Titre : Thirst

Disclaimer : Les personnages ne nous appartiennent pas et nous ne touchons aucune compensation financière pour la publication de ce texte.

Rating : M pour certains chapitres


Bonjour à tous, voici la suite avec un changement assez désagréable...

Nous avons pris pas mal de retard dans la rédaction pour diverses raisons, de fait pendant quelques temps, nous posterons les chapitres en les coupant en deux, chaque partie sera postée séparément ... Il n'y a donc que la partie de Raito dans cette publication (elle fait quand même 34 pages de traitement de texte), la partie de L suivra dans la prochaine publication vers le 20 mars. Oui, ce n'est pas très cool, toutes nos excuses !

Nous vous souhaitons de bonnes fêtes et espérons que la lecture sera tout de même agréable !

Pour rappel à la fin du précédent chapitre, Raito a finalement compris que L n'a pas participé à la torture de Beyond, bien au contraire. Ils se sont donc réconciliés, même si une certaine distance demeure. A la toute fin du chapitre, Raito quitte L pendant la nuit à une heure plus que suspecte, certainement à cause de Beyond (6h13). L décide de le suivre...


Chapitre 63

In absentia [Partie 1]


Matsuda se tenait sur une chaise, des mèches sales couvraient un visage tuméfié qu'il releva aussitôt à mon arrivée. Hématomes violacés et plaies qui s'exposaient, sales, sous cet éclairage blafard. Indéniablement, je me sentais sale, moi aussi, d'être ici. Des marques épaisses, presque noires, repérées immédiatement, soulevèrent une vague de nausée dans mon estomac : c'étaient des traces de chaînes, autour de son cou. Hérissement. L'image hurlait dans mes rétines et j'aurais voulu confronter L, juste derrière moi, mais je ne parvenais pas à m'en détourner.

Le policier inclina légèrement son visage de côté, ses cheveux lui collèrent la joue, je remarquai alors sa pâleur anormale, la sueur luisante.

« Dommage, L, c'était censé être un spectacle privé. Tu n'en as pas marre de casser ses plans ? Il va finir par s'agacer. » La voix n'était qu'un son fantôme, entrecoupée par les halètements. Un filet sanglant roula de son nez, puis deux commissures gauchies d'un faux sourire en train de se noyer. « Je vais vraiment finir par voir rouge comme lui. » Un ricanement se logea péniblement dans la voix. « Tu saisis, Raito ? »

Les attaches qui le maintenaient sur la chaise étaient si serrées qu'elles s'enfonçaient dans la peau mâchée au moindre de ses mouvements. Une sueur froide coulait dans mon dos. Recherche frénétique du regard. Il n'y avait rien ici qui … si. J'attrapai le torchon, déjà taché de thé, laissé à l'abandon sous la deuxième chaise, voulais pas savoir comment L s'en était servi pour torturer Matsuda. Le tissu, humide, ferait quand même l'affaire. Le traître rejeta le menton en arrière quand je le plaquai sous son nez. M'acharnais en même temps à défaire l'un des liens enfermant son bras de ma seule main valide. Le torchon et le regard s'imbibaient d'une égale et implacable ironie alors que Matsuda me dévisageait.

Soufflai d'énervement, l'attache résistait. Rapidement, le tissu n'absorba plus rien, se mit à ruisseler. Le laissai tomber en un bruit mouillé, sentant à peine la chaleur de l'hémoglobine qui avait coulé sur mes doigts jusqu'aux coudes. Je comptais rapidement les pulsations au creux du bras du policier malgré la compression des sangles. L'épistaxis s'intensifiait vite, donnant un air presque comique à toute cette surprise au rouge exsangue.

« Éloigne-toi. » Les traits déformés de souffrance de Matsuda m'incitaient à activer, mais ma main humide et poisseuse ripait toujours, glissait au niveau de son poignet sans trouver prise. « Ça devient critique, voire pathologique, ce manque de jugement... n'ose même pas détacher cette crevure miteuse. »

Pas de temps à perdre avec L sur le sujet, écoutais même pas. La bouche de Matsuda cyanosait, il se crispait tellement sous la douleur que ses muscles semblaient vibrer. Marbrures lui fleurissant sa peau. Pouls trop bas. Il faisait un choc cardiogénique. C'était clair, maintenant, à la dysfonction diastolique. Dans quelques minutes, le collapsus serait inarrêtable.

« L, tu peux aller – » Je m'interrompis : quand était-il sorti ? Revenu ? Avec une Mayat en pyjama, grattant une grappe de motifs formant une farandole flashante de cœurs anatomiques et de fusées vertes sur sa cuisse. Elle regardait L avec des globes oculaires rougis où l'inertie se disputait la fadeur froide et mécanique d'un frigo mortuaire à la lumière encrassée par une fuite de formol.

Pendant quelques secondes qui semblèrent une petite éternité, la respiration de l'ancien policier se calma légèrement, puis une grimace de douleur plus marquée creusa horriblement ses traits.

Et Mayat ne se précipitait pas pour aider, au contraire.

« Vous êtes au courant qu'un rencard nocturne n'est pas censé se dérouler avec trois personnes pataugeant en pyjama dans une pièce puant la pisse et le vomi d'un quatrième péquin en train de saigner comme une otarie en surpoids vautrée sur le sommet d'un buffet chinois au soleil depuis quatre heures ? Avec une larve de muscidae en guise d'olive dans chaque narine en décomposition.

— Et votre expertise est proverbiale en la matière, à n'en pas douter.

— Si je ne juge pas vos pratiques sexuelles, merci de ne pas me mêler à ces orgies anatomiques. Me passerai aussi bien de vous voir baguenauder dans ce pyjama qui est d'un ennui à peu près aussi mortel que votre mauvais goût habituel en tous sujets. Ou presque. »

On perdait du temps. Et ces deux-là pouvaient bavasser des heures pour le simple plaisir de s'envoyer des insanités dans les dents. Autant couper court.

« Mayat, vous êtes légiste –

— Joli constat. À croire que vous êtes finalement le petit génie promis par le chœur prophétique de marsouins chantant en canon dans la lumière –

— Fermez-la, pour une fois, et faites votre foutu boulot. Si vous êtes seulement capable de faire autre chose que de vous la jouer en vous agitant du scalpel quand vous avez la flemme de prononcer plus de deux syllabes articulées. Certains primates ont de meilleurs résultats. »

La légiste frotta la marque profonde de l'oreiller sur sa joue, tritura le sinistre bordel de sa chevelure grasse, méchée de violet, en ôtant quelques cotons-tiges perdus-là comme un touriste en forêt à la recherche de bolets enterrés dans l'humus.

« Pas envie. C'est votre copain qui donne les ordres. » Sa tête s'était légèrement inclinée vers Matsuda, sûr pourtant qu'elle avait déduit tout ce qu'il était possible de déduire depuis longtemps. Paresseuse mollasse pas tentée de première catégorie. Diagnostic balancé en une poignée de mots lapidaires – elle n'en avait même pas besoin, juste envie qu'on fasse inutilement les bilans à sa place – elle haussa l'épaule d'un demi-millimètre.

« Meh. On peut attendre l'arrêt d'ici quelques secondes pour tenter de relancer la pompe comme un coussin péteur qu'on gonfle une dernière fois avant l'ultime fanfare. » Ma répulsion pour une comparaison aussi vulgaire ne lui fit ni chaud ni froid, à croire qu'elle était le chaînon manquant entre la femme et la vache sous barbituriques.

« Ce sera trop tard, vous le savez parfaitement.

— Ouais. Comprends pas pourquoi je suis ici si vous le saviez déjà. Trouvez quelqu'un d'autre pour éponger vos dégueulasseries, j'ai une nuit à finir et un masque hydratant au pétoncle qui m'attend.

— Vous n'avez pas d'autres options ? Vous avez fait des études de médecine, il paraît, mais peut-être que le recrutement se fait désormais sur la capacité à coller des gommettes en biais ? Au lieu de barboter dans vos ridicules cosmétiques à l'eau de boudin des Carpathes en tentant de vous convaincre que votre vie a un quelconque semblant d'intérêt, bougez votre mou et votre cul.

— Pas la peine d'être si détestablement … tranchant.

— Pas la peine d'être si détestablement bouchée, gourdasse et feignasse, peut-être s'agit-il là d'ailleurs de votre réelle spécialisation ? Vous n'êtes probablement entrée dans une morgue que parce qu'il y avait de la lumière et du jambon.

— Vous avez reçu une trop belle dose d'antalgique pour être aussi ronchon... mais vous êtes peut-être grincheux comme ça juste en privé ? Les autres options possibles ne sont pas envisageables sans du vrai matériel, faites pas semblant de l'ignorer. »

Les tracés francs sur le haut et le bas de son pyjama avec des strass étaient annotés de mots à l'écriture penchée. Les lignes formaient un schéma de découpe pour boucher. Celui du cochon – ou de la truie ? – vu la partie ventrale indiquant « poitrine » et les côtes indiquant « travers ». De bon goût et indéniablement thématique. Je haussai un sourcil aiguisé de jugement muet.

« Il est bien trop tôt. – Bâillement dévoilant sa dentition. – Et les techniques ridicules destinées à sauver le bouseux moyen méritant de crever par sélection naturelle ne sont bonnes que pour mes péteux de collègues. Je tripatouille principalement la barbaque morte. Si elle en vie, j'arrache les morceaux bien frais des beaux spécimens, mais je ne fais pas dans la réparation. Le tas de fourberie et de morve branlante ne manquera à personne. Je peux même l'achever plus vite, c'est pour ça que je suis là ? » Les décharges du défibrillateur ne l'empêchèrent pas de poursuivre son laïus. « Si vous aimez tant que ça les sécrétions corporelles, je vous fournis un lot tout frais de tampons à infuser dans un bain.

