Prends entre tes mains ton destin
Mets les voiles dès ce matin
Pour la planète où tu veux vivre...
Prends le large rien ne te retient
C'est ta vie elle t'appartient
Si tu veux être un homme libre...
Nana ne sait pas combien de temps la voiture roule avant de caler, elle est trop occupée à bercer Damian pour que ses cris cessent de l'assourdir, et surtout elle est trop assommée par la scène du garage, la scène qu'elle s'interdit d'enregistrer aussi bien parce que ce n'est pas le moment que parce qu'elle ne veut pas que ce soit réel.
En tout cas, la voiture cale, et il faut descendre. Nana enfile maladroitement ses deux bras dans les anses du sac à dos, rajuste la couverture de Damian autour de son petit corps en pyjama avant de le soulever dans son étreinte, et elle dégringole à moitié par la portière arrière.
Le véhicule s'est arrêté à la lisière d'une ville, avec une pancarte de délimitation en allemand – et ça, c'est bête car Nana peut parler pendjabi, ourdou, russe, anglais, mandarin mais à part un soupçon de français les langues européennes ne figuraient pas sur son curriculum. La route est assez étroite, menant à des maisonnettes roses et jaunes dans la lueur du petit matin, avec des jardinets et parfois une cheminée émergeant crânement des tuiles du toit.
Un homme les attend sur la route. Il porte un gros blouson bleu avec des épaules jaunes, un jean bleu délavé qui s'enfonce dans des bottes d'armée, des lunettes de soleil dorées opaques sous des cheveux blond bouffant. Cette chevelure, ça rappelle à Nana une illustration qu'elle a vu dans un vieux livre de religion avant Nanda Parbat, un ange blanc et blond à l'air un peu nigaud mais gentil.
L'homme a ce même air nigaud mais gentil. Nana plisse néanmoins les yeux à son intention c'est toujours les fleurs colorées qui sont les plus toxiques, elle a appris ça grâce au jardin de Talia, et Nanda Parbat n'a fait que conforter cette perle de sagesse.
Il ne se démonte pas alors qu'il s'adresse à elle, moins assuré qu'il n'en a l'air, peut-être un peu paniqué :
« Hé, heu… Alors, j'étais supposé attendre ici, pour Anastasia et Alexis Raatko… ? Bon, je pourrais me tromper, mais vu que personne en cinq heures n'est passé ici, je crois pas… j'espère pas. »
Ce n'est pas le nom de Nana ou de Damian. Mais.
(c'est facile de confondre Athanasia avec Anastasia, c'est toujours le cas avec Tessa)
(Tessa n o n)
C'est compliqué de jongler un petit d'environ trois ans pendant qu'elle fouille dans le sac à dos, mais posé tout au-dessus des affaires, il y a trois passeports, et deux sont bien pour les alias indiqués. Le troisième, Nana le referme dès qu'elle voit la photo et ravale les larmes qui lui étranglent la gorge.
L'homme l'observe effectuer la confirmation, un sourire coincé aux lèvres.
« Bon, ben… On se met en route, ma petite ? Il y a du chemin à faire. »
Ce n'est pas comme si Nana avait une autre option, alors elle suit.
La première chose que fait l'homme, c'est de les emmener se changer car apparemment, le costume d'inspiration orientale que porte tout affilié de la Ligue attirerait trop l'attention. Bien sûr, comme il est abjectement tôt, le contact en est réduit à crocheter la serrure de la boutique d'habits locale. Vu sa grimace, il aurait préféré s'abstenir.
Il insiste pour payer avec un peu de l'argent que Nana a trouvé dans le sac à dos, à la fois pour les dégâts infligés à la porte et pour les vêtements – une robe vert pastel avec un soleil jaune sous un duffle-coat rouge à boutons noirs pour Nana, une salopette en jean par-dessus un t-shirt Superman pour Damian. Il n'y a pas de chaussures disponibles, mais Damian peut rester en chaussettes, et les bottillons noirs de Nana sont à peu près passe-partout.
Dans le sac à dos, il y a aussi des bouteilles d'eau et plusieurs rations de survie. Damian avale à lui seul deux barres énergétiques tandis que Nana doit s'obliger à finir la sienne. Si elle doit vomir plus tard, et bien ce sera plus tard. L'homme ne prend rien, plus préoccupé par un horaire de trains et une carte couvertes de routes.
Une fois la question de la tenue et du petit-déjeuner expédié, il n'y a plus qu'à prendre le train. Ou plutôt, les trains : ça prend au moins deux changements avant qu'ils ne se retrouvent en route pour Hambourg. À partir de là, il s'agira de rejoindre l'aéroport Helmut-Schmidt afin d'obtenir des tickets pour Paris.
