Je poste ceci parce que pourquoi pas. Mais, précision importante: malgré des corrections apportées à des heures raisonnables, j'ai écrit l'essentiel de ce texte entre minuit et deux heures du matin. Je pense que ça explique ce qui s'est passé (notamment à propos du couple shippé plus bas, que je n'ai jamais vu nulle part et que je n'ai jamais envisagé avant… ou du texte en général).

Il arriva là désemparé. Inconscient, comme si la transition n'avait été qu'un rêve, et encore incapable de comprendre où il était.


Ce ne fut pas violent ou brutal comme il aurait pu le croire. Ce fut presque doux. Il savait - il sentait qu'il était là où il devait être, maintenant.


Il rêva beaucoup, les premiers temps, dans la nuit. Il ne savait même pas encore à quoi ils ressemblaient mais les noms lui revenaient.

-Starsha, murmurait-il parfois, aux voix qui l'entouraient. Mattheus.

Il y en avait beaucoup. Des sanglots, des chuchotements. Des voix inconnues. Des milliers et des milliers. Mais il écouta, patiemment, entreprenant de refaire les fils de sa vie.


Les premières voix familières furent une mère et son fils - Mattheus, devina-t-il, quelque chose dans la voix et la posture lui soufflaient que c'était lui. Dans l'ombre, il s'approcha et patienta, mais ce fut une erreur. Bientôt le fils disparut, et la femme, ombre pâle et douce, pleine de nœuds de larmes, infirma quand il lui posa la question. Non, elle n'était pas sa mère. Elle n'était même pas une vraie mère. Il la serra brièvement dans ses bras en guise d'adieu avant de s'effacer, repartant de là où ils venaient.


Une autre voix s'excusa, se confondant en échos à l'infini. Il l'écouta avec une patience qu'il ignorait posséder, l'écouta lui et ses regrets, découvrant avec surprise des yeux violets comme les siens dans le visage de son interlocuteur. Il ne voulait pas les écouter, ces excuses, mais il ignorait pouvoir distinguer aussi bien.

-Je m'en fiche, déclara-t-il lorsque les échos se furent tus.

Ses paroles trouvèrent une teinte violette, presque rougeâtre, la couleur du sang et de la colère, elles s'étirèrent en douceur et en brûlures. Il percevait maintenant en lui-même des blessures et des sanglots comme ceux de la femme qui n'était pas sa mère. Mais les échos étaient résolument vains, n'apportant sur eux aucun soulagement, juste d'autres entailles. Il ne voulait pas de ces remords. Ils réveillaient de vieilles blessures qu'il croyait guéries ou du moins refermées.

-Je m'en fiche! hurla-t-il alors, tout ce pourpre dégoulinant de sa voix.

L'autre se tut.

-Je m'en fiche, répéta-t-il, une troisième fois, les mots comme des coups de marteau. Je me fiche de ce que tu m'as fait ou de ce que tu aurais pu faire. Je me fiche de qui tu es. Je veux juste…

Elle.

-Je veux juste oublier.

L'autre paraissait triste. Lui-même s'arrêta pour tenter d'extirper quelque chose de sa mémoire… n'importe quoi pour adoucir ses mots.

-Tu l'as préféré, dit-il sans savoir encore de qui il parlait.

Une troisième personne… un homme lui aussi avec les yeux violets. Beaucoup de douceur, beaucoup de sang aussi, et le vide tellement grand que lui-même n'aurait jamais pu le remplir.

-Mattheus, murmura-t-il.

-Je suis désolé.

-Je sais.

Y avait-il autre chose à dire?

-M'as-tu aimé? Même brièvement?

-Tu es mon neveu, énonça l'autre. Tu es le fils de mon frère et je… Mattheus et toi étiez ma responsabilité. Mes héritiers.

-M'as-tu aimé?

-Oui.

-Est-ce la vérité?

-Tu préférerais que ce soit un mensonge?