— Vous êtes d'un grand secours.

— Biiiien. Alors si vous voulez pas que je le termine plus vite, comprends encore moins pourquoi vous m'avez fait venir, à part pour votre bonne conscience. Laissez son cœur s'arrêter, il a perdu trop de sang et on n'a plus assez de réserves pour compenser depuis vos folies charcutières avec Birthday. D'ici quelques minutes, c'est plié. »

Sorte de palier mental franchi, ouvrant sur un calme souverain. Battements de mon propre cœur qui ralentissaient, souffle qui se régularisait.

Sur une série de convulsions particulièrement violentes, le traître vomit un torrent explosé de sang visqueux à mes pieds nus. Pantelant, il finit par se redresser après plusieurs hauts le cœur, sa bouche désormais complètement cyanosée sous la salive épaissie et l'hémorragie qui virait noire. De sa main libre, il chassa le ballon insufflateur que je tentais de plaquer contre sa bouche par intermittence.

« Quatrième – » Me cracha au visage et l'impact chaud dévalait encore ma joue quand il compléta, les yeux révulsés. « – allumette. »

Iris écarquillés une demi-seconde, référence à BB beaucoup trop précise.

Son effort lui fit perdre conscience. La quantité de fluide vital répandue en flaques concentriques était trop importante. Au moins deux litres et demi, plus de la moitié du seuil mortel. Le cœur ne pourrait jamais repartir.

L laissa tomber les électrodes et la seringue d'adrénaline et de dobutamine, ne servaient plus à rien.

Nous étions trois, à regarder Matsuda crever sur sa chaise.

Mayat, là pour me donner bonne conscience ? Sûrement.


D'habitude, j'attendais d'être seul pour me débattre avec ma saloperie de protection étanche et le foutu tissu décidé à s'entortiller. Sous la lumière trop crayeuse de la salle de bains, je savais de quoi j'aurais l'air dans son regard. Me débarrassais pourtant du t-shirt collant en une série de mouvements douloureux. Léger tressaut qui glissa son visage, mais rien de plus. Je ne commentais pas son effort certain pour ne pas montrer ce qu'il pensait vraiment de mon apparence.

Presque imperceptible, la paume de L sous mon coude amorça un geste de pivot, dévoilant une large tache séchée barrant la jonction du bandage et du poignet. Le sac qu'il s'apprêtait à enrouler autour de mon bras se figea sur un claquement de langue désapprobateur.

« De mieux en mieux.

— À quoi t'attendais-tu ? Tu n'es pas tellement dans un meilleur état que moi.

— En général ou dans ce cas particulier ? »

Cassant, l'animal, avec cette sale question rhétorique. Décidai de simplement ignorer le sous-entendu.

« Tu as vraiment intérêt à ce que les restes de cette baudruche fielleuse de Matsuda ne t'aient pas refilé une ITSg. Si ça a traversé le bandage... »

Le contraste entre la douceur de ses gestes et la dureté de son ton électrisait la distance. Comme si j'avais le droit de lui en vouloir.

« Sinon, quoi ? Et tu sais bien qu'il n'en avait pas, alors si c'est juste pour le plaisir de m'engueuler, il me semble que tu as plein d'autres sujets à disposition.

— Qui sait où il a été traîné depuis qu'il s'est acoquiné avec Beyond. Et tu sais que tu n'as pas envie que je réponde vraiment à la question.

— Alors pas besoin de le formuler si ? » Ma réponse prétentieuse, lâchée sur un ton moqueur, coïncida avec le moment où il se leva.

« Si. » Me gratifia d'un regard où la colère s'était fissurée, désamorcée. « T'emmerder quand tu sembles tout faire pour m'emmerder moi est trop réjouissant.

— Évidemment.

— Je vais chercher de quoi refaire ton bandage. »

Il avait bien fallu prévenir les autres de la mort de Matsuda, malgré l'heure. L'agitation résultant de la nouvelle ne s'était pas encore apaisée : bruits de conversations, lumières allumées, exclamations dé-coordonnées. Mogi, effondré dans sa chambre. De retour avec le matériel médical, l'air dégagé de L n'était qu'un masque mal posé. Pas besoin de demander. La fréquence calme du timbre du Watari s'était déjà glissée sous la porte, un peu plus tôt, trop assourdie pour saisir autre chose qu'un vague vrombissement mécontent de bourdon mal léché.

Délicats, les doigts dénouèrent les bandes velpeau pour détacher gazes et pansements. Pourquoi s'acharnait-il à vouloir faire ça ? Je détestais qu'il le fasse parce qu'il s'en sentait obligé. Et coupable.

Si les saignements de Matsuda n'avaient pas réussi à passer la barrière des protections, les miens avaient durci les compresses, rendant le simple fait d'enlever les gazes difficile. La bande stérile s'était collée à une portion des plaies et les infinies précautions prises n'empêchaient pas tout de partir avec. C'était lent, douloureux, à sentir les fibres s'arracher de la chair sensible. Tic ravalé. Même si j'avais trop tiré sur les points, rien n'avait sauté, cette fois, et je pourrais presque m'en vanter si j'avais été plus sûr de mon souffle. Juste pour m'amuser de la désapprobation de mon soigneur personnel.

Le désinfectant imbiba de nouvelles compresses pour être appliqué sur les sutures, légèrement, juste pour dégager la vue et faciliter l'examen aigu auquel j'étais soumis. Alors, commença la détersion. Me raidir de tout mon corps n'était pas une option, pas plus que de me tortiller en gémissant sur la chaise pour échapper au contact. La douleur escaladait déjà les nerfs en torrent bouillonnant, pire qu'un tison chauffé à blanc enfoncé dans les chairs… Avais déjà pu comparer les deux, après tout.

Mon visage ne se fêlait plus, force d'une habitude qui était trop fragile. J'en avais déjà trop balancé – à tort – dans la gueule de L pour en rajouter. Plus de culpabilité, plus de –

Air dégagé malgré les larmes qui menaçaient de monter aux yeux quand il gratta, nettoya une entaille recousue qui semblait en moins bon état que les autres. Le toucher aérien ne changeait rien à la douleur qui vibrait à chaque contact râpeux. Sifflements étranglés durement retenus. Préférais me concentrer sur l'interrogation flottant au-dessus de la bataille chaotique de ses cheveux. Trop lourde pour faire semblant de l'oublier. Bonne diversion.

« Je devais essayer de sauver Matsuda, même si je n'ai jamais été aussi inutile de ma vie.

— Il le méritait pas.

— Trépasser d'une longue agonie après avoir été inutilement torturé n'a rien à voir avec un quelconque mérite. Personne ne mérite de clamecer de cette manière. »

C'était vrai, mais il était indéniable que ça sonnait presque faux.

« Tu parles. Tu avais l'air aussi touché par cette mort ô combien injuste et imméritée que s'il venait de t'annoncer qu'il avait gagné le championnat régional de pogs du Kansai à la deuxième place, catégorie poussin. Tu as quand même croisé les bras en l'observant dégueuler ses litres de sang... que d'émotion, que de sensibilité, je suis ému et réclame une ovation ! »

— La vraie question est plutôt : quel spécimen rare d'attardé participerait à des putains de championnats de pogs. Je n'éprouve aucune espèce de compassion pourrissante pour ce débris d'immoralité, pas plus maintenant qu'il mange les pissenlits par la racine que quand il crevait par terre dans les flaques de ses muqueuses corporelles. Mais ça ne change rien à ce que je viens de dire.

— Ou peut-être que tu appréciais la performance en tant que spécialiste du vomissoire ? » La pique ne méritait qu'un reniflement méprisant, détournai la tête avec bouderie. « Vois pas pourquoi tu devrais essayer de bêtement sauver tous les torchons humains que tu croises sous prétexte que tu as une collection de déchets à agrandir pour faire payer la visite. L'accès de connerie subite n'est pas non plus accepté comme excuse.

—Tch. »

Entrechoquement des regards, aussi neutre l'un que l'autre. S'accrochèrent. Avais encore du mal à m'habituer à retrouver ces échanges, trop exceptionnels pour être brisés autrement qu'avec un sourire rentré.

Lisibilité de ses traits, toujours ombrés d'hypothèses et de théories mouvantes, dévorés avec l'angoisse que tout disparaisse.

« Tu étais calme.

— Je sais. » Aucune explication réellement valable à donner. Peut-être que la détention m'avait changé. Mon désir de le voir mourir ne pouvait être nié. Pourtant, il y avait quelque chose que je n'arrivais encore vraiment à saisir, à la lisière. Sorte de faux temps niché dans le raisonnement. « Personne n'a essayé de sauver une victime de Kira, ou pas à notre connaissance. On n'a pas la preuve que ces morts sont inéluctables.

— Il n'y avait pas les moyens suffisants pour faire mieux, tu as fait ce que tu as pu. »

Qu'il dise ces mots par gentillesse m'énervait, je voulais qu'il les dise parce qu'il les pensait. Pas parce qu'il s'inquiétait ou – pire encore – compatissait. Surtout pas.

« Je n'ai rien « pu » du tout. Essayer n'a pas de valeur dans ce contexte, mais je devais quand même... » M'interrompis. Poursuivre cette phrase serait aussi inutile que le reste, après tout.

L venait d'en finir avec les pansements, ses mains courraient en caresses pour s'assurer de la pose des parties adhésives. Non. Il n'y avait rien que je haïssais plus que cette impression d'être un pantin dont on agitait les fils, qu'on dépossédait de ses décisions, une par une.

« Peut-être qu'il aurait mieux valu que je ne – » Me mordis la lèvre. « L, je suis désolé pour ce que je t'ai dit après la conférence à Todai, quand tu avais ce revolver.

