Quand je me tourne vers mes souvenirs
Je revois la maison où j'ai grandi
Il me revient des tas de choses
Je vois des roses dans un jardin
Là où vivaient des arbres maintenant
La ville est là
Et la maison, les fleurs que j'aimais tant
N'existent plus
Apparemment, Jason et Anastasia sont parfaitement d'accord sur le fait que Thanksgiving représente la suprématie du colonialisme et le point de départ de la destruction du continent Américain et des cultures Amérindiennes. Cependant, Jason insiste que c'est une tragédie, surtout parce que les Pères Pèlerins avaient laissé croire aux populations indigènes que les Blancs apprendraient à cohabiter harmonieusement avec eux, tandis qu'Anastasia décrète froidement que ce n'est ni plus ni moins qu'une représentation détaillée de la nature instinctive de l'homme avec les forts écrasant ceux qu'ils jugent plus faibles après les avoir évalués et exploité leur naïveté.
Ceci étant, ça ne les empêche pas de lorgner sur la nourriture. Damian est plus réservé, après avoir passé une bonne demi-heure à jouer avec les poules – Lois l'a ramené surexcité et caquetant joyeusement, et Bruce a senti un nœud douloureux se défaire d'un cran dans sa poitrine – louchant sur la dinde avec des yeux méfiants tandis qu'il compare la forme globale de la volaille rôtie et accompagnée de carottes à celle des amies emplumées qu'il vient de se faire. En revanche, il est fasciné par les rondelles d'oignon frit qu'il trouve dans sa portion de haricots verts en daube et s'empresse de les grignoter en premier.
« Maintenant, il va péter toute la nuit » déclare Jason d'un air dégoûté, « comme Tia Martina qui vend des habits pour bébés. Les pruneaux et les oignons, ça lui fait un effet terrible sur le bide, mais elle arrête pas d'en bouffer parce que sinon, elle arrive plus à chier. »
« Jason, ton langage » le reprend machinalement Bruce, seulement pour recevoir un reniflement hautain en guise de réponse.
« Alfred n'est pas là, Brucie, je peux causer comme je veux. »
« C'est intéressant de pouvoir apprendre une langue étrangère » renchérit Anastasia.
« Parce que tu considères l'argot comme une langue étrangère ? » cherche à préciser Lois, qui semble hésiter entre l'approbation et l'exaspération, son bébé l'air un brin trop éveillé et intéressé par la conversation en cours.
« Han han » répond la fillette, « je n'y comprends rien du tout, et si je me perds encore dans l'East End, ça me permettra de dialoguer avec la faune locale. »
L'argument fait mouche, mais Bruce n'en est pas moins reconnaissant à Martha Kent pour faire dériver le sujet en incitant Jason à lui en raconter davantage sur la dénommée Tia Martina, résidente de Park Row qui fait le trafic de vêtements pour bébés (surtout les tailles allant d'un mois à deux ans, les gens les achètent et s'en débarrassent sans cesse parce que leur progéniture grandit si vite) afin de payer ses médicaments pour le cœur, parce qu'elle ne veut pas embêter sa fille qui a fait des études pour devenir pédiatre à l'hôpital mais qui pense se mettre à son compte parce que les horaires sont en train de la rendre folle, et la folie à Gotham, il vaut mieux éviter de l'attraper.
C'est étrange, d'écouter Jason raconter Park Row – pendant trois décennies, l'endroit est resté Crime Alley pour Bruce, le lieu de naissance de Batman, la tache noire et dévorante qui avait mordu si cruellement Gotham que la cicatrice indélébile demeure ouverte comme au premier jour. Le repaire des drogués, des cambrioleurs et des escrocs rêvant de quitter les ruelles sombres et puantes afin de se déchaîner sur le restant de la ville.
Et pourtant, Jason raconte Park Row avec ses femmes battues et malades qui se serrent les coudes afin de faire circuler les livres et les draps propres, ses graffitis qui couvrent les bâtiments de couleurs sans cesse changeantes à la manière d'un printemps chimique et vandale, ses boutiques minables où les gens trouvent davantage de conversation que de produits à acheter – il raconte un quartier sale et hargneux et néanmoins vivant, si outrageusement, si intensément vivant dans sa détermination de poursuivre malgré tout, d'enchaîner journée après journée sans baisser les bras en dépit de l'indifférence et du mépris général, un quartier qui est vivant et qui est là, toujours là, même trois décennies après une tragédie qui a irréparablement attribué une étiquette à l'endroit.
