Sometimes these cuts
Are so much deeper then they seem
You'd rather cover up
I'd rather let them bleed

Bruce commence à réaliser qu'élever un enfant tient davantage de l'artisanat que de la science ; vous n'avez aucunement la garantie que la méthode employée donnera des résultats identiques à ceux de la dernière fois, fussent-ils bons ou mauvais. Tout dépend de ce que vous avez sous la main.

Jason ne lui fait pas confiance. Même Dick, habitué par une vie sur les routes à rencontrer sans cesse des inconnus, était moins renfermé que cela à ses débuts alors qu'il souffrait encore de son accession récente au statut d'orphelin et de son bref passage en maison de correction. Pour Anastasia et Damian, n'en parlons pas du tout – étant leur père biologique, ils l'acceptent d'entrée de jeu, et n'y voient aucun problème.

Jason se méfie et demeure fermement sur ses gardes alors qu'il ne se trouve plus dans le plus mal famé des quartiers de Gotham, avec des drogués et des violeurs postés sous chaque palier dans l'attente d'une victime. Bruce ne l'en blâme pas, sachant que les réflexes une fois acquis prennent longtemps à se désapprendre – il lui a fallu une vigilance sans faille pour ne pas se trahir une fois qu'il a eu suffisamment maîtrisé les arts martiaux et décidé de retourner à la vie civile, parmi des gens qui remarquaient toute conduite sortant de l'ordinaire pour le socialite nigaud qu'il a choisi pour couverture.

Jason escamote lorsqu'il croit que ça passera inaperçu. Rien que des petites choses, une vieille tabatière en argent décorative par exemple, ou de la nourriture qui se conserve facilement, des céréales ou des conserves, un butin qu'il s'empresse de cacher sous son lit ou au-dessus des armoires après emballement dans des taies d'oreiller.

Alfred déplore l'absence d'hygiène dans une habitude pareille – de quoi attirer les cafards et la poussière, monsieur Bruce. Néanmoins, il suit la recommandation de ne pas y toucher, pour ne pas risquer d'alarmer Jason. Aucun enfant n'aime à voir les adultes toucher ses affaires, surtout un enfant visiblement anxieux à la perspective de se retrouver démuni sans prévenir et qui s'efforce de prendre des mesures contre cette éventualité.

Jason a demandé si sa porte fermait à clef et a paru tomber des nues quand Bruce lui a remise celle-ci et affirmé qu'il n'entrerait pas sans autorisation expresse. En tant que maître de la maison et paranoïaque extrême, Batman sait crocheter plusieurs modèles de serrure et dispose de trois copies pour chaque clef ouvrant une pièce du Manoir. Il sait combien c'est important de pouvoir ouvrir un passage – et il sait également combien c'est important de disposer d'une porte fermée contre un danger quelconque.

Todd est un vieux terme anglais pour désigner un renard, et Jason lui rappelle douloureusement le renard du Petit Prince de Saint Exupéry : rien ne parviendra à l'apprivoiser si ce n'est la patience, jour après jour. Le laisser approcher de lui-même, car tout mouvement de la part de Bruce l'enverra fuir.

Jason connaît-il cette histoire ? Il semblait plutôt captivé lorsque Anastasia l'a entraîné dans la bibliothèque, et c'est un conte assez populaire – le deuxième ouvrage le plus traduit au monde après la Bible. Un livre assez petit et répandu pour se retrouver sur les étagères des rares bibliothèques publiques de l'East End.

Mais Bruce ne peut jurer de rien, concernant le niveau de culture et d'éducation de Jason. Il doit attendre l'évaluation de celui-ci par un affilié du gouvernement, et alors seulement il pourra l'envoyer à l'école – si c'est possible, à Gotham Academy, un diplôme de là-bas vous ouvre une multitude de portes. Bien sûr, Jason devra s'accrocher pour l'obtenir, ce diplôme, mais Bruce ne s'inquiète pas trop sur le sujet. Le garçon n'est pas du genre à se laisser abattre, s'il a pu survivre à Park Row sans aucun soutient adulte.

