en joyeuse compagnie ce soir !
Il lui montra avec sa cuillère en bois les soldats qui ripaillaient bruyamment.
— Ah ça, s'exclama l'aubergiste en lissant sa moustache jaune, ils sont là depuis deux semaines. J'ignore ce qu'ils font par ici, mais du moment qu'ils payent...
Il s'éloigna avec les assiettes de soupe vides, laissant le quatuor méditer ses mots. Ugo haussa les sourcils et fit une moue qui signifiait : « Voilà ».
— Avec ce qu'ils ont bu, ils ne se souviendront certainement pas de nous avoir vus, paria Vittorio en arrachant une cuisse de poulet.
— Il y a de fortes chances, approuva Ugo. Mangeons vite, et montons dans nos chambres. Nous partirons à la première heure, demain matin.
Une fois la table débarrassée, Vittorio se proposa d'aller vérifier une dernière fois l'état des chevaux aux écuries. Il avait la poignée de la porte d'entrée dans la main lorsque l'un des soldats l'invectiva :
— Hé ! Toi. Je te connais.
Vittorio s'immobilisa et ses compagnons, encore attablés, retinrent leur souffle. Le soldat quitta son siège et s'avança vers lui en titubant. L'Assassin ouvrit de grands yeux en le reconnaissant à son tour.
— Oui, c'est ça, poursuivit le militaire en plissant les paupières. C'était toi, chez le cou-..
Il n'eut pas le temps de terminer sa phrase que Vittorio lui envoya son poing dans la figure. La femme de l'aubergiste poussa un cri.
L'homme frappé s'étala sur la table dans un fracas de chopes renversées. Ses comparses sautèrent sur Vittorio et le rouèrent de coups.
— Assassini ! Ils sont là !
Selene, Ugo et Valentino se jetèrent au secours de Vittorio.
Dès lors, les autres clients s'enfuirent sans demander leur reste.
— Pas ici, vociféra l'aubergiste, par pitié, pas chez moi !
Malgré les craintes de leur hôte, ils n'avaient pas le choix : la lutte serait une lutte à mort. Des perles de sang tombèrent sur les lattes du parquet dans un bruit mat alors que Selene abattait l'un de leurs adversaires d'un coup de lame secrète dans la gorge.
A quatre contre quelques soldats éméchés, l'avantage était du côté des Assassins l'affaire serait vite terminée. Selene s'en réjouissait lorsqu'elle entendit du grabuge à l'étage : cinq autres soldats, frais et reposés, dévalaient les escaliers, alertés par le bruit du combat. L'insigne française brillait sur leur armure.
Valentino renversa une table et des bancs devant les escaliers afin de ralentir l'arrivée des renforts ; même quelques secondes pouvaient être décisives.
Les soldats italiens poussèrent des cris de joie à la vue de leurs alliés. Leur état ne leur permettait pas de mener le combat et ils furent rapidement terrassés par les quatre Assassins. Les choses auraient pu s'arrêter là, mais les militaires français étaient prêts à en découdre et à ramener leurs têtes à leur roi.
Les aubergistes se réfugièrent dans les cuisines. Les bruits du massacre leur parvenaient : raclement des meubles sur le parquet, vaisselle cassée, cliquetis des lames qui s'entrechoquaient et cris d'agonie. La femme se couvrait les oreilles en gémissant. Elle n'était pas témoin de son premier règlement de compte, mais elle avait entendu tellement d'histoires à propos de la Confrérie des Assassins qu'elle tremblait de peur. Son mari affichait un air stoïque mais n'en menait pas large non plus.
Dans la salle principale, il ne resta bientôt plus qu'un soldat face aux quatre Assassins. Seul encore debout au milieu des corps inertes de ses compagnons d'armes, il savait son heure arrivée, et perdit ses moyens : il lança son épée sur le sol, se tourna vers la cheminée et attrapa une grosse bûche.