-Je ne suis pas ton fils! Je n'ai jamais demandé à être de ta famille.

Un silence. Une expiration.

-Je sais.

L'autre baissa les yeux et lui-même en fut étonné. On aurait dit un aveu de faiblesse. Ou une acceptation de la vérité, aussi laide et dure soit-elle.

-Mais je suis sincère.

Lui fixa les yeux de l'autre, les yeux violets comme les siens, jusqu'à ce qu'il s'aperçoive qu'il avait disparu, et l'écho de la dernière phrase, ce n'est pas le moment, je m'en veux tellement. Il ne put s'empêcher de sourire.


Il mit un moment, par la suite, à s'apercevoir qu'il n'était plus seul. Deux petites silhouettes marchaient derrière lui, deux petites ombres qui se tenaient par la main.

-Miezella, dit-il en tendant la main. Mirenel.

Elles étaient ses filles. Ses grands amours! Il savait qu'il les aimait. Mais la plus grande recula d'un pas, des éclats sombres voletant autour d'elle. Il mit une seconde à comprendre que c'était de la terreur. La plus petite avait déjà attrapé sa main tendue en riant d'un très joli violet pâle. Chez elle c'était la couleur du bonheur et non de la colère, comme il apprendrait plus tard.

-Où vas-tu? demanda la plus petite en le suivant, et la plus grande ne s'y opposa pas.

-Je ne sais pas.

-Tu es perdu? s'étonna la plus grande d'un ton prudent.

-Je n'ai nulle part où aller. Je ne comprends même pas… tout ça. Ce monde. Je ne suis pas ici depuis très longtemps… enfin, il me semble que ça ne fait pas très longtemps.

Il la dévisagea du mieux qu'il pouvait.

-Es-tu une femme ou une fillette?

Elle renifla.

-Je ne sais pas, répondit-elle avec dédain.

-Tu n'es pas très grande.

-Alors je dois être une fillette.

-Tu ressembles à… tu sais, ce jour-là.

-Celui de notre rencontre?

-Oui. Tu avais…

-Onze ans, dit-elle en relevant la tête, et il se vit, une seconde, en elle, dans son elle adulte, il vit leur fierté et leur arrogance.

-Je t'ai élevée, fit-il comme une évidence, les mots lui échappant.

-Tu as essayé.

-À quel point ai-je raté? J'ai rencontré l'homme qui aurait dû être mon père. Lui aussi a raté. Personne ne sait comment faire dans ma famille.

Le regard de la plus grande était devenu plus doux, avec une nuance de pardon.

-Raté? répéta-t-elle, sa voix moins amère. Raté est un mauvais terme. Brisé est mieux; on peut au moins le réparer.

-Considères-tu que je t'ai brisée?

-Je ne t'ai jamais blâmé. J'aurais dû. Sûrement.

-Tu ne m'as pas donc jamais pardonné.

-Je te déteste. Si tu savais comment!

Mais elle riait. Elle aussi, elle riait en éclats mauves, joyeux, puissants et volatiles.

-Elle, elle t'aime, précisa-t-elle en désignant d'un mouvement de la tête la plus petite.

Elle était toujours là, entre eux deux, à tenir la main de chacun, même si ses gestes oscillaient, parfois elle les quittait pour un instant se perdre dans l'herbe fleurie ou entre les étoiles en laissant un fantôme derrière elle et elle ne revenait reprendre sa place que quand elle se lassait de jouer seule.

-Elle t'aime. Ça me suffit.


Elles étaient toujours là, la fois suivante. Toujours à osciller à ses côtés, à moins que le plus juste soit de dire qu'il était à leurs côtés, il n'aurait pas su dire qui suivait qui. Mais à chaque fois qu'il jetait un coup d'œil la plus petite était là, et la plus vieille aussi, jamais elle n'aurait laissé sa sœur. Il comprenait de mieux en mieux à quel point il était facile de se perdre. Tout autant que de se retrouver, si la volonté y était. L'homme à qui il se surprit faire face ne parut même pas s'apercevoir de leur présence, cependant. Il était… distant. Lui-même s'étonna de voir à quel point ils se connaissaient peu.

