Parfois je disparais, parfois je reviens...
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Chapitre XLI

Au pied des hautes murailles de Paris, un curieux pressentiment frappa Selene et lui coupa le souffle.

D'abord, elle réalisait difficilement qu'ils étaient enfin arrivés à destination. Voilà qu'elle venait de traverser la moitié de l'Italie et la quasi-totalité de la France, à pied sur la plus grande partie de la route. Deux mois plus tard, le but était atteint, mais le plus difficile restait à faire.

Pendant tout ce temps, Ezio et Rome avaient flotté dans son esprit comme deux mauvais souvenirs.

En ces temps de guerre, les portes de Paris étaient férocement gardées. D'un geste de la main, un des militaires postés devant les murs leur ordonna de s'arrêter. Ugo avait prévu la présence de l'armée française, et il espérait que ses quelques mots de français les sauveraient et leur éviteraient d'escalader les remparts de la Cité.

A la surprise de tous, ce fut Valentino qui s'avança et déclara dans un français impeccable :

— Messieurs, nous revenons de la route de Compostelle et rentrons au logis.

— Montrez-nous vos livrets, répondit le garde.

Valentino fouilla dans sa sacoche et sortit le livret où figuraient toutes les étapes de leur pèlerinage. D'un signe de tête, il intima à ses compagnons d'en faire autant.

La combine était parfaite. Les quatre Assassins possédaient chacun un livret en français et un autre en italien, estampillés des fameuses coquilles de Saint-Jacques de Compostelle, afin de prouver leur bonne foi aux frontières et aux différents points de contrôle. Ils les avaient donc remplis avec soin, et avec la complicité de certains alliés rencontrés au hasard des monastères et auberges.

— Vous n'êtes pas allés au bout, fit remarquer le garde en examinant le livret.

Effectivement, les estampes du livret français s'arrêtaient bien avant le Royaume d'Espagne.

— Notre pauvre sœur est hélas trop affaiblie pour continuer le voyage, ainsi nous avons fait demi-tour.

Selene, qui ne comprenait pas un mot de la conversation, fut la première étonnée quand les têtes françaises se tournèrent vers elle pour la dévisager.

Avec son teint pâle et ses joues creusées par une toute nouvelle maigreur, les militaires n'eurent aucun mal à croire en la version de Valentino.

— Et où habitez-vous ? l'interrogea le garde en lui rendant les livrets.

— Chez ma mère pour le moment, la troisième maisonnette de la rue de la Cordonnerie, Monsieur.

Le garde parut convaincu par la précision des informations. Ses soupçons se dissipèrent rapidement, la lassitude d'une série de guerres qui s'éternisaient aidant.

— Bien. Bon retour chez vous.

La rangée de militaires s'écarta pour les laisser passer et le groupe entra enfin dans Paris.

Ugo attendit qu'ils fussent suffisamment éloignés des militaires pour rattraper Valentino.

— Qu'est-ce que c'était, ce cirque ? demanda-t-il brusquement.

Il était offusqué de n'apprendre qu'aujourd'hui les talents de linguiste de Valentino.

— Tu parles français ? Et quoi d'autre ? Qu'est-ce que tu leur as dit ?

Les yeux de Valentino pétillaient dans l'ombre de sa capuche et un sourire malicieux étirait ses lèvres.

— Que nous rentrions chez nous, déclara-t-il simplement.

— Pourquoi ne nous as-tu pas tenus au courant ?

— Je ne voulais pas dévoiler tous mes secrets tout de suite.

— Foutaises.

— Aurais-tu fait confiance à quelqu'un qui parle couramment la langue de l'ennemi, même si le Mentor te l'avait demandé ?

Ugo admit qu'il aurait émis des doutes.

— A vrai dire, conclut Valentino, j'aurais préféré ne jamais avoir à m'en servir.

— Où as-tu appris ?

— Auprès des petites Françaises.

Ugo fronça les sourcils. Valentino souriait de toutes ses dents :

— Ce n'est pas la première fois que je viens à Paris.