En parlant d'éducation, il lui faudra envisager la possibilité d'un programme spécialisé pour ses propres rejetons. Avec Anastasia, l'impossibilité de la place dans une salle de classe ordinaire crève les yeux, vu sa réaction au gala et au foyer dont elle s'est enfuie : si elle panique trop en présence d'une foule qu'elle ne connaît pas, jamais elle ne supportera de passer la journée dans un bâtiment infesté d'enfants et d'adultes dont elle ne sait rien. Non, des cours à domicile, ça s'impose.

Avec Damian, il hésite. À trois ans, le garçon est étonnamment docile jusqu'à ce qu'il se sente menacé, et là hurlement d'écorché vif et morsure sont garantis. Il est tout à fait possible que le jardin d'enfants aggrave ce comportement de bête sauvage, tout comme il est possible que l'interaction avec des bambins de son âge lui enseigne à se conduire de manière moins agressive. Anastasia a confessé n'avoir été entourée que d'adultes pendant qu'elle se trouvait sous la garde de Talia, et Bruce soupçonne fortement que cela n'a pas aidé à atténuer ses troubles du comportement.

Il peut toujours demander un mois d'essai à la maternelle, afin de s'assurer que le milieu ne va pas stresser Damian au point de le pousser à se construire une carapace. Qui sait, peut-être qu'il s'y plaira – que ça l'encouragera à se conduire en garçonnet de moins de cinq ans, plutôt qu'en poupée silencieuse qui se cramponne à son père et sa sœur.

C'est fatigant, d'avoir à réfléchir à ce genre de problèmes. Bruce croyait que Dick l'épuisait comme ce n'était pas permis, pire que la gestion de Wayne Industries et les patrouilles régulières dans Gotham, mais en dépit de sa perpétuelle énergie, Dick est venu seul au Manoir Wayne.

S'occuper d'un seul enfant, même un qui remue assez pour douze, c'est beaucoup moins de travail que d'en avoir trois sur les bras, chacun avec des besoins et des névroses qui divergent et se recombinent en un cocktail instable dont on se demande s'il va vous exploser dans la main ou se contentant de puer allègrement.

Et aucun de ces enfants ne semble vouloir lui indiquer comment ne pas agir pour déclencher le désastre. Rien de surprenant, ce sont des enfants, ils ne devraient pas avoir à se montrer plus intelligents que les gens prenant soin d'eux. Mais c'est néanmoins fatigant.

« Vous devriez songer à prendre une pause, peut-être » suggère Alfred.

Bruce grogne, la vocalisation exprimant tellement mieux que les mots ce qu'il pense en particulier de cette proposition.

Alfred ne se laisse pas abattre. S'il se décourageait facilement, il ne serait plus là depuis les premiers mois où Batman s'est lancé dans sa croisade contre le crime.

« Monsieur Bruce, désirer prendre soin d'autrui est admirable, mais si vous ne prenez pas soin de vous, vous finirez par en subir le contrecoup. Et alors, vous ne pourrez plus aider personne. »

« Je sais cela » soupire Bruce, irrité et lassé d'entendre ce sempiternel refrain.

« Et vous l'oubliez constamment. Il est de mon devoir de vous rafraîchir la mémoire. »

Le milliardaire se passe une main sur la figure, ses cals raclant contre son début de barbe.

Une pause, ha. Alors que Batman rit au nez des vacances, c'est bien connu au sein du milieu criminel et de la communauté des super-héros.

Des vacances…

Je sais que tu es allergique aux fêtes, mais sérieusement, ça nous ferait plaisir. Ce n'est pas comme si Ma ne cuisine jamais assez pour quinze…

Une vieille invitation, mais une qui tient toujours. Et associé à cela, une carte annonçant un heureux événement en avril…

« Je pense » articule-t-il soigneusement, « que j'ai une idée. »

« Pas du genre répréhensible, au moins ? »

Bruce ne peut retenir un reniflement amusé. S'il existe quelqu'un de moins répréhensible que l'alien appelé Superman par le grand public et Clark par un couple de fermiers au Kansas, ce sera un miracle.

You say your faith is shaken
And you may be mistaken
You keep me wide awake
And waiting for the sun

Pour ce chapitre, vous avez droit à Misery par Maroon 5.