-Qui es-tu? interrogea-t-il l'autre.

-Klaus, fut la réponse.

-Klaus? Y a-t-il eu un Klaus dans mon entourage?

Était-ce l'autre qui riait ainsi?

-Forcément! Puisque nous sommes là.

-Tu parais tellement heureux.

-Je le suis.

-Pourtant, tu es seul.

-Seul? Est-ce possible?

-Ce doit l'être, non?

-J'ai suffisamment d'amis ici, pour l'instant.

-Et les autres?

-J'attends.

-Est-ce long?

-C'est difficile à dire. Mais j'ai revu mes parents et je les reverrai. J'ai connu des amis et je les reverrai. Je ne suis pas pressé. (L'autre le dévisagea, l'air soucieux, pas inquiet, juste soucieux. Lui-même pouvait presque voir l'autre penser, penser à ce mot qui leur était encore étranger.) Abelt.

Entendre ces sons l'ébranla plus qu'il ne le croyait.

-Merci, dit-il.

-Merci pour quoi?

-Pour tout. Pour ça, fit-il avec un geste vague qui aurait pu désigner l'éternité ou juste eux deux. Pour le pardon. Pour la paix. Pour ce que j'ai appris grâce à toi.

L'autre souriait, et son fantôme resta un moment à sourire même après son départ.


-Qui était-ce? l'interrogea la plus grande, après.

-Klaus.

-Un ami?

-Un ami.

-Qui cherches-tu donc ainsi? lui cria-t-elle.

-Une femme que j'ai aimée.

-Que tu as aimée? s'étonna-t-elle. Tu ne l'aimes donc plus?

Elle tournait autour de lui, délaissant la main de la plus petite, immobile, partie courir dans un de ces décors qu'il détestait regarder, ils lui évoquaient des souvenirs d'une planète morte.

-Ma vie était à elle.

-Alors tu es un idiot! J'ai fait pareil et l'homme que j'aimais a fini par me tuer.

-Ce n'est pas ce que je voulais, dit-il, puis: J'ai failli faire pareil. Mourir pour elle.

Elle renâcla, méprisante.

-Je n'ai jamais voulu mourir pour toi, dit-elle, puis: T'a-t-elle tiré dessus, elle?

-Elle m'a planté une lame dans le cœur.

-Toujours aussi poétique! Elle ne t'a même pas touché.

-Crois-tu que je le méritais? Qu'elle me brise le cœur ainsi?

-Je dirais bien que oui, admit-elle. Vu ce que tu m'as fait. Mais je n'ai pas envie de m'engager sur cette voie.

-Je croyais que tu me détestais.

-Je te hais toujours.

Un instant.

-Mais je ne l'ai jamais aimée. Elle me terrifiait quand j'étais enfant et me perturbait quand j'étais adulte. Je n'aimais pas sa manière de garder tous ces secrets, tout ce qu'elle ne disait jamais. Je la trouvais hypocrite, avec ses idéaux de paix alors qu'elle ne faisait rien pour nous aider.

-Elle aurait dû me tuer. Que ce soit juste.

-Juste? releva-t-elle avec ironie. Rien n'est jamais juste. Si elle l'avait fait, serais-tu à sa recherche en ce moment?

-Si tu ne m'avais pas aimé, serais-tu ici en ce moment?

Elle le toisa, furieuse. C'était quand elle était furieuse qu'elle ressemblait le plus à une adulte.

-Tu es un imbécile! Et tu as voulu que je sois comme toi. J'ai voulu être comme toi. (Il s'aperçut trop tard qu'elle pleurait.) Pour te rendre fier, pour que tu me remarques, peut-être même pour te mériter. Mais tu vois, je… (Elle s'arrêta, des larmes dans la voix.) Je te revois, maintenant, tel que tu étais, je revois le sang et je me rappelle la douleur. Et si je peux te donner un conseil, tu ferais bien de t'en rappeler aussi.