Ugo ne put s'empêcher de rire. Selene, qui les écoutait, se mit à rire aussi. Valentino parlait peu, voire pas du tout ; une aura mystérieuse et fascinante brillait autour de lui, et ce silence, qui lui était naturel, la renforçait. Mais quand enfin il ouvrait la bouche, il livrait un peu de lui-même par une phrase ou une anecdote bien placée. Selene l'appréciait pour cela.

Valentino prit la tête de leur groupe ; il savait où les mener. Les autres se laissèrent guider et en profitèrent pour examiner la ville.

Selene n'avait pas imaginé Paris de cette façon. Les maisons cossues côtoyaient les bâtisses plus récentes ; il demeurait dans la capitale une ambiance toute médiévale que les premiers frissons de la Renaissance atteignaient à peine. Les rues étaient étroites et si fréquentées que les quatre Assassins, montés sur leurs chevaux, se retrouvèrent souvent coincés dans la marée humaine qui s'affairait entre les maisonnettes et les boutiques. Plusieurs fois des passants se cognèrent contre le poitrail puissant des chevaux ; les animaux ne bronchaient pas mais les Français débitaient un flot d'insultes aux cavaliers.

— Que disent-ils ? s'enquit Ugo, bien qu'il eût sa petite idée.

— Des grossièretés, répondit Valentino en ricanant.

Selene regretta rapidement la beauté de Rome. Même l'euphorie agacée qui y régnait était différente.

Le groupe longea la Seine, verte et sombre, jusqu'à atteindre ce qui restait du pont Notre-Dame afin de rejoindre la Cité. Valentino sembla d'abord désorienté, puis se passa une main sur le front :

— J'avais oublié.

Le pont Notre-Dame s'était effondré lors d'une crue de la Seine en 1499, emportant avec lui les habitations que les Parisiens avaient construites dessus. Valentino avait été témoin de la catastrophe et se souvenait de l'horrible bruit, lorsque la structure du pont s'était affaissée, ainsi que des hurlements de la foule. Depuis, toute une troupe d'ouvriers s'affairaient à réparer le pont, et l'écho des outils contre la pierre résonnait jusque loin dans la ville.

— Combien de fois es-tu venu en France ? l'interrogea Ugo alors qu'ils faisaient demi-tour.

— Depuis le début des hostilités entre les deux pays, raconta Valentino. C'est-à-dire, longtemps.

— Alors c'est pour ça que je ne t'avais encore jamais vu au Repaire.

— Oui. J'ai passé plus de temps à espionner la France qu'à servir à Rome. Je n'ai rencontré le Mentor que deux fois.

Selene les écoutait, et se demandait pourquoi Ugo avait été désigné chef de l'expédition si Valentino connaissait le royaume de France comme sa poche. Peut-être, se dit-elle, était-ce simplement une question de confiance. Ezio croyait en Ugo pour sa succession et cette mission se présentait certainement comme un test.

— Ainsi, aujourd'hui, conclut Valentino, je suis votre guide dans cette capitale que vous ne connaissez ni ne comprenez.

Il avait raison, et pour ses trois compagnons épuisés par deux mois de voyage, il y avait quelque chose de reposant à se laisser faire. La prochaine étape de la journée était la recherche d'une auberge, soit d'un repas chaud et d'un lit confortable. Après tant de siestes à même le sol de la forêt, la perspective d'une nuit complète dans un véritable lit paraissait irréel à Selene.

Le groupe rebroussa chemin et passa le pont au change pour rejoindre l'île de la Cité. C'est à ce moment que Selene y prêta attention : alors elle vit, magistrale, la cathédrale de Notre-Dame.

Selene avait l'habitude des monuments imposants Rome en était jalonnée. Mais il émanait de cette nouvelle cathédrale une telle solennité ! Elle avait à la fois la grâce des édifices religieux mais aussi l'air lourd d'une bête de marbre à deux têtes couchée sur les pavés de Paris : ses deux beffrois pointaient vers le ciel qui se couvrait d'épais nuages gris. Dans les derniers rayons du soleil, caché par intermittence par les nuages gorgés de pluie, la rosace battait comme un cœur.