Les Kent compensent abondamment le silence de Bruce, demandant à Jason des précisions sur tel ou tel résident, pourquoi tel immeuble est surnommé l'ovni (un artiste de rue ayant collé plusieurs mosaïques d'aliens jusqu'à ce que celles-ci soient vandalisées et retirées), à quel coin de rue trouver un bac de fleurs si incongru que personne n'ose y toucher. C'est la mentalité d'une petite ville où tout le monde sait qui est tout le monde à l'œuvre, une tapisserie où chaque résident est un fil aidant à la composition d'un motif. Aussi, les Kent sont naturellement des gens sociables et chaleureux, qui savent créer une atmosphère donnant envie de discuter – rien de plus agaçant pour un introverti, que ça marche ou pas sur sa personne.
Anastasia écoute attentivement pendant qu'elle se ressert trois fois de la dinde avec de généreuses portions de purée et de haricots – Bruce n'a probablement pas à craindre de la voir développer les soucis de santé des mannequins anorexiques figurant dans les magazines de mode, si elle n'était pas indiscutablement sa fille il la soupçonnerait d'être apparentée à Flash à la place – ses yeux brillant à la manière de ceux de sa grand-mère paternelle quand elle rassemblait des informations nécessaires à un nouveau projet charitable.
« Et toi, ma chérie ? » finit par demander Jonathan Kent. « Tu te plaisais, dans la maison de ta maman ? »
Bruce manque arrêter de respirer, non, ne lui demande pas ça, tu ne sais pas à quoi s'amusent les Ombres…
« Une havelî. »
« Pardon ? »
« La maison qu'a u'mmi à Lahore, c'est une havelî. Elle a quarante pièces, avec plein de tapis moelleux, et la façade ressemble à de la dentelle tellement c'est taillé fin » proclame Anastasia.
Le souffle de Bruce retrouve un rythme ordinaire. Tout va bien, Anastasia semble n'associer la Ligue qu'avec Ra's al Ghul, pas avec Talia. Même si tout a mal tourné après la naissance de Damian, au moins Talia a essayé de donner à leur fille une enfance paisible, quoique isolée et guère orthodoxe sur le sujet de l'éducation.
Alors qu'elle décrit les personnalités les plus colorées qu'elle a côtoyée dans l'immense demeure pakistanaise, Anastasia évite soigneusement de mentionner un nom. C'est subtil, mais Bruce a vu les trois passeports, il a assisté à ses crises de panique, il a mené sa propre enquête. Nyssa Raatko a forcément joué un rôle non négligeable auprès de la fillette – et pourtant, Anastasia refuse de parler d'elle, refuse de trahir son existence.
Tout le monde a droit à son jardin secret. Peut-être qu'un jour, Anastasia se sentira prête à ouvrir la porte du sien pour y laisser entrer un autre. Peut-être qu'elle ne le sera jamais, et gardera la clef cachée au fond de sa poche.
Mais pour l'instant, elle est détendue et compare les mérites de la cuisine de Mme Kent avec celle d'Alfred et de la cuisinière de Talia – la dame âgée accepte gracieusement les critiques concernant le manque d'épices pour accompagner la viande, avouant que les desserts sont davantage son point fort, demande donc à mon mari et mon fils si tu ne me crois pas, et tu auras l'opportunité de goûter très bientôt, si tu as encore de la place après tout ce que tu as mangé – décrivant la chaleur qui trouvait moyen de se glisser derrière les volets et les rideaux pour imprégner les pièces colorées, le climat tendu alors que la situation avec l'Afghanistan empirait.
Le Pakistan à travers les yeux d'Anastasia ressemble à une bulle de savon sur le point d'éclater, un moment fragile qui ne peut pas durer, et pourtant magique et beau lorsqu'il scintille en reflets arc-en-ciel sous la lumière du soleil. Mais n'est-ce pas la définition même de l'enfance ?
Jason écoute, les sourcils froncés.
« Tu… veux retourner là-bas ? Un jour, je veux dire » se hâte-il de préciser. « Pour voir comment va tout le monde. »
Anastasia cligne des yeux.
« Autant que toi, tu veux retourner voir comment va tout le monde à Park Row, je suppose. »
Et il n'y a pas vraiment moyen de protester contre cela, en vérité. Les fleurs poussent là où elles ont été plantées, les enfants grandissent là où ils sont élevés, et les lieux où c'est arrivé laissent leur marque sur eux, les fleurs comme les enfants. L'environnement modèle les gens autant que leurs gènes.
Bruce n'est qu'une influence parmi tant d'autres, pour Jason et Anastasia.
Mes amis me demandaient "pourquoi pleurer?"
Découvrir le monde vaut mieux que rester
Tu trouveras toutes les choses qu'ici
On ne voit pas
Toute une ville qui s'endort la nuit
Dans la lumière
Pour ce chapitre, vous avez droit à La Maison où j'ai grandi de Françoise Hardy.