— Tu t'es déjà excusé pour ça, tu as oublié aussi ?

— Non. Mais rien ne semble suffire. Pour tout. »

Lui se garda de confirmer que je n'aurais jamais assez de ma vie pour présenter l'infinité d'excuses que je lui devais.

Au lieu d'agir, je n'avais fait que réagir. Rien n'avait changé depuis qu'il m'avait laissé partir. La question des moyens utilisés par Beyond pour contrôler les comportements ruisselait sous l'eau chaude pour envahir le cortex. L'hypnose, par exemple, ne permettait pas d'agir en totale opposition avec la volonté du sujet. Beyond avait pu induire tout ce qu'il avait voulu pendant qu'il s'amusait avec moi comme un confiseur déchirant son sucre cuit sur un crochet, alors pourquoi pas ça, après tout ? Mais s'il n'avait pas eu vraiment besoin d'induire ma réaction … parce que je n'avais pas été fondamentalement en contradiction avec le fait d'observer la mise à mort du déserteur vicelard dans une mare de chiures ? Les limites de ma morale tournaient à la brûlure. Beyond avait eu des contacts avec L, également, pendant plusieurs années. La possibilité de l'hypnose, assez intéressante, mais hasardeuse, n'en demeurait pas moins une exploration parmi trop de variables inconnues.

Mon bras coincé entre les portes de la douche pour rester au sec, en dehors, me faisait l'effet d'un rôti à l'étouffée. N'avait jamais semblé aussi étranger. Oui, j'avais savouré de voir Matsuda se vider de son sang. Et ça ne me révulsait même pas, toujours maintenant. Absurde ? Inquiétant ?

Les pensées tournaient toujours, doublaient chacune de mes respirations en ombre alors que j'invitais L à se glisser entre les draps laissés ouverts. Ma tête inclinée sur l'oreiller, en silence. Quels que soient les mots qui glissèrent de sa bouche, ils étaient prononcés sur un ton trop doux ou conciliant pour que je les mérite.

J'attendis. Jusqu'à ce qu'il s'agite avec malaise. L'épinglai plus durement du regard.

« Tu ne sais pas à quel point j'ai essayé de t'ignorer, de te haïr et ça n'a pas suffi. À croire que j'en suis simplement incapable. »

L'obscurité tomba simplement comme le point d'une phrase. Et je savais que la fatigue de cette nuit trop courte ne me laisserait pas dormir.


Le concours de sales gueules faisait rage et la violence visuelle se coinçait entre les traces d'oreillers balafrant les visages aussi dignement que Mayat qui pêchait des morceaux de tofu à mains nues dans un bol de miso. Le petit-déjeuner se réduisait à une valse de bâillements et d'yeux aussi bouffis que les prunes marinées trônant parmi la multitude de plats dans une petite coupelle comme autant de trophées oculaires fripés en exposition. Akemi laguait complètement, versant d'une main le contenu d'un bol de riz blanc dans sa bouche renversée vers l'arrière. Il y ajoutait ensuite la sauce soja à la bouteille en trempant à l'aveuglette un morceau d'omelette dans du chocolat chaud. C'était parfaitement arrangeant.

Mon père fit bien crisser son couteau contre sa tartine trop grillée avec un air vindicatif, puis renonça à prendre la parole en fronçant son front à la manière d'un Shar-Pei. Sûr qu'en insistant un peu, la tartine tiendrait droite, coincée dans l'un des plis. Avait probablement vu sa propre tête de déterré dans le reflet de son thé vert, rendant la critique de la mienne quelque peu délicate. Un soupir sembla dresser davantage encore les crêtes de ses cheveux grisonnants, en protestation. Il se gratta la joue et faillit s'étouffer en réalisant qu'il avait mélangé la confiture de cerises et les cornichons marinés sur son pain après en avoir croqué une généreuse bouchée. Me souvenais pas de l'avoir déjà vu si négligé au petit matin. Et c'était presque perturbant. Pas autant, néanmoins, que la vision et l'odeur de cette saloperie de confiture étalée avec la lenteur et la couleur de la provocation. Chair de poule.

Ne surtout pas imaginer le goût, la couleur trop similaire à – Le rire halluciné de B – Grande gorgée de thé froid que je bourrais de daikon et de gingembre saumurés. Le tout assez âpre, amer et piquant pour bousiller les récepteurs gustatifs avec des saveurs bien différentes de celle – immonde – du sucre. Chassais avec frénésie l'image balançante d'un sourire tordu dans la pénombre, les séismes de son regard craquelé à la folie de – Inspirai profondément. Décalage de l'attention espérant décentrer l'axe malade de mes idées : L semblait être le seul à avoir assez dormi, mais les critères qu'il utilisait pour qualifier une nuit de « reposante » étaient parfaitement merdiques. À commencer par la notion même de « nuit » en tant que telle qui n'était qu'une pauvre guenille de foutage de gueule qu'on agitait sous le nez d'un taureau aigri juste après tenté de pratiquer un massage intestinal avec une poire à lavement.

Lui avait dormi avec facilité alors que, quelque part dans la lutte aux relents de fin fond de purgatoire, j'avais dû m'endormir à peine quelques minutes assez pour arracher l'image irréaliste d'un unique iris jaune fendu à la verticale. J'étais sûr de l'avoir déjà vu quelque part. Et c'était étrange, parce que je ne me souvenais pas l'avoir déjà rêvé. Les principales théories de la psychologie analytique et des neurosciences que je compulsais en arrière-plan réflexif pour déterrer ce qui pourrait donner un sens à cette excentricité. Le trauma de Ferenczi ? Les lapsus lacaniens ou le travail de Bion enrichissant la théorie freudienne avec le rêve comme transformation inconsciente des faits en expérience émotionnelle ? Syndrome d'indigestion mentale ? Ou alors ce n'était rien du tout. Ce serait bien si quelque chose, pour une fois, pouvait n'être rien. Serait reposant.

J'avais laissé Beyond foutre un sacré bordel.

M'extirpant de mon bourbier mental, un funeste Watari, messager de la destruction, choisit ce moment pour venir décomposer encore davantage l'ambiance mortelle de ce petit-déjeuner au royaume des Enfers. Sur le fil d'un sourire vibrant de triomphe, il avait retroussé ses lèvres sur ses gencives. Au coin du plateau miroitant, une petite cassette reposait dans une enveloppe dont le papier avait été impeccablement décacheté. Mon nom était noté sur l'étiquette, avec le chiffre 3.

« Ce courrier est arrivé il y a peu. Je me suis permis de l'ouvrir après la batterie d'analyses habituelle. J'ai supposé que vous ne verriez pas d'objection à éviter les fâcheuses extravagances matinales de Beyond Birtdhay. Au moins les plus salissantes. »

Sa jubilation infusait trop pour qu'il n'y ait que moi à la percevoir, elle dégoulinait de lui avec une gourmandise enflammée.


J'étais allé me passer les nerfs à vif sur mes cheveux, enlevant enfin les résidus sombres de coloration qui s'y étaient trop imprégnés. Il ne restait désormais plus une seule trace de l'horreur chromatique, mais ça n'avait pas apaisé la salissure qui importait vraiment, celle qui se répandait en nécrose. La cassette tenait autant de la boîte de Pandore que de la clé de Janus permettant d'ouvrir les portes du passé, du futur, du début et de la fin. Nerfs qui brûlaient d'angoisse. Pourtant, il fallait jouer la décontraction, l'indifférence parfaite. Laisser percevoir le lent débordement qui tendait les points de rupture sous l'épiderme serait l'avènement de la chute : ils s'engouffreraient tous dans les brèches béantes, leurs doutes et leurs affreuses certitudes briseraient l'équilibre durement retrouvé.

Comment avais-je fini sur ce canapé, coincé entre l'authentique gourmand et l'infernale simplette ? La réponse devait être de celles illustrant vulgairement le principe d'indétermination d'Heisenberg : quantiquement impossible à atteindre.

Cela faisait trois heures que la cassette et son enveloppe étaient analysées sous toutes les coutures et personne n'avait encore osé déclencher la lecture de la vidéo, comme si nous en redoutions tous les conséquences.

Un regard m'accrochait, s'écarquillait à intervalles irréguliers pendant que L expliquait la raison de ma présence sur ledit canapé de l'impossible. Ce faisant, il alignait maniaquement une colonie de dragées sur la table basse en ce que Misa devait considérer comme une odieuse incitation millimétrée de Petit Poucet à se graisser les hanches à la pelleteuse de chantier. Une pointe d'avertissement vrilla, m'incita à tourner mon attention vers Misa. Les doigts vernis se replièrent soudain, trop proches de ma tempe gauche pour être innocents effleurant presque déjà les mèches trop désordonnées à mon goût depuis leur raccourcissement mayatesque. Les lèvres roses s'élargirent en sourire, puis l'index et le majeur vinrent se coller en forme de « v » sur une joue plus enrobée de maquillage qu'un fruit de pesticides. Parodie détestable d'un cerveau d'enfant de cinq ans vaguement fonctionnel. Renoncer à commenter serait hautement préférable. Me contentai de cisailler le regard trop bleu avec agacement, qui, en cet instant, n'était décidément qu'un miroir de superficialité plate.

La télévision s'alluma en chuintant légèrement.

En tant que gagnante du concours permettant aux participants de déployer des trésors d'invention dans l'art d'empoisonner son prochain, Misa surveillait le bon déroulement de la suite des opérations d'incitation au suicide de masse. En tant que perdant, L devait regarder avec elle toute la saison d'une émission culinaire aussi connue que stupide. Son ordinateur perché sur un genou, un œil vers l'écran de temps à autre, L s'était posé dans le canapé sans trop lutter. Et j'étais incapable d'en faire autant, même en attendant les résultats. Pas le droit moral et à peine la possibilité d'encaisser en ayant l'air de m'en foutre. J'avais bien mieux à faire, comme convaincre une certaine pirate informatique que j'avais été cliniquement con. Et ça n'avait rien de facile.