— Quelle drôle d'idée, tout de même, commenta Ugo.

Mais Selene se fascina pour cette architecture atypique. Quand les cloches sonnèrent soudain la première heure de l'après-midi, leur vibration la pénétra toute entière et résonna jusque dans ses os. Une furieuse envie d'entrer et de fouiller ses entrailles à la recherche du Fragment d'Eden la saisit.

Valentino l'avait déjà vue et en était alors moins impressionné ; il récupéra l'attention de ses comparses en indiquant une auberge.

— Nous nous installerons ici.

Valentino était un tel habitué de Paris, que lorsqu'il entra dans l'auberge, la gérante le reconnut et s'avança vers lui pour le serrer dans ses bras.

Valentin ! Te revoilà ! Jaquemin va être tellement heureux !

— Bonjour, chère Susane. C'est bon de te revoir.

Susane, qui était une femme à la taille large et à la poitrine opulente, cria quelques mots en français et un jeune homme très maigre (le dénommé Jaquemin) arriva des cuisines pour saluer Valentino.

— Tu as vu, dit Susane, je te l'avais bien dit qu'il ne pouvait pas se passer de nous. Et tu nous as ramené des amis ? ajouta-t-elle en remarquant ses trois compagnons.

Ce sont mes cousins. Ma Susie, aurais-tu une chambre libre pour nous quatre ? Nous allons rester un petit moment.

Susane se trémoussa jusqu'au comptoir et se pencha sur son registre. Elle se tourna vers les clés et en saisit une entre ses petits doigts boudinés.

Au premier étage, vous aurez une vue fantastique sur la cathédrale !

— Tu es trop bonne.

— Je sers le dîner à six heures ce soir, ne tardez pas.

Valentino acquiesça et les quatre Assassins montèrent rejoindre leur chambre.

Il s'agissait d'une pièce étroite quatre couchettes sommaires poussées contre le mur. Un tapis bleu, un peu élimé, s'étirait sur les lattes grinçantes du plancher. Il y avait un petit meuble sous une grande fenêtre qui donnait sur la place.

Une fois leurs bagages déposés et leurs bottes retirées avec des soupirs d'aise, ils se mirent à discuter à voix basse, afin que l'on ne les entende pas parler italien depuis le couloir. Ugo s'assit sur un des lits.

Valen...tin ? essaya-t-il.

— C'est Valentino, mais en français.

— Ah. Et comment ça fait, Ugo, en français ?

Hughes.

— Ug...gh...

— Et Vittorio ?

Victor.

Dio mio, que c'est laid.

— Votre accent est à couper au couteau, mes frères !

— Ce n'est pas ma faute si la langue française manque cruellement de délicatesse !

— En tout cas, ne parlez pas. Jamais. Vous seriez repérés immédiatement...

— Et comment va-t-on faire, pour aller et venir dans l'auberge ? s'inquiéta Vittorio. Ta Souzie a l'air d'être bavarde.

— Eh bien vous irez et viendrez par la fenêtre, comme les Assassini que vous êtes !

Ils rirent.

— C'est ici que tu dors à chaque fois que tu es à Paris ? demanda alors Selene, qui déballait quelques affaires sur le tapis.

Valentino acquiesça.

— Susane et son fils Jaquemin sont de bons hôtes. Ils se sont pris d'amitié pour moi. Et moi aussi, à vrai dire, je les aime bien.

Souzie a l'air de t'aimer plus que bien... plaisanta Vittorio.

Il reçut une chausse à la figure.

— Je crois bien qu'elle est tombée amoureuse de moi dès que j'ai franchi la porte de son auberge pour la première fois.

— Et quand était-ce ? l'interrogea Selene.

— Depuis le début de cette nouvelle guerre. Je crois que j'ai passé tellement de temps ici que je connais la capitale française mieux que notre bonne vieille Roma...