Un instant.

-Tu reverras Mirenel, si elle le désire.

-Miezella?

-Je te souhaite bonne chance, Abelt.

Il tendit la main, trop tard pour la retenir. Ses doigts se refermèrent sur du vide.


L'autre revint après leur départ - pas Klaus qui s'était montré si sympathique, l'autre encore, le désolé, la figure d'autorité. Son oncle. Son père? Celui qui l'avait élevé.

-Nous ratons tous ça, dans notre famille.

-Étaient-elles tes enfants? en déduisit l'autre.

-Non. Elles ne le sont pas.

-Tu as l'air triste.

-Je n'ai jamais dit que je ne les aimais pas.

Les rêves de l'autre s'esquissaient autour d'eux. Lui-même cligna des yeux et la lueur des lampes disparut. Il détestait cet endroit.

-Pourquoi m'as-tu ramené ici?

-J'ai pensé que… Peu importe.

Lui-même jeta un coup d'œil en contrebas, par delà les vitraux. Tout était factice, dans cet endroit. Tout n'était fait que de souvenirs.

Au moins ici était-il libre. Il ne pouvait que souhaiter qu'elle le soit, elle aussi.

-Qui? l'interrogea l'autre.

-Personne, répondit-il avec une panique qu'il ne s'expliqua pas immédiatement.

L'autre ne fit que sourire, un sourire éteint.

-Tu ne m'as jamais pardonné.

-Était-ce une question? Je ne vois pas comment je pourrais. Est-ce plus facile, ici?

-Avec le temps, tout le devient. As-tu eu des enfants? Qu'as-tu fait de ta vie?

Ces questions auraient dû être ordinaires.

-J'ai raté, répondit-il. J'ai fait beaucoup d'erreurs.

-Tout le monde fait des erreurs, Abelt.

-Mes erreurs ressemblent beaucoup aux tiennes. Avec elles, surtout. Avec Gamilas aussi.

Un instant, un instant et il était de nouveau cet enfant, avec la peur qui venait avec, il était sur le parvis dans cet uniforme tout neuf et trop adulte pour lui ou il était tout en noir, les vêtements rêches, sa peau glacée. Dans les deux cas il redoutait et pleurait la personne en face de lui, ces deux personnes qui avaient changé sa vie.

-C'est elle?

-Elle? répéta-t-il, étonné.

-Ça ne peut pas être lui, répondit simplement l'autre.

Lui-même dût prêter attention à ce qui l'entourait, à ce qu'il portait, et il comprit. Il n'avait vu cet endroit qu'une seule et unique fois.

-C'était… c'était elle, oui.

Un rire.

-Tu as visé bien haut!

-Je n'ai pas décidé. L'as-tu vue?

L'autre fit non de la tête, lentement.

-Je n'ai jamais cherché.

-Il faut que je le fasse.

-Tu joues à un jeu dangereux, Abelt.

-Peu importe ce qu'elle me dira. J'ai besoin de la revoir.

Il y eut un rire, doux et approbateur.

-Tu auras besoin de chance… À bientôt, alors.

L'autre disparut à nouveau avant que lui-même ne puisse dire quoi que ce soit.


Il marcha seul un très long instant. Il appela Miezella, souvent, puis Mirenel. Son uniforme pesait sur ses épaules, lourd et rêche, mais il s'avéra incapable de s'en débarrasser. Seule Mirenel consentit à revenir.

-Tu as l'air si petit, s'écria-t-elle en riant. Tu dois avoir l'âge de sœur. Vous êtes-vous disputé? Sœur ne veut plus te parler.

-Je le mérite.

-Pourquoi dis-tu ça? s'indigna-t-elle. Tu ne devrais pas dire ça.

-Mirenel.