… Cette seule pensée m'écorchait tellement le cerveau.

Une bouche pincée et un nez froncé envahirent le cadre du retour webcam en ultra-gros plan et la caméra alternait entre l'un et l'autre de manière malheureuse. Je saluai quelques boutons sur le pourtour d'une mâchoire, en passant. Enfin, Artémis recula, me laissant admirer sa dernière atteinte capillaire au bon goût en grattant d'un air boudeur une nuque entourée d'un éventail de mèches verticales, maintenues droites à grand renfort de gel effet carton mouillé et de pinces en forme de bigorneaux.

La fatigue avait crayonné un air revêche et grisâtre sous ses cils inférieurs, renforcé par un éternel t-shirt noir trop grand et délavé avec une surimpression qui craquelait et avait perdu son intégrité depuis longtemps.

Son regard débordait de jugement. Comme prévu. Au moins aussi méfiante que L dans ses mauvais jours.

« Ce n'est pas en faisant des shampooings que tu as meilleure mine. Vu d'où on part.

— Ce n'est pas non plus en me forçant à me réveiller en pleine nuit pour te virer des systèmes ni à m'échiner pour te convaincre que j'aurai meilleure mine. Vu d'où on part. J'ajoute que la diarrhée verbale à peine articulée qui souligne ma petite forme avec ton tact et ton à-propos habituels dignes du boucher bouseux tentant de complimenter sa femme plus saucissonnée dans sa robe qu'un pâté dans sa croûte est une source de réconfort inépuisable.

— Toujours eu une tête de cochon, c'est pas une nouveauté. Et … je ne peux même pas dire que tu es une sale tête de lard, pense un peu à moi, bon sang. » Un index à l'ongle rongé s'agita sous mon nez. « En tout cas, je ne suis pas responsable de ça. On dirait que tu n'as pas dormi du tout pendant 24 heures.

— Ce n'est pas qu'une impression, mais je m'en voudrais de réduire ton panel d'insultes déjà si pauvrement fourni. C'est ça le véritable scandale.

— Peut-être que je suis fatiguée aussi. Peut-être que j'ai bossé jusqu'à l'épuisement pour un chiant d'ingrat qui change d'avis comme de langues se blottissant contre sa glotte. Peut-être que je ne comprends pas le dernier changement radical en date du connard capricieux qui me sert d'ami et que j'attends désespérément une explication valable ... si Son Altesse, la grande divinité solaire, daigne accepter de s'adresser au pauvre petit satellite qui gravite péniblement autour d'elle. » Elle roula des yeux à la fin de son discours devenu exagérément grandiloquent et parfaitement ridicule dans son exécution. « Une explication valable, j'ai dit. Il a bien saisi ou je dois lui exploser les réactions thermonucléaires comme je pète des dents à la manivelle du Jugement dernier ? Ta petite boule de gaz sera harcelée jusqu'à recracher la gravité comme une purée prémâchée.

— Hypernova.

— Présomptueux ? Comme c'est étonnant. Mais tu serais donc condamné à l'état théorique.

— Ce n'est pas parce qu'une sordide meute de canards hypermétropes endimanchés comme des faisans dans des diplômes futiles refuse de voir l'évidence offerte que la conclusion n'est pas parfaitement logique quant à son existence. « Le Jugement dernier », parlons-en ? Non, mieux, n'en parlons pas. Franchement réducteur comme échelle de mesure et tellement variable selon les cultures que ça n'a strictement aucun sens … Pour une menace, c'est plutôt contre-productif de ne pas avoir de sens, non ?

— Hm, ne détourne pas la conversation.

— Tu dis ça parce que tu n'as pas trouvé de meilleure réplique. Et tu as détourné la conversation la première. »

Le coin de ma bouche relevée avec mauvaise foi la dérida légèrement.

« Tu dois être soit véritablement épuisé soit véritablement convaincu. Tu as souri. »

— Tu as vraiment besoin que je réponde à ça ?

— Tu as vraiment besoin de faire semblant de ne pas y répondre ? »

Même si elle semblait dans des dispositions vaguement plus agréables, ce n'était pas gagné. Le sujet avait déjà été abordé une fois en conversation frontale, sans compter la première tentative qui n'avait pas été une « conversation » à proprement parler. Pas beaucoup d'essais restants. Passé un certain stade, plus j'insisterais, plus je scellerais sa conviction erronée. Plus le choix donc, plus possible de reculer ou de contourner les explications. Formuler le détail était atrocement difficile. Je n'avais jamais eu honte de moi, jamais douté, auparavant. Mais la honte et la révulsion me calcinaient tout entier, me cramaient, maintenant. Si c'était insoutenable face à L, face à moi-même, c'était... Frisson au dégoût auto-centré. Qu'il ne se prive pas de regarder à travers les caméras était logique, normal, attendu. Souhaitable. Mais, bordel, qu'est-ce que ça rendait la conversation atroce. Et frustrante.

Enfin, après avoir expliqué tout ce qui pouvait l'être, Artémis voulut le « presque ». Aussi.

« Je ne comprends pas au départ comment tu as pu finir par accepter de penser qu'il te ferait ça. »

Serrai les dents. Avoir calculé les angles des caméras pour être le moins visible possible n'était qu'un gentil bisou magique sur une jambe amputée. En détournant la tête – cheveux un peu trop courts pour dissimuler efficacement mon visage – je retroussai ma manche droite. Artémis se ruait toujours sur les nouveaux modèles de webcam, la résolution devait donc montrer avec précision les marques d'injection qui criblaient le creux de mon coude droit comme une constellation aux couleurs malades et presque disparues. Les traces d'injection sur les mains, les cuisses ou le ventre nettement moins accessibles ou regardables. Elles s'additionnaient aux autres marques, à la fièvre et à tout ce qui n'avait rien laissé sur ma peau, mais qui s'était gravé quelque part.

Me sentais barbouillé, fatigué à la fin de cette foutue conversation aux allures de trépanation infinie. Le besoin de me replier en boule pour protéger les zones psychiques trop tendres était aussi métaphorique que galopant.

Les mots étaient tellement creux, infiniment en dessous de la réalité, pour raconter les effets d'un ... écorchement aussi réussi.


L m'attendait dans le couloir juste avant l'entrée du salon, comme convenu. Me suivit des yeux jusqu'à ce que j'arrive à sa hauteur, puis murmura un discret « Alors ? » Avait dû suivre l'échange à distance, pourtant.

« Elle m'accorde le privilège du doute pour le moment, selon ses dires. »

Ce qui, dans la bouche d'Artémis, se traduisait par son acceptation de ma version, sans qu'elle veuille l'admettre de manière officielle. Il inclina légèrement la tête, renonça à ajouter une parole qui courrait le risque d'être entendue par les autres.

« Ce n'est pas trop tôt. Merci de daigner vous joindre à nous pour la découverte de cet élément d'une importance si mineure pour l'enquête qui nous occupe tous depuis plus d'un an. » Le commentaire de Watari s'accompagna d'une invitation à prendre place dont je me serais bien passée. Avec l'ironie sous-jacente sous la politesse de façade, il était évident qu'il s'adressait bien plus à moi qu'à L.

Akemi s'agitait sur un coin de canapé à côté d'un Mogi pâle, défait par la mort de son ancien ami. Mon père patientait debout aux côtés d'une Mayat granitique alors que Watari se faisait un plaisir de rappeler tous les rares indices utilisables sur l'enveloppe et la cassette : quelques infimes traces de pollen et de cendres volcaniques en provenance du mont Haku, la marque de la confiture utilisée pour sceller l'enveloppe, des empreintes qui n'étaient répertoriées nulle part.

« À qui sont ces empreintes ? Ce sont celle d'un coursier, j'ai des doutes... ou alors... Birthday et ses complices ont enfin commis une erreur ? »

L eut juste le temps de profiler une syllabe acerbe qu'il se fit voler la parole par un Akemi tapant nerveusement contre l'accoudoir. Semblait soudain assailli par un régiment entier de thermites affamées bien décidées à faire de lui un tas niais essentiellement composé de cellulose qu'on aurait tôt fait d'agglomérer en cercueil bas de gamme pour cafard.

« Avant d'aborder ça, ce serait peut-être bien de parler enfin du sujet que personne n'a eu le droit et le cran d'aborder jusqu'à présent. Il – son index pointa vivement dans ma direction – a avoué être Kira et tout le monde agit comme si rien n'était arrivé, c'est insupportable !

« Soyez raisonnable, Akemi-kun. »

Le bord d'une tasse en porcelaine fine choqua le métal d'une cuillère. Pas de doute, sous la moustache blanchie et les lunettes trop étroites sonnait le ton du reproche. Que Watari fasse mine de contredire Akemi – sur ce sujet – ne pouvait que signer les prémices d'une attaque sanguinaire visant à pulvériser la cible géante que j'avais dans le bas du dos avec le maximum de dommages collatéraux. Watari, fourberie savamment jouée dans un arc de cuillère, se décida enfin à donner la dernière touche à son attentat verbal : la touche explosive.

« Ryuzaki a accepté l'excuse de la perte de mémoire déjà utilisée avec succès de nombreuses fois déjà, pourquoi est-ce que l'excuse ne serait-elle pas crédible ? Assez de ces intolérables marques de réflexion personnelle, reprenez-vous.