Nana ne sait rien des contacts de la Ligue en France, probablement car le Démon ne pensait pas qu'elle vivrait assez longtemps pour en avoir besoin. Elle ne laisse rien paraître du peu de confusion qu'elle parvient à éprouver – que dirait l'homme si elle se laissait aller, après tout.
En parlant de celui-là, il essaie désespérément de faire la conversation, de combler le silence, tout ça pour buter sur un mur solide. Damian lui a montré des dents aussi blanches que menaçantes quand il a voulu lui grattouiller le menton, et Nana écoute à peine un mot sur cinq de ce qui tombe de sa bouche.
« Vous êtes vraiment les enfants de votre père, vous savez ça ? Je me sens déprimé pour le mois, maintenant. »
Enfin, ça, elle a parfaitement entendu.
« … Tu connais mon père ? »
Le mot sonne bizarrement, venant d'elle. Pas assez utilisé, rouillé. Pourquoi s'en servirait-elle, après tout ? Ce n'est pas comme si l'homme responsable de sa conception avait été une partie importante de sa vie. Autre chose qu'une absence.
(autre chose qu'une possible tare à Lahore où les Américains et les Talibans, ce n'est pas exactement pareil mais ce n'est pas non plus totalement différent)
L'homme paraît surpris, hésitant.
« Tu pourrais dire ça. Oh ! Ne t'inquiète pas, il sera très gentil avec vous deux. Il fait peur, mais c'est un grand sentimental quand il n'est pas sur la défensive. »
Elle ne sait pas quoi répondre à ça, alors elle se tait. Elle n'a pas de mots, elle ne les trouve pas, pas dans le tourbillon confus qui rugit sous la peau de son front, c'est trop, trop différent, trop vite, trop loin, elle aimerait se mettre à hurler jusqu'à ce que le monde s'arrête sauf qu'elle est en public alors non, elle ne peut pas.
À la place, elle vomit dans la poubelle en plastique fixée au mur du compartiment. Même si c'est gênant, au moins ce n'est pas sur un siège ni sur quelqu'un, et l'espace d'un temps elle se sent moins à deux doigts d'éclater.
Juste un temps.
La première fois qu'elle prend l'avion, elle n'aime pas tellement ça. En partie à cause des douaniers dont les regards méfiants s'abattent sur sa peau brune comme autant de gifles, en partie à cause des secousses du démarrage qui lui ont redonné envie de vomir même si elle s'est retenue cette fois, en partie car une carlingue en métal remplie à craquer de passagers ne devrait pas pouvoir rester en l'air avec l'aisance d'un duvet d'oiseau errant.
Pas de chance, tout de suite après être descendu à l'aéroport d'Orly, l'homme les emmène elle et Damian à Roissy-Charles-de-Gaulle où il passe un bon quart d'heure à pester au guichet avant d'accepter des tickets pour Los Angeles. Apparemment, tous les autres vols sont pleins, et il n'y avait pas de trajet direct pour Gotham, qui est la destination finale.
Los Angeles ou Gotham, Nana sait juste que c'est en Amérique, et des suées trempent sa robe au point de la coller à son dos tant elle a peur.
(et si les gens de là-bas tirent sur elle et Damian juste parce qu'ils ne sont pas assez blancs)
La fatigue doit la ramollir, l'homme voit probablement très bien sa panique pour lui fourrer une tablette dans les mains, accompagnée d'une paire d'écouteurs.
« Vu qu'on a dix heures devant nous, t'auras bien besoin de ça, je suppose. L'écran est tactile, touche juste une icône pour l'activer, d'accord ? »
L'une des icônes est un classeur étiqueté Disney, et dedans il doit bien y avoir au moins une centaine de fichiers vidéos. Au hasard, Nana clique sur La Belle et la Bête.
Au cours du trajet, plusieurs personnes viennent se plaindre à l'homme, parce qu'ils veulent dormir ou se reposer et ils ne peuvent pas faire ça si quelqu'un chante de tous ses poumons dans l'habitacle. Nana présente ses excuses, mais elle ne se rend même pas compte qu'elle le fait, que la musique qui se déverse dans ses oreilles ressort par ses lèvres, et plutôt juste à en croire les commentaires de l'homme qui semble admiratif.
Damian aussi semble aimer sa voix, mais ça ne l'empêche pas de vouloir tripoter l'écran quand Les Aristochats ou Les 101 Dalmatiens sont diffusés. Il a eu la même réaction devant le présentoir d'animaux en peluches disponible avant la passerelle d'embarquement, alors c'est sans doute plus les animaux que l'histoire.
Peut-être qu'il apprécierait un nounours.
Dis-toi que rien n'est écrit
L'avenir se construit
Il n'y a que toi pour savoir quelles sont vraiment tes envies...
Il n'y a que toi pour savoir quel sens donner à ta vie...
Pour ce chapitre, vous avez droit à Un Homme libre de David Hallyday.
