When you run, run so far
You've forgotten who you are
Where you're from, it's like some other universe
You count your steps, like they're regrets
You catch one breath then lose the rest
Wrong is right, right is left
And there's nowhere left to turn
So don't believe in everything
You think, you think you know
Anastasia semble avoir pris la ferme décision de constituer une carte du Manoir, ce que Bruce ne saurait pas vraiment lui reprocher – même lui, il lui est arrivé de se perdre dans les couloirs, et il y habite depuis sa naissance – et pour ce faire explore partout, du grenier jusqu'au rez-de-chaussée. Alfred est intervenu de justesse pour l'empêcher de descendre à la cave en chaussettes et t-shirt.
(intérieurement, Bruce veut garder ses deux nouveaux enfants bien au-dessus du sol. Une visite unique dans la base de Batman devra leur suffire, même s'ils ne peuvent pas s'en souvenir pour cause d'extrême jeunesse ou de somnolence)
Pourtant, Bruce se retrouve bêtement surpris quand il rentre dans son bureau et y trouve sa fille.
Quand il avait douze ans, le bureau du premier étage conservait la marque qui en faisait le domaine de Thomas Wayne même lors du vivant de son père, Bruce osait à peine s'y aventurer, et dans les très rares occasions où il l'a fait, il s'éloignait à peine de la porte. À vingt-six ans encore, l'âge où il a officiellement rouvert la pièce pour son usage personnel, il s'est senti intimidé.
Anastasia ne partage visiblement pas ses réticences : elle est actuellement perchée sur une commode demi-lune en acajou, celle placée juste en dessous du portrait des parents de Bruce. Elle est en train de toucher la peinture avec ses doigts.
« Anastasia ! »
Elle ne réagit pas. En deux enjambées, Bruce a rejoint la commode, soulevant sa fille en un tournemain par la taille pour la redéposer par terre, un peu plus brusquement qu'il ne l'aurait voulu. L'attention de la fille demeure entièrement tournée vers le portrait.
« Ce sont tes parents » dit-elle, et tout d'un coup, les paupières de Bruce le picotent.
(ses parents sont maintenant grand-parents et ils ne pourront jamais rencontrer leurs petit-enfants, ils ne seront jamais que des personnages dans une histoire et des visages immobiles sur les photos et les tableaux et ce n'est pas juste)
Il cligne des yeux ; il ne peut pas pleurer, pas devant sa fille de douze ans qui présente plusieurs signes d'une nature anxiogène et risque un peu trop de sombrer dans une attaque de panique. Il doit rester concentré.
« Ton père te ressemble, et à Damian aussi » fait remarquer Anastasia d'un ton détaché.
« Ce serait plutôt l'inverse, tu ne crois pas ? »
Sa fille plisse les lèvres, et sa main brunie s'ouvre et se ferme – drôle de tic, elle ne semble même pas réaliser qu'elle le fait.
« Ta mère a les yeux verts. Ma mère aussi a les yeux verts. Avons-nous un point commun ? » demande-elle, un peu hésitante.
« Si tu l'interprète ainsi, alors oui » décide de concéder Bruce.
C'est vrai que Talia al Ghul et Martha Wayne née Kane ont les yeux de la même couleur, mais ce n'est pas du tout la même nuance. Le regard de Talia a la teinte légèrement radioactive, vénéneuse du Puits de Lazare, un arsenic brûlant qui la consume de l'intérieur.
Le regard de Martha a la teinte du soleil vu à travers le feuillage d'un arbre, une lumière qui déborde de son cache pour se répandre sur tout son visage.
Les yeux d'Anastasia tiennent leur forme émondée de Talia, mais cette coloration radieuse n'attendant qu'une journée superbe pour devenir topaze, c'est exactement sa grand-mère.
Huit jours après l'arrivée des enfants au Manoir, la serre rouvre.
Alfred a été obligé d'expliquer l'explosion émotionnelle de la jeune demoiselle à Monsieur Bruce, une fois que celui-ci a remarqué ses yeux vaguement rouges, la seule trace de la crise de larmes qu'elle n'a pas eu. Une fois celle-ci partie montrer la bibliothèque à son frère, car Bruce a toujours cette malheureuse tendance à ne pas aborder les soucis d'autrui avec la personne concernée, plutôt que dans son dos.