— Je n'ai réellement aucun souvenir de la scène, ne vous en déplaise. Certaines périodes chronologiques restent particulièrement floues en raison des différents traitements qui m'ont été si délicatement administrés.

— Vous plaisantez, Yagami-kun ? Il a été bien trop délicat avec vous, justement. Il semblerait toutefois que vous ayez beaucoup réfléchi à cette amnésie opportuniste.

— Évidemment, comme nous tous ici. Et, au cas où vous ne verriez pas l'évidence à travers votre presbytie intellectuelle et votre déclin général déjà bien avancé, cela ne m'arrange pas du tout. À moins que vous ne vous rendiez vraiment pas compte des répercussions néfastes et multiples d'une telle situation... alors que presque tous vos agissements et délires constipés cérébraux vaseux en sont une, je ne peux rien pour vous. » Teigne sénile, sa trêve factice n'avait pas duré longtemps, mais je ne serais pas celui qui irait déterrer la hache pour achever l'ancêtre d'un coup bien placé. Je n'allais quand même pas allonger la liste interminable de mes excuses pour le simple plaisir de descendre en flammes un gâteux-gâteau lorgnant bientôt vers la locomotion à roulette. Me contentai simplement de clouer Akemi au pilori d'une accusation dévoilée à demi. « Tu devrais savoir mieux que personne ici qu'on peut faire croire et dire ce qu'on veut à quelqu'un qu'on torture, pourvu qu'on se donne les moyens de ses ambitions. »

Le mafieux se renfrogna.

« Donc, c'est ça le truc ? On ne saura jamais si on peut te faire confiance ou non ? »

Ces propos-là étaient plus blessants que je ne le montrerais jamais. Mais je n'eus pas à répondre, déjà mis sur le gril – pourrais rire si Watari n'y croyait pas vraiment – d'une autre question tout aussi scandaleuse.

« Comptez-vous reprendre une énième fois encore cette excuse indécente de perte de mémoire dans un avenir proche ? J'envisage la création d'un jeu à boire ou d'un bingo. »

Le tout passa en rafale de vent polaire et Watari se fit crucifier dans l'instant par les tirs croisés de mes deux voisins. Bordel. Autant faire une partie d'échecs en compagnie d'handicapés mentaux dyspraxiques portant des moufles 4XL.

« J'ai deux mots à vous dire, Watari-san. Dans le couloir. » Le grondement paternel ne s'était pas éteint qu'il ne restait plus Mogi et moi dans ce salon qui ressemblait tellement aux coulisses d'une scène de spectacle que ça en devenait risible. Les voix assourdies disparurent bientôt totalement entre les hurlements des uns et les menaces des autres.

Bien.

Les trois revinrent au bout d'un certain temps dans un silence tendu qui ne fut pas défait jusqu'à ce que la cassette soit insérée dans le magnétoscope. Debout, je croisais les bras, ignorant les regards convergents plus lourds qu'une chape de béton coulée sur mes tempes. Respiration en accélération.

Le mode lecture fut enclenché par Watari qui ne dissimulait en rien sa satisfaction et son empressement pervers.

La vidéo avait dû être prise peu de temps après celle des aveux, sans doute dans la foulée : même état des vêtements, mêmes blessures à l'exception d'une coupure à la joue supplémentaire. Même attitude.

Beyond rôdait dans le dos de mon double numérique avec un sourire maniaque dont le triomphe gauchissait les lignes. Sous la lumière fluctuante, l'exposition de mon impuissance ne pouvait être plus durement mise en scène. Les blessures étaient montrées comme des pièces de collection à l'écran, provocant des frissons de dégoût trop profonds pour être réprimés.

Pourtant Beyond ne semblait pas avoir de réelle prise sur le visage tuméfié et impassible qu'il souhaitait tellement ravager de son pouvoir. C'était perturbant, autant de distance sur un corps si écorché, surtout quand ce corps était le mien et Beyond le savait très bien, faisait brûler son sourire en conséquence en regardant l'objectif de la caméra.

« Ryuzaki, Raito, hel-l-o. » Il agita avec une naïveté une main gainée par la structure métallique d'un poing américain. La main resta en l'air et il tendit lentement sa langue de biais pour goûter la sucette blanche maintenue entre deux phalanges. « Et je n'oublie pas les autres chiots de cette mignonne équipe sans défense. À l'exception du petit faiblard qu'il a fallu noyer à mains nues, bien sûr. Spectacle agréable ? À combien sur une échelle d'orgastique à moi ? »

Le ballet de regards, qui jusque là faisait des allers-retours entre moi et l'écran, s'était fixé. La peur s'insinuait. Ils ne pouvaient pourtant vraiment se rendre compte. À quel point il n'y avait rien autour de Beyond. Pas d'idéal. Pas de vision. Pas de cause. Rien de sacré, sauf une chose, peut-être. Il n'était que l'expression d'un séisme, d'une volonté purement destructrice et nihiliste.

Mauvaise sensation roulant la moelle épinière. Beyond avait déjà prévu que je serais revenu au moment de réception de la cassette, ce qui n'était pas une surprise. Par contre, il avait prévu précisément à quel moment il allait achever Matsuda par rapport à la réception de cette vidéo et ça soulevait trop de questions, au-delà du mode opératoire de Kira. Timing extrêmement serré.

À l'écran, le sourire éclata en souffle implosif, s'étirant pour craquer ses joues.

« On joue, Ryuzaki, on joue ? »

La bande eut un raté, revint après un hiatus de quelques secondes.

Toujours derrière la chaise, Beyond s'était penché. Faisait doucement sonner les angles de l'arme de poing contre ceux de la mâchoire de mon double.

L'image sauta plusieurs fois. Se stabilisa sur une voix lancinante et un regard à demi agacé.

« Allez, poussin, arrête d'être aussi diabolo-men-têtu et mal élevé, j'en ai marre de faire des prises. »

Remarquai alors les points de rougeur symétriques sur une pommette, puis le liquide rouge gouttant entre les lèvres. Le Raito de l'enregistrement s'autorisa une once de sourire... ou peut-être était-ce l'ombre mouvante projetée par l'ampoule. Sur un cliquetis, le poing d'acier glissa dans les cheveux raccourcis et il n'y eut plus qu'un regard glaçant. Chez l'un comme l'autre.

Détestais la manière dont, encore maintenant, je savais lire chaque infime torsion corporelle de Beyond.

« Sois sage. »

De sa sucette, il tapa avec précision sur la boucherie du bras gauche dégueulant d'infection mêlée à l'hémoglobine. Une fois. Le globe de sucre blanc frappa une agrafe. Puis deux. Et la sucette enfonça plus rapidement les agrafes en un son clair et répété. Comme un gamin sur une saloperie de xylophone. Le premier gémissement de douleur fut arraché par la surprise, après, il n'y eut plus de réaction visible, sinon une crispation de l'autre main sous les sangles en cuir.

Rien ne faisait écho à cette vidéo sous mon crâne et, même sachant le fonctionnement obscur et aléatoire des souvenirs traumatiques, c'était... terrifiant.

Ça me terrifiait.

Saut de l'image.

La main de BB coulissait pour venir se loger contre le cou violet, déjà imprimé lourdement avec la marque de ses doigts, et le geste tenait autant de la caresse que de la menace. Le tressaillement qui suivit ce contact aurait pu être un hurlement de douleur.

« Applique-toi, tu es une très mauvaise potiche. » Sa sucette martela les syllabes sur une paire d'agrafes, vint ensuite se loger au coin de la bouche fermée de mon double, tourner pour récupérer le sang, le napper sur la surface sucrée qui vira au rose. Le tout fut englouti avec une gourmandise écœurante.

« J'ai une proposition, assez intéressante, je pense, mon Ryu. »

Beyond se figea brusquement, baissa les yeux alors que son ricanement s'étranglait.

Saut de l'image.

Le tueur se racla ensuite la gorge, inclina le cou en desserrant son col.

« Un petit voyage initiatique, ça va te plaire. Ce qui compte, c'est la destination. Et le temps qu'il reste. »

D'autres blessures fraîches ressortaient sur la peau trop pâle de mon double. Les doigts-confiture de Beyond passèrent sur une coupure, masquant les traces d'une autre grappe de coups. Sur l'image, j'ouvris la bouche d'un air mauvais, la vidéo sauta encore et revint au son du rire halluciné et ravi de Beyond. Celui-ci attrapa le menton qui tentait de se dérober en vain. Le claquement de la langue fut aussi sec qu'un rappel à l'ordre et qu'une promesse. Le menton laissa la main de Beyond l'entourer, jusqu'à ce que le Raito à l'écran plisse froidement les yeux.

Énième coupure vidéo.

Retour sur un Beyond qui, entre temps, s'était penché. Il ronronnait en glissant son nez dans la nuque et les contusions, aparté saisi par le micro.

« Ohhh, tu es tellement chaotique malgré la laisse que tu as autour du cou. Tu as de la chance que j'adore, j'adore voir quand tu bascules dans ton ombre. Tu pourrais être mon expérience préférée... mais te couper la langue est une si belle option quand tu l'agites aussi vilainement. » Et il lécha la peau enduite de substance sucrée avec délectation. Raidissement total de mon corps, même la respiration ne passait plus.

Son ton plus fort, il s'adressa de nouveau à L. En pouffant.

« Je te laisse soixante-dix heures et vingt-deux minutes précises pour aller à la ferme de Yasuhito Teshima. Ne va pas à Karatsu, c'est trop loin pour être prêt. J'ai piqué le bonhomme pour qu'il s'implante à Nishiwaki, il est en train de produire des fraises blanches, tu vas te régaler. Mais si tu viens trop tôt, si tu viens trop tard... » Le visage satisfait de BB bouillait la rage dans mon ventre alors qu'il chantonnait avec une effervescence crasseuse. « Et si tu n'y vas pas... Et si tu y vas... Tu ne vas pas aimer le résultat. »

Le petit film de mauvais goût filmé dans un garage avec une résolution équivalente à l'acuité d'une cornée emplie de tabasco se termina là. Le Raito de la cassette ne servait que de trophée à exhiber, pour son plaisir et pour détruire encore un peu plus la cohésion d'équipe. Ma cohésion.