-C'est moi! clama-t-elle haut et fort.

C'était douloureux de voir à quel point elle se comportait comme une enfant. Rien n'avait l'air d'avoir d'importance. Elle avait tous ses proches, elle avait sa sœur et elle l'avait lui. Elle avait une immensité à découvrir et peu lui importait là où elle venait.

Quel âge avait-elle donc, quand elle était morte?

-Dix-huit ans, lui rappela-t-elle, ce qui provoqua en lui un sentiment acide. Tu as mal?

-Oui.

-C'est dans ta tête, déclara-t-elle avec autorité et suffisance.

Petit monstre. Elle avait bien appris, cependant.

-Ça n'en reste pas moins réel.

-Je sais, dit-elle en lui tapotant la main.

Elle était toujours comme ça. Petite fille. Elle se préférait manifestement ainsi, contrairement à lui qui avait l'impression d'être coincé dans une peau ou une autre.

-Tu pourrais être libre, tu sais, lui offrit-il soudain. Tu pourrais rejoindre ta sœur et tes parents et être débarrassée de moi.

La voix de Mirenel retentit, toute violette, inquiète et heureuse en même temps.

-Qu'est-ce qui te fait croire que je serais mieux avec eux qu'avec toi?


Ils construisirent, petit à petit… un monde? Un domaine? Un rêve?

-Une maison, répondit Mirenel avec enthousiasme. Regarde de ce côté! C'est ma chambre.

La chambre de Mirenel évoquait une aire ouverte et un désir de protection, toute en couleurs douces. Son côté à lui ressemblait à un assemblage de métal et de trous noirs.

-Tu devrais les voir comme des portes, suggéra Mirenel, décidément beaucoup trop optimiste.

-Des portes qui ne mènent nulle part?

-Tu ne t'es jamais senti en sécurité, chez toi?

-Chez moi, répéta-t-il simplement. Je ne saurais pas le dire, Mirenel.

-Tu veux venir de mon côté? Je pense que tu mérites de passer de mon côté.

Il s'habitua à cette dynamique plus vite qu'il ne le croyait. Rester avec Mirenel dans ce rêve, dans ce semblant de sécurité. Sa Mirenel. Ils étaient pareils, maintenant.

Ce n'était qu'un rêve. S'il le voulait, s'ils le voulaient, ils pouvaient dissoudre les murs de cette maison, quitter cet endroit qui n'avait aucune existence matérielle et repartir. Mais elle, elle était bel et bien là, réelle, à illuminer cette existence de rires et de bonheur à l'état pur qui n'existait chez personne d'autre que des enfants. Il se prenait à être heureux, ici. Presque… apaisé.


Elle arriva la première, débarquant chez lui.

-Chez nous, rectifia Mirenel, son petit nez froncé, et un regard furieux qui l'aurait sûrement impressionné si elle ne lui arrivait pas à l'épaule. Qui est-ce?

-Je ne sais pas, je ne reconnais que sa voix.

Sa voix, oui. Tout le reste de cette femme lui était inconnu. Elle était… jolie, oui. Grande, de longs cheveux, les yeux noirs, sans âge. Rien qui ne lui évoquait de souvenirs. Mais elle était là, devant cette porte imaginaire, à demander à ce qu'on la laisse entrer.

-Abelt? murmura-t-elle, et à lui ce "Abelt" provoqua un mal de crâne.

Si. Si, il la connaissait. Il la connaissait d'un endroit erroné, la lumière et la beauté trompeuse.

-Starsha?

-Ranesha, rectifia-t-elle aussitôt, souriant comme Starsha.

Ranesha fut celle qui le poussa à remettre un pied dehors. Mirenel la dévisagea comme une intruse, comme Ranesha l'était, en fin de compte. Il s'assura tout de même de ne pas fermer la porte, la main sur le chambranle. Mirenel aurait pu choisir de les bannir tous les deux, elle et lui avec.

-Qui es-tu? l'interrogea-t-il.