(Anastasia Wayne a véritablement hérité le tempérament de son père. À peine a-t-il appris la scène dans la serre, Alfred a vu Bruce vaciller, presque s'émietter sur place, seulement pour tout claquemurer derrière une façade granitique)
Le résultat de cet entretien avec son ancien pupille devenu son employeur, c'est la livraison de trois sacs de terreau, un assortiment de graines et de bulbes, et toute une panoplie d'outils en bois et en plastique de couleurs vives.
À la façon dont la gosse s'illumine, on croirait qu'elle vient d'être invitée personnellement à visiter la Chocolaterie de Willy Wonka et à repartir avec toutes les sucreries qu'elle pourrait vouloir. Et, vraiment, Alfred préfère le théâtre pour ce qui est d'avoir un passe-temps, mais…
(quand elle a compris que la serre rouvrait, qu'elle aurait un jardin à elle, elle s'est mise à sourire et c'était si entier)
Le voilà qui se retrouve à crotter les genoux de son pantalon, parce qu'il faut remplir les plates-bandes de terreau. Miss Anastasia aussi se couvre les leggings de terre, et cela sans plus de chichis. Elle a enfilé des gants de motards trop larges pour se protéger les mains, ses cheveux sont remontés en deux gros macarons parce qu'elle en a trop pour se faire un chignon tout simple, et elle fredonne tout du long.
Alfred a déjà entendu cette chanson, mais ne se rappelle plus la provenance exacte. Il est quasiment sûr qu'il s'agit d'une composition Disney – Monsieur Dick est un adorateur assidu de leurs œuvres, et continue à les visionner régulièrement bien qu'il ne rentre plus dans la tranche d'âge acceptée pour ce qui est de l'admettre. Il l'admet quand même, car Richard Grayson correspond à la définition même de l'effronterie.
La jeune demoiselle chante parfaitement juste, au point que le majordome la soupçonne d'avoir reçu une instruction musicale poussée. Vu ce qu'il sait de Talia al Ghul, ce ne serait pas si surprenant que cela.
Quelque chose à garder en mémoire.
Damian ne parle toujours pas.
Au début, Bruce n'y a pas prêté grande attention. Damian est encore petit, et il vient d'être déraciné brutalement, et qui sait quel genre de question il va poser ?
Seulement, Damian a pratiquement trois ans, et à cet âge-là, ça devrait être impossible de le faire taire. Sauf qu'il ne dit rien. Oh, il fait du bruit – il grogne, soupire ou claque la langue – mais ce ne sont pas des mots.
Bruce s'est dit que c'était une affaire de langage. Sauf qu'il a entendu Anastasia s'adresser à son frère en arabe, et le garçon est resté fermement muet.
« Vous-même étiez un enfant très taciturne, Monsieur Bruce » tente de le rassurer Alfred. « Laissez donc du temps au jeune homme, il finira par sortir de sa coquille. »
Oui, mais quand ?
Et puis, rien n'indique que le silence de Damian est volontaire. Bruce sait trop bien que parfois, la terreur ou le désespoir étrangle les cordes vocales, peu importe à quel point on cherche à crier, tout ce qui sort de votre bouche n'est que du bruit ou du rien.
Les Ombres ne sont déjà pas une organisation des plus épanouissantes pour des adultes qui savent quels dommages et risques ils encourent, qu'est-ce que ça doit être pour un bébé ? Qu'est-ce que ça doit être de grandir dans les ténèbres, au point de ne même pas pouvoir imaginer que la lumière existe ?
(il ne veut pas penser à ce que ça signifie pour sa fille, elle utilise des mots, elle est juste sensible, elle a un trop plein d'émotions, elle a juste besoin d'un peu de temps pour s'acclimater)
Bruce ne sait pas comment faire si jamais Damian a bien été traumatisé. Parce que, se fier à un psychiatre ? Pour tout natif de Gotham, autant courir se faire interner à Arkham ou bien se tirer directement une balle dans la tête. Les problèmes psychologiques sont le pire diagnostic possible.
Il a besoin d'entendre parler son fils. Peut-être que c'est une inquiétude répandue chez les parents, mais il doute que les pères ordinaires le ressentent à un degré si poussé d'angoisse.
When you're almost there
And you're almost home
Just open up your eyes and go, go
When you're almost there
Almost home
Know you're not alone
You're almost home
Oh, oh, oh, home
Almost Home par Mariah Carey pour ce chapitre.