Dans le blanc qui suivit la fin de la vidéo, toutes les têtes se rivèrent sur moi en bel ensemble.

Watari se détourna le premier, se détachant du groupe d'un pas vers la sortie.

« Laissez-moi deviner, vous avez encore perdu la mémoire ?

— Je ne me souviens pas du contenu de cette cassette. »

Et je restais impassible sous l'enchaînement-avalanche des diverses réactions d'exaspération et d'incompréhension. Bordel. Se rendaient pas du tout compte de l'injustice absolue de leurs réactions. Boule acide et grouillante sur ma langue de répliques tues.


Misa posa une grande tasse sur la table basse.

« Elle est pour toi, Raito-kun-chou, remplie presque au ras du bord avec du café très chaud, juste comme tu aimes. » Elle adressa une œillade battante et supérieure à mon voisin de droite qui se crispa sur l'assise du canapé. « Parce que moi, je sais ce que tu aimes. »

Pouvais pas la contredire sur le degré de remplissage de tasse et de chaleur du liquide, mais c'était bien tout. Je soupirai avec une fatigue mal contenue, remerciai Misa sans oublier le commentaire sec vendu avec.

« Pas la peine de recommencer, tous les deux. Sinon vous trouverez votre tierce personne neutre pour surveiller le gage ailleurs, c'est bien clair ? »

La fusillade de regards mauvais passée entre la mannequin et le détective, ils mirent un point d'honneur à marquer leur assentiment de manière asynchrone. Puis, Misa enfonça son index à l'ongle laqué de noir dans mes côtes. Sous le rappel immédiat à l'ordre, elle se tordit les mains, sans me regarder.

Hormis Mogi, qui refusait simplement de se laisser aller à de telles frivolités, les autres se crêpaient la moustache et les cheveux dans une autre pièce tout en visionnant la vidéo sans relâche. Futile débat sur le fait d'aller ou non à Nishiwaki qui reviendrait à tomber dans un piège.

« Quand même, ce serait bien que tu prennes un tooout peu plus de p- déglutition difficile- de po... de poids. C'est trop pas mon style de dire ça, mais même moi, je sais voir quand il faut. Alors, fais un effort. Mais pas trop, hein, faut que tu restes parfait. »

Elle était donc si crétine qu'en concurrençant une chèvre alpine au Go elle n'était pas assurée de gagner ? Bien. Je m'autorisais donc un petit centimètre d'écart supplémentaire qu'elle se chargea de combler en attrapant la télécommande avec l'air de ne rien remarquer.

Derrière son ordinateur, L établissait son plan pour l'expédition, notant de temps en temps quelque chose sur une serviette en papier calée sur un genou.

Dotée de son spectre de destruction à LED, Misa finit par enclencher l'épisode du concours culinaire télévisé. L'ambiance mutique et butée disparaissait presque tant le générique grandiloquent sortait l'artillerie lourde afin de faire oublier aux spectateurs qu'ils allaient regardaient cuire des pâtes pendant deux heures. L'ensemble était plus perclus de ralentis qu'une course organisée en ephad et les candidats défilaient un par un en débitant des crétineries égocentriques avec la force vulgaire de ceux qui étaient passés assez près du mur pour les croire vraiment.

« Mon restaurant figure au top vingt des meilleurs restaurants au monde depuis deux ans. Ma principale qualité ? C'est la créativité et la modestie. Ah, ça fait deux ça. »

« J'ai travaillé avec tellement de grands chefs que je n'ai plus assez de doigts pour les compter. »

« Mon talent donne déjà le tournis au guide Michelin alors qu'il ne me connaît pas encore. »

Marche des narcissismes sur les talons hauts de l'indécence et des « J'ai été élue meilleure cheffe de Kansai avec un œuf et un cornichon. »

L, plongé en plein de son expérience sociologique, ne collait déjà plus le nez à son ordinateur quand les projecteurs balayèrent le plateau. Il dévorait une glace à la vergeoise et sa chantilly montée à la crème crue avec une fascination non dissimulée et les gestes compulsifs du visionneur télévisé accro. Dix silhouettes se détachèrent sur un roulement de basses tandis que les écrans incurvés renvoyaient des flashs blancs et des éclairs sous l'orage. À l'opposé des chefs-juges, les candidats formaient un troupeau de lapins éblouis dans une paire de phares, sur le point de s'évanouir. Toute leur fausse assurance venait de couler en flaques de stress et même leurs regards semblaient bégayer à l'unisson, désormais.

… Ça allait être bien.

La présentation des chefs-juges dura une éternité et la salve auto-promotionnelle qui en résulta devait enfreindre les lois d'encadrement publicitaire audiovisuel de plusieurs pays. Enfin, les projecteurs crachotèrent et la musique s'arrêta. Le présentateur se tenait sur la balustrade – baigné de lumière – revêtu d'un absurde costume violet et affichant un sourire défiant les limites des capacités maxillaires humaines. À l'apparition, le public applaudit à tout rompre, et ce n'était pas pour féliciter l'éclairagiste de son sens de l'épilepsie échevelé. Comment une émission comme celle-ci pouvait seulement avoir un public sur le plateau. Ces gens profitaient sans doute du temps consacré à peler des panais et à changer le décor pour compter leurs points de QI soustraits de manière inéluctable, histoire de varier un peu des soirées consacrées à regarder l'eau du riz frémir et à compter les grains de couscous.

Alors que les candidats attendaient à leurs postes de travail respectifs, le présentateur leva les bras après avoir annoncé une première mini épreuve de sélection. Sa tête partit en arrière et sa voix baissa de plusieurs tons.

« Mesdames, messieurs... soyez prêts. 1, 2, 3. Lâchez … les … courgettes ! »

Entre le chronomètre qui commençait le décompte de l'épreuve, les écrans rougeoyèrent d'images montrant les monts Asama, Hakone, Aso, Sakurajima et Azumaya en pleine éruption. Succession de gros plans accentuant l'incandescence de la lave pendant que les candidats découpaient des cucurbitacées avec une frénésie presque épique. L'un d'entre eux s'appliquait à faire brûler la chair sur son fruit en vantant le jeu de textures et l'équilibre des goûts, à doser avec précision à cause de l'amertume, pendant un temps bien trop long pour former un discours plus construit que celui d'un chacal enfermé dans un placard mal branlé.

Malgré moi et malgré les coups de pression balancés à plein volume, mes paupières devenaient plus lourdes. Léger bâillement, regard de côté, égaré sur une Misa et un L captivés, leurs genoux repliés en une posture similaire avec leurs pieds sur l'assise du canapé. Amusant. Ils commentaient les agissements et les décisions, se disputaient pour déterminer lequel des deux possédait « le savoir culinaire » et se rengorgeaient si leur avis se trouvait confirmé à l'écran.

Ma tête s'enfonça un peu plus dans le coussin dorsal.

Il était évident que j'avais fini par m'endormir, quand une secousse me fit ouvrir des yeux embrumés. Une volée de commentaires acides fusa de part et d'autre, conclut par un, très inspiré, : « Tu n'es qu'un sale con plus sournois qu'un méchant pirate qui veut pas partager son butin. Espèce de quiche iroquoise !

— Et tu n'es qu'une mégère conne comme un melon de pays, va éventrer tes entrailles épépinées avec les autres courges dans le compost en fermant bien le couvercle pour retenir tes odeurs et tes mouches. »

J'aurais pu vanter pendant des heures le confort de l'épaule de L qui accueillait si bien ma joue. En tout cas bien mieux l'un des candidats qui vantaient les mérites de son plat avec des phrases à peine articulées dans une bouillasse cérébrale incapable de calfeutrer un fond de cale en perdition dans la marée de la connerie.

« La réalisation est magistrale, l'harmonie entre le thon, le chocolat et l'oursin est subliiime. Sûr que l'association avec ma gelée de groseille va en déchirer des palais... Olala. Je mérite teeeellement ma place parmi les plus grands chefs du monde. »

Si je n'étais pas si fatigué par ma nuit blanche en particulier et mes nuits difficiles en général, j'aurais ri.

Un autre suait tellement qu'il y avait de quoi étancher la soif de ses petits camarades pendant une semaine en prétendant qu'il n'était pas venu trier les lentilles avec son accent du Kansai. Quand ce n'était pas sa concurrente directe qui déblatérait sur l'accord suave entre une micro tuile à l'encre de seiche et une unique tomate cerise.

« J'ai choisi de bannir les saint-jacques et les morues. J'espère que le risque va payer, mais finalement, je me demande si la salinité de la salicorne et le croquant de la tuile ne s'allieraient pas avec la rondeur du mollusque. »

L ricana.

« C'est tellement bien, un monde où on peut bannir les morues.

— D'abord, faudra bannir les mollusques rageux de rouge et de rage, humpf.

— Et les pouffes caquetantes pas foutues de retenir les expressions les plus simples devraient cuire à l'étouffée dans les vapeurs neurotoxiques de vernis à ongles. Juste par dignité. »

Vexée, Misa referma ses doigts sur la croix d'argent qui balançait à son cou. Froncer les sourcils me demandait trop d'énergie, mais il me semblait ne plus avoir vu ce bijou depuis des mois.