-Ranesha.

-Es-tu… elle?

-Une partie, mais je vois que tu n'aimes pas cette réponse.

La colère et la tristesse le mordaient de l'intérieur.

-Elle n'existe plus, pas vrai?

-Si, le corrigea-t-elle. Elle existe encore, juste pas comme tu imagines.

Elle lui tendit la main.

-Nous sommes trois… peut-être plus, elle n'est pas complète. Mais je suis la plus vieille.

-Mais pas elle.

-Je suis la première à avoir répondu. Aimerais-tu rencontrer les autres?

Le regard de Mirenel pesait lourd derrière lui.

-Peut-être, fit-il simplement, incapable de penser à une meilleure réponse.


Eut-il tort de vouloir passer du temps avec Ranesha? Non, ce n'était pas la bonne formulation. Pas la bonne question à se poser.

Eut-il tort de mettre en pause ce qu'il construisait avec Mirenel pour retrouver Ranesha?


Elle le présenta à Itara et à Sumire, mais elles ne lui plurent pas. Sumire était une enfant, elle défendait un idéal de paix avec une telle naïveté, une telle inconscience. Itara, elle, le détesta au premier regard. Tout ce qu'il put trouver de Starsha en elle était son entêtement. Avec Ranesha, il… il avait presque l'intention de la retrouver. Ranesha et lui se retrouvaient sous la lumière et ils parlaient comme autrefois. Ranesha se rappelait de lui, parfois, elle se rappelait Iscandar et Gamilas, jusqu'à leur fin. Même si certaines choses lui étaient inconnues, il avait la certitude qu'elle était là.

Il n'aura pas dû se sentir aussi bien avec elle. Il ne savait même pas qui elle était, après tout.


Quand exactement réalisa-t-il son erreur? Quand il se trompa à son sujet, espérant retrouver des yeux dorés dans les siens? Quand elle aborda des sujets douloureux, lui demandant ce qu'ils avaient été, tous les deux, avec une sincérité et une curiosité qui le rendirent malade? Quand il s'aperçut qu'il était dans son rêve à elle, laide copie d'Iscandar? Quand comprit-il qu'elle ne l'aiderait pas à se défaire de ce qui lui pesait sur les épaules?

Quand avait-il laissé Mirenel?


La maison était vide quand il revint. Mirenel avait tout détruit, ne restait que son horrible moitié inachevée.

Il l'appela en vain.


Il ne voulait pas revoir Ranesha. Miezella non plus, d'ailleurs, ni Erik. Il méritait d'être seul. Comme à son habitude, Itara acheva cet espoir avec un soin tout particulier.

-On dirait que tu ne vas pas bien, singe galman.

-Monstre iscandarien. Est-ce Ranesha qui t'a envoyée?

Cela fit rire Itara. Beaucoup.

-Jamais! Ranesha ne fera qu'attendre que tu reviennes. Comment se fait-il que tu sois seul?

-J'ai vexé l'autre occupante de cette maison.

-Et tu as l'intention de rester les bras croisés à attendre?

-J'espérais avoir un moment pour moi.

Assise à côté de lui, Itara laissa échapper un soupir.

-Je comprends pourquoi elle te plaisait… Tu es comme elle.

-Comme Mirenel? l'interrogea-t-il, perplexe.

-Non, comme la vieille femme.

-Ranesha? Tu la détestes aussi?

Silence.

-Je ne pense pas que je la déteste, admit Itara. Avoir passé tant de temps en sa compagnie a créé un lien qui ne s'effacera jamais. Mais parfois, parfois oui, je peux la haïr. Je ne supporte pas de constater que Sumire et elle détiennent tant de souvenirs de ma dernière vie. Je ne supporte pas… ce que nous avons été. Cette femme que tu dis aimer n'aurait jamais dû exister. Tu aurais dû rester avec ta compagne. Et tu devrais arrêter de te plaindre et partir à sa recherche.

