Dear Theodosia, what to say to you?
You have my eyes, you have your mother's name
When you came into the world, you cried
And it broke my heart

I'm dedicating every day to you
Domestic life was never quite my style
When you smile, you knock me out, I fall apart
And I thought I was so smart

Depuis qu'elle a été envoyée à Nanda Parbat, Nana a pris l'habitude de ne dormir que d'un seul œil. Elle a appris à se réveiller au moindre bruit, car ça pouvait signifier la vie ou la mort.

Ce matin, elle émerge lentement. Fait plus grave : quelqu'un l'a déshabillée dans son sommeil, lui enfilant un pyjama qui lui rappelle un peu la kurti qu'elle mettait au lit alors qu'elle habitait à Lahore, mais les vêtements lui font l'effet d'avoir été coupés pour un garçon, et à l'envers, elle peut voir les initiales RG monogrammées au fil jaune sur le tissu bleu clair.

Fait encore plus grave : elle ne reconnaît pas les lieux. Elle est couchée dans un lit inondé de coussins, bordé de draps soyeux. Le lit est au centre de la pièce, qui comporte trois fenêtres montant jusqu'au plafond, une cheminée assez large pour y faire rôtir un veau entier, et quatre portes : une fermée, une qui donne sur un dressing assez large pour tenir lieu de petit salon, une qui donne sur un vrai salon, et une qui donne sur une salle de bains avec une douche aussi large que la baignoire quatre places.

Fait le plus grave : elle ne voit Damian nulle part.

Damian

n'est

p a s

l à

Elle ne hurle pas. En territoire inconnu, potentiellement hostile, ce serait un acte d'une telle bêtise qu'elle mériterait de mourir. À la place, elle se rue dans la salle de bains et y étrenne les toilettes en tapissant l'intérieur de la cuvette d'une bile jaunâtre. Et après ça, sa vessie se rappelle à elle si brutalement qu'elle manque pisser dans sa culotte, et elle n'évite la flaque jaune par terre que d'une demi-seconde.

(combien de temps elle a dormi ?)

Quand elle revient dans la chambre principale, elle aperçoit une chaise à haut dossier rembourré sur laquelle des habits propres ont été déposés : des grosses chaussettes, des leggings noirs, une robe bleu avec un col blanc et des manches mi-longues à mettre en dessous un pull noir. Le tissu ne semble pas avoir été imbibé de poison, alors elle enfile les vêtements.

Après ça, elle ouvre la porte fermée, qui donne sur un interminable couloir très froid. Sans les chaussettes et les tapis à motifs Art déco couvrant le dallage, Nana est sûre que ses orteils gèleraient sur le coup. Par les larges fenêtres espacées à intervalles réguliers se déverse une lumière pâlotte, quasi grisâtre.

Mais elle n'a pas le temps d'admirer le paysage. Elle doit retrouver Damian.


Elle ne sait toujours pas où elle est après sept minutes de marche, mais ça lui rappelle vaguement la havelî.

C'est la taille, surtout : des couloirs qui mènent à un nombre incalculable de pièces, en fait ça pourrait être encore plus grand que la havelî. Sinon, le plancher est remplacé par du dallage, l'air est plus imbibé de poussière que d'encens et d'épices, la lumière est désespérément falote. Et il fait froid.

Elle découvre quatre salons de différentes couleurs, cinq suites comme celle où elle s'est réveillé, une pièce qui ressemble à un mini-théâtre, un couloir tapissé et un couloir rempli de natures mortes peintes, quand elle trouve enfin un escalier couvert d'une moquette pelucheuse. Le descendre la mène à ce qui est forcément une salle de bal, avec ses trois lustres en cristal et son parquet blond qui s'étale sur une surface digne d'un petit terrain de foot.

Elle commence à se sentir intimidée, et un peu dégoûtée aussi : dans un endroit pareil, les habitants doivent utiliser une carte à chaque fois qu'ils veulent descendre au jardin, et c'est juste pas du tout pratique. A force, ils veulent forcément sauter par les fenêtres pour perdre moins de temps, et peut-être aussi pour expier le fait d'avoir choisi d'habiter une maison si grande.