Je suivais vaguement l'avancée des candidats qui pataugeaient jusqu'à mi-cuisse dans l'eau froide et boueuse d'un coin paumé pour aller à la « rencontre du produit » et cuisiner dans des conditions extrêmes ridicules à l'aide d'une spatule en plastique trop mou et d'un réchaud ballottés sur des flotteurs. Au vu des hurlements et des rencontres plantaires fortuites avec animaux ou rochers pointus, la rencontre n'avait rien d'agréable.

Ce devait vraiment être une parodie, après tout.

Pendant que certains revenaient de leur chasse à la palourde sur la Chevauchée des Walkyries, les autres étaient en plein trip initiatique sur le lavage du riz.

Et les voilà en train de cuire leurs grains pendant que les chefs-juges dissertaient de l'élasticité, de la couleur, de la saveur subtile, du soyeux attendu et du temps de cuisson à la seconde de chaque variété. Les pauses montraient les candidats en train de faire l'inverse des recommandations– avec ironie ? – puis la dégustation commença, accompagnée de mimiques impassibles, de projections d'images de tsunami et de mouvements crescendo de la Hungarian Rhapsody No. 2 de Liszt. Peut-être espéraient-ils que les cuistots cassent eux aussi leurs pianos de cuisine ou, à défaut, leurs candidats.


Le contact des draps et de la couette … ? Œil ouvert, grimaçant sous la lumière vive. « C'est maintenant que je t'ai foutu au lit que tu te réveilles. » Mon grondement que j'étouffai en replongeant dans l'oreiller, œil refermé.

« Je n'ai toujours pas décidé si tu tiens de la marmotte, du chat ou du zombie. Je t'ai quand même fait traverser la moitié de la maison depuis le salon et je suis sûr que tu ne t'en rappelles même pas. »

Le salon ? Oui, le concours culinaire... Le marmonnement vaguement vindicatif qui sortit de ma gorge semblait... quand même nettement moins construit que dans le projet initial. Ouvris encore une paupière, au prix d'un effort incommensurable pour consulter le réveil. Oh. L'heure était indigne de tout individu normalement constitué. Plissai le nez. Recommençai en m'appliquant davantage quant à l'articulation et à la partition des sons. Mais la nouvelle tentative de communication ne récolta qu'un air narquois bien trop brillant.

« Fais-moi penser à te filmer, la prochaine fois. Ce sera amusant de te montrer ça quand tu seras en pleine possession de ton sens de la honte. Tu découpes n'importe comment, tu marmonnes, on ne reconnaît même pas les mots, c'est un vrai foutoir. » Qu'il était chiant.

Le mot bref sifflé entre mes lèvres n'avait pas besoin d'être entendu pour être compris. Lui glissa une main douce et joueuse mes cheveux, son souffle chaud contre ma tempe.

« Ce n'est pas très gentil, ça. »

Malgré ses manières d'ours jouant à la dînette, je tapotai la place à côté en une invitation claire.

« Pendant que tu abandonnais ton rôle de tierce personne neutre-arbitre pour cause de K.O-canapé, les autres marsouins ont fini par se rendre compte après leur tournoi de bras de fer mental que nous n'avions d'autre choix que d'aller à Nishiwaki. Au bout du millionième visionnage. Faut que je travaille pour organiser ça. »

Faut que je travaille pour organiser ça ? Comme s'il n'avait pas déjà commencé à le faire bien avant. Comme s'il avait droit de faire ça à quatre heures dix du matin. Lui planter ma désapprobation grognonne dans l'œil ne servait apparemment qu'à le faire pouffer. L'enfoiré. Dur de lutter contre la tentation d'abandon, juste tomber en fermant les yeux dans le moelleux serait... Mais je voulais... À formuler, ça ne donna qu'une engueulade en carton aussi compréhensible qu'un discours politique prononcé avec le contenu d'un pot de yaourt dans la bouche, la moitié des syllabes jetées dans l'oreille d'un sourd.

Un temps passa. Un sourire joua discrètement dans le flou de plus en plus prononcé de ma vision.

« Si tu veux, je travaille là. »

Voilà.


L'agacement et le stress jetés sur la table de cuisine, avant qu'ils ne me dévorent. Frotter mes yeux brûlants avec le poignet ne ferait pas passer la fatigue accumulée de trop de mauvaises nuits. Ni rien d'autre.

Silence de cathédrale dans la pièce trop exiguë pour le contenir. L'attente de mon père, l'attente déjà insoutenable alors que ses intonations s'éteignaient. Interrogatives. Plus perforantes qu'une balle gainée de teflon. Peut-être leur douceur, justement, qui les rendait insoutenables. Tant de calme, tant de délicatesse. Alors que ces paroles-là ne pouvaient que déchirer.

Et son regard droit analysait, jugeait ma réponse.

« Je te crois. Tu n'es pas Kira, je te crois.»

Étrangement, ces mots graves sonnaient légers. Je savais, je lisais qu'il les pensait, pourtant. C'était moi qui n'étais plus capable de (le) croire.

Ni lui.

Ni personne.

« Tu n'as aucune bribe de ce qui apparaît sur les enregistrements, rien du tout ? C'était une longue conversation et il n'a pas été... très agréable. »

Presser les citrons, décortiquer les pamplemousses pour recueillir les suprêmes. Les gestes répétitifs n'endiguaient pas les relents nauséabonds de ces conversations, revenus me sauter à la gueule dès que je relâchai un tant soit peu mon attention. Les parfums acidulés se mêlaient au sucre cuit alors que je vérifiais la prise au froid des différentes mousses, impeccable. La crème anglaise avait assez refroidi pour y ajouter la crème fouettée. Elle retourna au frigo pendant que je m'occupais des autres éléments.

« Je sais bien que tu as beaucoup subi et je ne peux pas même pas imaginer ce que tu as enduré pendant tout ce temps avec – il déglutit, livide – Beyond. » Ce que ça lui faisait hurlait assez pour que je me taise, détourne les yeux. « C'est très compliqué pour nous tous et surtout pour toi. Avec toutes ces nouvelles informations … révélations… tu dois … te sentir tellement perdu et... Je me disais qu'après tout ça, je pourrais être un peu... plus...un peu moins... Mais, j'ai besoin de comprendre. Que se passe-t-il avec L, tu en es où ? »

Oh. Accrochage coupant et brut de mon attention. Le tournant de cette conversation ne me plaisait pas du tout.

« Que veux-tu dire ? Nous avons déjà eu cette conversation il y a quelques jours.

Tu étais convaincu que quelque chose dans sa relation avec Beyond Birthday n'était pas clair.

Je me suis trompé. Il a tout fait pour je me retourne contre L, par jeu, essentiellement.

Tu en es sûr ? – Foudroiement – Tu étais sûr de toi avant, également. Ce n'est pas juste parce que… tu en as envie ?

Non. J'ai des faits pour appuyer ça. L'autre fois, ce n'était que le résultat de manipulations et de psychotropes.

Tu disais qu'il y avait des faits, aussi.

Ils n'avaient que l'apparence des faits parce qu'ils ne reposaient que sur les moyens utilisés par Beyond. Tu comprends bien que je ne pouvais pas en vérifier la véracité en étant attaché au fond d'une cellule en béton. Pas plus que je ne pouvais vraiment la tester une fois revenu, alors que L pouvait voir toutes lesdites vérifications.

Je sais. Mais je me demande si - Il se tut quelques secondes et ce silence suffit pour sentir la tension s'arquer sous ma peau, accélérer le souffle. - Je me demande si, quelque part, tu as cru ça parce que tu soupçonnais inconsciemment qu'il aurait pu le faire. Ce n'est pas anodin d'être capable de penser que quelqu'un qu'on apprécie peut se livrer à de telles… horreurs.

Donc, c'est de sa faute si j'ai pu croire ça ?

Oui, parce qu'il a des méthodes particulières, qu'il a cru et croit encore que tu es Kira.

Arrête de prétendre ce qui t'arrange parce que ça t'arrange. C'est ridicule et insultant.

Non, quelque part, c'est bien la preuve que tu sais qu'il est nocif, dangereux et destructeur pour toi.

La preuve ? Depuis quand as-tu ton diplôme de psy, déjà ? Laisse-moi deviner, tu l'as trouvé abandonné au fond d'un carton, comme il était adressé au chauffagiste du coin shooté à la graisse d'étanchéité et au chanvre fumé par les deux bouts tu as juste remplacé son nom par le tien ? »

Les éléments placés au froid étaient assez fermes pour y tailler des carrés.

Temps de placer dans le plat les carrés de bavaroise au pamplemousse, de mousse au citron et de biscuit madeleine imbibé au sirop acidulé. Première couche réalisée avec un énervement crescendo. Minutie des gestes parfaitement maîtrisés, corsetés. Nappai le premier damier d'une fine épaisseur de préparation au croustillant praliné-feuillantine, à alterner avec la gelée piquée de suprêmes.

Un bruit rythmique et claquant interrompit l'enchaînement des étapes. Une voix bien connue chantonnait des paroles difficiles à comprendre entre deux claquements de talon. Au bout d'un moment, j'entrevis Misa passer dans le couloir. Ses pas chassés dansants soulevaient les jupons courts en bataille de dentelle noire sous de vertigineuses bottines assorties. Sa robe gris et rose poudré fusionnait les facettes gothic et sweet de son style lolita, avec une dominance nettement gotic. Un œil ourlé d'argent rencontra le mien et, déjà, elle ronronnait mon prénom, s'engageait dans la cuisine. Mains jointes derrière le dos, elle balança son buste, faisant briller la croix autour de son cou.