« Je file le cardinal d'Amboise depuis un bon bout de temps, et les découvertes faites chez nous ne font qu'attester ce que je devinais déjà ici. Georges d'Amboise est à la recherche de la Pomme pour lui-même d'abord : il se fiche bien de la guerre, de son pays, du roi de France, et même des Borgia, tant qu'il a un objet en sa possession qui pourrait lui créer une place importante, si ce n'est la place principale, sur la scène politique.

« Quelque chose me dit qu'il sait où elle est. Pas précisément, sinon elle serait déjà en sa possession, mais toutes les informations concordent. Et s'il en est venu à la même conclusion que nous, c'est que nous sommes sur la bonne voie, non ?

— Où serait-elle, alors ?

Valentino ouvrit la fenêtre. Notre-Dame apparut, resplendissante Valentino soupira et la désigna d'un signe du menton.

— Au cœur de cette beauté de pierre. Mais le bâtiment est immense, et elle peut être n'importe où à l'intérieur. Coulée dans une dalle, au creux d'un morceau de marbre, pourquoi pas dans une des cloches... Va savoir. Elle doit être extrêmement difficile à trouver, ou bien quelqu'un s'en serait déjà emparé.

— Et si c'était le cas ?

Valentino se tourna vers Selene avec un petit sourire.

— Quel pessimisme.

Il referma la fenêtre.

— J'ai bon espoir. Les bruits de boudoir lors des réceptions au Louvre font écho à sa légende et à sa potentielle cachette. Si elle avait été trouvée, j'aurais entendu des rumeurs et des fables.

— Tu as assisté à des réceptions en présence du roi de France ? s'étonna Ugo.

— Oui, je me suis fais passer pour un duc de la région de Blois. Louis XII aime Blois, puisqu'il y est né. Il faut prendre la vermine royale par les sentiments...

— Et ils n'ont jamais entendu que tu étais Italien ?

— Jamais. Je parle parfaitement français.

— Tu n'as pas pu apprendre auprès des filles, tu mens...

Valentino éclata de rire.

— A moitié. Ma mère était française.

— Alors, de quoi ça a l'air, une réception française ? C'est mieux que chez nous ?

— C'est différent. Les Français sont sales, et peu raffinés. Ils mangent sans fourchette, par exemple...

Selene pouffa.

— Et Louis XII a un faciès à faire peur. Il est bon avec son peuple, paraît-il...

— Bon avec son peuple, ah ça ! Pas avec nous, en tout cas.

— … mais ce n'est pas marqué sur son visage. Anne de Bretagne, la reine, par contre...

— Eh bien ?

— Elle est délicieuse à regarder.

— La tête du Roi sur un plateau pour les beaux yeux d'Anne !

oOo

Selene ouvrit les yeux. La chambre était plongée dans une pénombre bleutée. Il faisait lourd mais un léger courant d'air frais passait par la fenêtre ouverte.

Vittorio peinait à trouver le sommeil. Appuyé au chambranle, il regardait en contrebas la rue mal éclairée et la façade de Notre-Dame la faible lumière faisait danser les ombres sur le marbre et les statues qui ornaient les alcôves prenaient des formes inquiétantes : elles semblaient s'allonger et trembler.

La nervosité de Vittorio irradiait la pièce.

La jeune femme oscillait encore entre le sommeil et réalité ; elle fixait la silhouette pâle de Vittorio, l'air hagard, l'esprit confus. Vittorio, dont les sens étaient aiguisés par ses années d'entraînement au sein de la Confrérie, sentit qu'on l'observait. Il tourna vivement la tête vers Selene ; ses yeux pétillèrent un instant.

En deux enjambées, il rejoignit le lit de Selene, et s'accroupit à sa hauteur.

— Sauve-toi, Selene, murmura-t-il. Sauve-toi pendant qu'il en est encore temps.

Selene ferma les yeux et se rendormit.

Le lendemain, elle crut avoir rêvé. La fenêtre était fermée et Vittorio dormait paisiblement, tourné contre le mur.