Et puis, elle flaire l'odeur. C'est faible, un simple relent, mais ça reste une odeur, une odeur de cuisine, et ça veut dire quelqu'un d'autre dans cette maison trop vide, trop froide.

Elle erre encore cinq minutes avant de trouver enfin la source de l'arôme – du pain en train de cuire, mais sans relent huilé, c'est curieux. C'est une cuisine aux murs jaunes capable d'accueillir au moins cinq domestiques, mais il ne s'y trouve qu'un seul et le vieil homme n'a pas l'air d'un cuisinier. Avec son complet bien repassé, il ressemble plutôt à un intendant.

En attendant, il est devant le fourneau, à préparer quelque chose que Nana ne voit pas. Ce qu'elle voit bien, par contre, c'est la table couverte de plusieurs assiettes qui contiennent des lamelles de viande, des patates, au moins trois sortes de fruits, et il y a aussi une carafe métallique au bec un peu fumant et un pichet qui doit contenir du lait – en tout cas, c'est blanc, et ça paraît trop liquide pour du yaourt.

Le dernier repas de Nana remonte à l'avion pour Los Angeles, une barquette contenant du rôti de porc (elle a refusé de toucher) accompagné de petits pois salés, plus un flan vanille à la sauce plus chimique que caramel.

Le pichet contient bien du lait, aussi froid que le dallage. Elle en boit quand même un tiers d'un coup, qu'elle fait descendre à l'aide de deux bananes pas très grandes, mais presque entièrement brunes. Elle observe avec méfiance les tranches de viande quand l'intendant se retourne.

Il la regarde. Elle le regarde. Il lève un sourcil, et elle se sent tout à coup très petite, très faible et elle déteste ça, alors elle lui montre les dents avant de désigner l'assiette de charcuterie.

« C'est du porc ? »

« Aux dernières nouvelles, la définition du bacon était bien une nourriture à base de porc, oui » dit l'intendant, et elle ne comprend pas tout de suite sa réponse, et puis oui, et elle déteste quand les gens ne répondent pas clairement. Elle se mettrait bien en colère, mais cet intendant semble prêt à retourner la taloche si elle lui donne une gifle.

« C'est dégoûtant » déclare-t-elle à la place. « Je prendrais une omelette, avec du pain quand il sera cuit. »

Il la regarde à nouveau, avant de se détourner en marmottant « non, inutile de faire des politesses, je m'en passerais » et à nouveau, ça sonne bizarre, d'une façon qui cause un frisson sur la nuque de Nana.

Pour se calmer, elle commence à éplucher une mandarine. Elle a trop faim, d'abord manger, ensuite aviser.


L'omelette est pratiquement cuite et le pain aussi quand la cuisine est envahie à nouveau.

L'homme est immense, taillé carré et solide comme une armoire en granit, et il a un teint si pâle qu'il a presque la couleur du yaourt, tandis que ses cheveux sont très, très noirs. Son regard est d'un bleu difficile à définir car ses yeux fixent avec tant de force que Nana a l'impression qu'il essaie de la renverser sans la toucher.

Il tient Damian sur sa hanche.

Nana se précipite sur lui pour lui prendre Damian des mains. Le garçon grogne un peu, mais pas très fort, et il se cramponne à elle vigoureusement. Elle l'embrasse sur les deux sourcils et sent un chatouillis de rire dans sa gorge quand ça le pousse à claquer la langue. Il est lourd dans ses bras, comme elle il a changé de vêtements, un pantalon jean bleu qui donne une impression élastique et un t-shirt noir orné d'une chauve-souris stylisée sur un ovale jaune. Il est intact, il est vivant.

« Dami, Dami, Dami » elle chantonne, « Habibi. »

Quand elle relève la tête, l'homme a le regard fixé sur elle. Sur eux deux. La peau de Nana commence à brûler sous l'intensité de son attention, alors elle lui montre les dents et rajuste sa prise sur Damian.

« Tu as pris mon frère » articule-t-elle. « Pendant que je dormais. Et tu ne l'as pas ramené. »

L'homme continue à la fixer, aussi présent qu'un morceau de granite et tout aussi expressif.