L'homme, terrifié, brandissait le morceau de bois enflammé devant les Assassins comme s'il avait voulu faire fuir des loups. La peau de son visage était d'une pâleur d'outre-tombe, et ses yeux s'écarquillaient de peur lorsqu'ils les posaient sur les cadavres, qui se vidaient peu à peu de leur sang à ses pieds. Il vociférait des menaces en français que personne, hélas, ne comprenait. La jeune femme eut presque pitié de cet homme qui ne voulait pas mourir. D'habitude, les exécutions allaient vite ; on ne tardait pas à tuer pour éviter ce genre de scène et réveiller une once d'empathie.
Sur le qui-vive, Ugo, Selene, Valentino et Vittorio n'osaient un geste. La flamme allait et venait autour des rideaux et du bois vieux et sec du mobilier ; de petites braises incandescentes se détachaient de la bûche, tombaient sur les tapis que de minuscules flammèches trouaient ci et là. Et le plafond bas ne tarda pas à grésiller. Le Français leva la tête, remarqua que la chaume roussissait au-dessus de lui. Une lueur mortifère passa dans ses yeux fous :
— Vous brûlerez en Enfer avec moi.
Il leva le bras. Le feu lécha la chaume.
Vittorio se précipitèrent sur le soldat et lui planta sa lame secrète dans l'aine, mais il était trop tard : le toit s'enflamma en un instant dans un grand bruit de déflagration. L'odeur de la paille brûlée, mêlée à celle ferreuse du sang, les prit immédiatement à la gorge et ils se mirent à tousser.
— Dehors, vite ! hurla Ugo.
L'air qui entra par la porte ouverte alimenta le brasier ; le plafond s'écroulerait d'une minute à l'autre.
Selene se précipita vers les cuisines. L'aubergiste, amorphe, tenait dans ses bras sa femme évanouie de désespoir. Selene l'attrapa par les épaules et le secoua :
— Il faut sortir !
Le son de sa voix ramena l'aubergiste à la réalité et au désastre.
— Oiseaux de malheur, siffla-t-il.
Selene ignora l'insulte et le força à se lever. L'homme la suivit, sa femme sur l'épaule.
Ils sortirent une seconde avant que le plafond ne s'écroule et que le feu ne s'attaque à l'extension.
L'aubergiste, à genoux dans l'herbe, regardait impuissant sa jolie petite auberge se consumer devant lui. La femme sanglotait, recroquevillée contre son mari. Le bâtiment craquait, grondait, dévoré par de grandes flammes jaunes. Le premier étage s'affaissa bientôt sur lui-même. Ce n'était plus qu'une immense torche qui chatoyait dans la nuit, et qui dégageait une chaleur insoutenable.
Ugo s'approcha de l'homme et posa une main bienveillante sur son épaule. L'aubergiste dévasté leva vers lui un visage plein de colère, couvert de sueur et de larmes que la lumière éblouissante des flammes faisait étinceler.
La tunique blanche d'Ugo rougeoyait devant le feu et lui donnait l'air d'un démon. Malgré la fournaise, l'aubergiste frissonna à sa vue.
— Nous vous demandons pardon, dit simplement l'Assassin.
L'aubergiste aurait voulu répliquer, l'envoyer au Diable, mais n'en trouva pas la force. Ugo sentit cette haine ; il porta la main à sa ceinture et lui tendit sa bourse pleine d'or.
— C'est tout ce que nous pouvons faire pour vous.
L'homme attrapa le pochon entre ses gros doigts tremblants, le soupesa, et parut un peu consolé. La femme avait arrêté de pleurer.
— Oubliez et recommencez ailleurs, dit Ugo avant de se détourner.
Les autres l'attendaient, tenant chacun leur monture par la bride, car l'écurie avait échappé à l'incendie. Valentino tendit à Ugo les rênes de son cheval, et ils disparurent dans l'obscurité.
L'auberge continuait de brûler, et sa clarté illumina longtemps la cime des arbres.