Il ravala un sourire amusé, relevant la tête.

-Je ne l'entends plus. Je n'entends même pas un écho.

-Elle est peut-être repartie, lui dit Itara. Mais ça ne change rien. Vivre est toujours difficile. Elle aura besoin de repères, quand elle reviendra. Elle aura besoin de toi.


Refaire la maison de Mirenel s'avéra plus compliqué que ce qu'il croyait. Il ne pouvait pas faire mieux qu'une estimation de sa moitié, recréer les murs et les meubles tel qu'il croyait les avoir vus. Il fit de son mieux, cependant, vraiment, réessayant encore et encore, corrigeant un détail ici et là. Il laissa définitivement de côté tout ce qui faisait penser à Gamilas. C'était pour Mirenel. Pour qu'elle se sente à l'aise et lui aussi, avec elle.


L'autre revint pour la troisième fois. Erik. Il ne l'autorisa pas à entrer.

-C'est magnifique, observa-t-il tout de même. Où est passé la petite?

-Repartie. Crois-moi, j'ai cherché!

-Tu as l'intention de faire perdurer cet endroit jusqu'à ce qu'elle rentre?

-Si elle veut rentrer, oui.

-Tu aimes cette femme?

Si, il savait qu'il l'aimait. Mais les intonations de la voix de l'autre le firent douter. Il lui demandait s'il était amoureux.

-C'était une personne en qui j'ai toujours eu confiance, et c'est une femme. Dois-je obligatoirement en être amoureux?

-Non, admit son oncle. Mais vu comme tu la décris… L'avoir connue avant, à ta place, je l'aurais épousée. Histoire qu'elle reste avec moi.

L'idée le perturba. Jamais il n'y aurait pensé, quand ça avait de l'importance, avant. Ce n'était pas par mépris… juste qu'il y avait tant de choses entre eux qu'ils n'auraient jamais pu avoir une relation comme celle-ci. Juste que c'était ainsi. Il s'imagina un instant là-bas. Différent. Dans une vraie maison, à partager la vie de cette nouvelle Mirenel. À avoir une vie à eux. Un foyer. Des enfants? L'idée lui donna le vertige.

-Je ne sais pas si ça fait longtemps, dit-il comme une excuse.


S'il partait maintenant, auraient-ils une chance? Lui un peu plus jeune, certes, mais peut-être pas de beaucoup.

Vivre avec Mirenel?

Une maison, une réalité, une vie?

Et des enfants qui leur ressembleraient?


-Arrête de tergiverser. Tu ressembles à la vieille femme.


-Tu mérites d'être heureux. Tu n'étais qu'un enfant.


-... elle aussi, elle reste coincée dans ses vieux souvenirs!


-... et je n'avais pas à t'imposer ça.


-Tu pourrais la ravoir, tu sais!


-Revivre! Ça ne te plairait pas? Avec elle, en plus?


-Une vie avec elle! Avec une femme qui t'aime!


-Mais je suis terrifié! cria-t-il à l'univers: que ce fut à Erik ou à Itara, à Teresa ou les êtres qu'elle représentait, ou à Mirenel elle-même par dessus la réalité n'eut pas d'importance. Tout ce que j'ai cru s'est avéré faux. Ma mère et mon frère… Et si elle aussi, elle se lassait de moi? Et si je me trompais? Comment puis-je savoir ce que je veux avec tout ce que vous, vous voulez pour moi?


-Abelt, (et cette fois ce n'était ni Erik ni Itara, ni seulement Erik ni seulement Itara mais eux deux et pas que, c'était un soupir et un pleur, un souhait et un ordre, tellement de couleurs mêlées, et la lumière qui illuminait ce monde se fit soudain plus douce, comme si Teresa elle-même tendait la main vers lui, et il la vit, cette nouvelle Mirenel au delà, tellement belle avec ce sourire, et il en eut la certitude, celle qui balaya tout le reste.)


Elle l'attendait.