« Tu dormais » répond-il. « Et il avait besoin qu'on s'occupe de lui. »

L'argument se tient. Nana est toujours furieuse, mais il lui a présenté une bonne raison, et elle ne se sent pas en danger en la présence de cet homme pourtant si grand qui pourrait sans doute la casser en deux sans mal, alors il faut qu'elle soit magnanime.

« Tu es excusé » décrète-elle. « Mais je veux savoir qui tu es. »

Parce que la fillette peut voir que l'homme porte une robe de chambre en soie, et le pyjama en dessous est taillé dans un coton de très, très belle qualité. Et pour avoir une maison aussi grande et des serviteurs, il faut de l'argent, comme il en faut pour porter des vêtements coupés dans des tissus de ce type.

Elle se méfie un peu, à la fois car l'homme l'a séparée de Damian et car sa maison n'est vraiment pas pratique.

L'expression de l'homme perd un peu sa qualité de granite, se fait un peu rêveuse, un peu effrayée – mais pourquoi ? C'est lui la personne la plus physiquement dangereuse de la pièce, pourquoi cette frayeur ?

« Est-ce que… Talia n'a jamais parlé de moi ? »

Son visage est triste, tout à coup, aussi triste que u'mmi quand Nana toute petite lui a posé la question qu'il ne fallait pas, et elle ne sait pas si elle reverra u'mmi un jour et sa gorge se serre brutalement et ses yeux piquent.

L'homme fronce les sourcils, nerveux, anxieux, et elle essaie d'expliquer sa réaction :

« Tu es triste. U'mmi était triste, parfois. »

« Oh. Souvent ? »

Il a une voix douce, elle ne s'y attendait pas.

« Des fois » répète-elle. « A cause de mon père. Il est parti. »

« … Parti. C'est tout ? »

Nana garde le silence. Qu'y a-t-il à dire d'autre ? Elle n'a pas de père. C'est une constante incontournable de son existence, et ce depuis qu'elle est née. Elle est la fille de Talia al Ghul et d'une absence.

(elle est la fille d'un homme qui n'aimait pas assez u'mmi pour rester)

L'humidité lui picote les yeux. Un froissement de soie, et l'homme s'est accroupi, pliant sa gigantesque stature pour mettre son visage plein d'angles au même niveau que le sien.

« Anastasia » il dit, et elle sursaute à l'énoncé de ce nom car elle ne l'a jamais entendu que dans une voix de femme (non, n'y pense pas). « Vous êtes mes enfants. Toi et ton frère. »

Et.

C'est.

Elle… n'est pas vraiment surprise. Car maintenant qu'elle regarde…

Il a le visage de Damian. Si Damian était couleur de yaourt, et avait les yeux bleus. Et avait une mâchoire carrée, et quarante ans de plus.

(il peut être le père de Damian mais Nana porte le visage de Talia)

Il a l'air hésitant, toujours effrayé, comme s'il ne sait pas la bonne réponse à donner, et Nana ne la connaît pas non plus, elle a juste les yeux chauds et mouillés et même si elle vient juste de se réveiller, elle se sent tellement fatiguée.

Il remue un peu sur ses talons, et le mouvement lui fait un peu tourner la tête, et tout à coup elle voit une mèche qui lui fait une rebiquette derrière l'oreille, et elle saisit une de ses propres mèches pour l'approcher de cette frisette incongrue.

Là. Elle a trouvé.

« Baba ! Tes cheveux sont comme les miens ! »

Il sursaute. Elle pense qu'il louche un peu, et elle sent un chatouillis de rire lui remonter la gorge pour lui tirer les coins de la bouche.

Il la regarde sourire d'un air bêta avant de l'imiter. Et c'est un peu timide, un peu de travers, un peu vulnérable et tellement, tellement réel.

Comme le sourire de Nana elle-même.

My father wasn't around

I swear that I'll be around for you

I'll do whatever it takes

I'll make a million mistakes

I'll make the world safe and sound for you

Pour ce chapitre, écoutez donc Dear Theodosia de la comédie musicale Hamilton.