« Tu faaais quoi ? »

Sa curiosité et sa naïveté me figèrent une seconde. Sonnaient... Continuais pourtant à monter les différents étages. À la réponse, elle posa quelques questions ingénues avec un débit de mitraillette, papillonnant entre les différents ustensiles et préparations. Quand elle sortit, elle me sourit encore. Avec ces yeux glacés. L'avertissement – quel qu'il fut – coula le long de mon échine en un léger courant électrique. Arrivais pas à déterminer sa nature exacte, mais j'avais déjà vu cette expression faussement enjouée et candide sur ce visage. Plus d'une fois. Ces yeux. Pas des ou même ses. Ces yeux. Ça avait été la première idée. Instinctive ? Fronçai les sourcils, cherchant à retrouver les images parmi la collection mémorielle, multiples souvenirs photographiques passés en revue en une fraction de pensée. Toutes ses mimiques, ses regards, tics, tressaillements. La manière dont chaque sentiment lui contaminait le visage. Insidieusement, la migraine pointa, empruntant les iris de Misa comme une brèche pour broyer chaque pensée. Couronne de pulsations compressant le front et les tempes.

Concasser les pralines pour finaliser la décoration semblait parfaitement inapproprié, mais il fallait le faire maintenant. Les chocs répercutaient les vibrations dans mon crâne. Aggravant la douleur.

« Quand je te vois t'accrocher de nouveau à L, j'ai peur des conséquences. N'as-tu pas déjà assez mal comme ça ?

Tu lui en veux pour quelque chose dont il n'est pas responsable.

Il l'a laissé te prendre. C'est impardonnable. »


Même si je détestais travailler sur l'expédition qui devait avoir lieu trop prochainement, il y avait des moments où je ne pouvais pas l'éviter. Pas décemment. Le tombereau de cartes, de plans des bâtiments de la ferme sous toutes les coutures, de témoignages et recherches sur les propriétaires, employés, voisinage et de feuilles de route recouvrait la chambre de L dans ses moindres recoins, du sol au plafond. Excellente excuse pour dormir davantage dans mon lit que dans le sien et je ne m'en plaignais pas. Je farfouillais entre les images satellites et infrarouges, à la recherche de la feuille de route 14. Regarder L ou même lui adresser la parole était dangereux.

« Je sens ta désapprobation aussi bien que si tu me la hurlais à la gueule.

— Tu sais ce que j'en pense, je ne vois pas pourquoi je devrais me fatiguer à développer et à te hurler à la gueule, comme tu dis, alors que ça ne changerait rien. »

La feuille 14 enfin dénichée, je retournai à mon ordinateur.

« Cette fois, il ne se passera rien. Toutes les précautions sont prises. »

Beyond avait nettement sous-entendu que son nouveau jeu nécessitait une présence physique. À partir de là, je ne pouvais pas être d'accord avec L. Non, toutes les précautions n'étaient pas prises. Faire davantage état de mon opinion ne servirait à rien, je ne commentai donc pas son affirmation. Passais plutôt mon inquiétude sur la balle en mousse dans ma main gauche. Tirais sur les muscles aux limites de la douleur supportable. Ça aussi, c'était frustrant : à la guérison très lente s'ajoutaient des blocages de mouvements, un manque d'amplitude et de mobilité criants. Et maintenant, certains doigts allaient finir par trembler si je poussais trop longtemps les étirements, flexions, pressions. Je délaissai la balle et poussais les limites quand même ... sur une autre série d'exercices de rééducation pendant que le détective confirmait que les analyses ne montraient rien de suspect autour, sous ou dans la ferme.

« Il faut quand même reprendre les étape avec les nouvelles variables de trajectoire. »

Passai ensuite au coude et à l'épaule dans un silence prudent.

Les différentes hypothèses et les scenarii envisagés ne me plaisaient pas du tout, excitaient ma paranoïa galopante. D'un accord tacite et muet, nous avions décidé de ne pas prononcer les véritables données et informations du plan envisagé à voix haute ni de placer le moindre document réellement important dans le champ des caméras. Je lui avais déjà demandé auparavant (par sms) de suivre ce même protocole pour la recherche des différentes planques, toujours poursuivies en parallèle. Pas question de tout consigner sur ordinateur non plus, ce n'était pas pour rien que j'avais écrit toutes mes théories à la main. Ses sources d'accès à nos informations devaient être coupées et s'il était apparemment impossible de vraiment virer BB du système de surveillance...

Des doigts pâles et chauds entourèrent doucement ma main droite. Différence de température et de couleur, aussi. Sous les blessures et les bleus devenus blêmes, la peau de mon bras et de ma main droite n'avait plus la même couleur, tant que la cicatrisation n'était pas faite.

« Tu ne trouves pas que toute cette histoire est particulièrement bizarre ?

— Tu penses au timing ? Ou pas seulement.

— Son organisation est très serrée ce qui implique un prévisionnel encore plus poussé et précis que je ne le pensais.

— Et pourquoi se donner tant de mal pour une ferme de fraises ? Aussi blanches soient-elles. » La diversion trop évidente ? Ou c'était ce qu'il voulait que nous pensions ?

J'annotais encore quelques détails à la main sur la feuille de route 16 quand il posa l'une des questions que j'attendais.

« Tu comprends ce qu'il se passe avec sa dernière manie des chiffres ? Matsuda a dit que ça « ferait quatre ». Chronologiquement, c'est logique puisque la cassette qui se passe avant la mort de Matsuda indique un trois.

— Beyond aimait me parler d'allumettes, à craquer. Selon lui, trois avaient déjà été craquées, mais je ne sais pas ce que ça veut dire. Ni si c'est lui qui les « craque » ou même s'il a le pouvoir de le faire. »

Le lien entre les deux évident. Sauf que j'étais bien incapable de le décrypter.

« Tu aimes tant que ça les pommes ?

— J'aime ça, mais pas excessivement. À choisir, je préfère nettement un fruit plus acide ou amer. » Coup d'œil jeté à l'heure. Parfait. « Si j'étais toi, j'irais faire un tour dans la cuisine. »

Ses pupilles bondirent d'un coup sous la gourmandise. Sourire ravi absolument adorable. Nos mains toujours jointes, il se leva.

« Tu viens avec moi. »

La table de la cuisine était vide et ce n'était pas normal. Bouffée d'incompréhension et de trahison à son visage, comme si je venais de lui écraser ledit gâteau sur la figure.

« Tu m'en veux toujours, c'est ça ?

— Non. »

Lancement des recherches. Les pralines concassées attendaient sagement dans le placard que je les dispose en dernière décoration sur un gâteau introuvable. Sans grande conviction, L ouvrit le frigo. Pas de traces visibles. Son visage acheva de s'assombrir. Il entreprit de fouiller tous les recoins du frigo en établissant à voix haute les multiples mobiles et les profils des suspects du vol de gâteau, à pieds joints dans ses tendances paranoïaques à grand renfort de menaces et d'imprécations à l'encontre des aubergines dans le bac à légumes. Apparemment, ces pauvres aliments-là représentaient Akemi. Sur une sale impression, j'allais regarder dans la poubelle. Au son du couvercle métallique qui s'ouvrait, L tourna la tête, me rejoignit et se pencha à son tour. Devint livide.

Le damier pamplemousse, citron et praliné reposait dans le fond du sac poubelle.

Savais pas comment j'avais réussi à convaincre L de ne pas aller égorger Misa séance tenante en faisant sonner les canons célestes de la vengeance. L'usure, probablement. Il arracha son poignet de ma main avec agacement.

« Oui, ça va, je n'irai pas faire la peau de ta grosse connasse de garce pupute et teuteu malgré son attentat immonde et méritant tellement la mort dans d'atroces souffrances. »

Son regard aigu, rapace, promettait froidement que ce n'était que partie remise.

« Merci.

— Humpf. T'en as pas marre de défendre les pires raclures de cette planète ?

— Je t'en ferai d'autres.

— Parce que tu pensais peut-être que j'allais te laisser en décider autrement ? T'es mignon. » Mon sourcil se leva à la provocation. En n'importe quelles autres circonstances, je lui aurais royalement renvoyé son mignon entre les dents juste avant un terrassement facial de grande ampleur pratiqué avec le plus de douleur possible. Mais, voilà, je voulais quelque chose et, bien sûr, il en profitait. Pouvais pas répliquer sans perdre le risque qu'il change d'avis.

« Je vais prendre un bain pour calmer mes pulsions terroristes. Tu m'amènes des pralines ? » Croyais peut-être que je pouvais dire non à cette moue boudeuse, surtout après un tel attentat.

Un message ne tarda pas arriver sur mon téléphone, m'arrachant des enregistrements récents de caméras placées pour espionner la ferme aux fraises et des casiers judiciaires des employés.

« Tu m'amènes un thé ? »

« S'il te plaît ? »

Ça puait la politesse malhonnête et j'avais envie de m'amuser un peu avant d'accepter. Il décrocha directement, faisant trop bien filtrer la contrition et l'ennui dans sa voix nonchalante.

« S'il te plaaaaaît.

— Et tu n'as pas fait ton thé tout seul avant parce que ?

— Pas pensé. » Léger clapotement d'eau. « J'étais beaucoup trop occupé à digérer le vide sidéral laissé par un gâteau tragiquement mal surveillé et à me retenir de massacrer ta salope de blondasse gonflable à coups de masse et d'ouvre-boîte rouillé. Comme la mort devra être lente, je prévois d'abord de lui ramoner la bouche jusqu'au décollement des muscles grâce à un balai à chiottes ayant déjà récuré en profondeur plusieurs fondements. Je la hais. Si tu savais comme je la hais.

— Hm. Je te rappelle que tu as accepté de ne rien lui faire pour le moment. Pas de représailles autorisées.

— C'est ta faute, aussi : quelle inconscience de laisser mon innocentgâteau à portée de ses griffes avides de putois femelle hargneux. Pour me consoler, je veux que tu me fasses un thé.

— Tu sais pourtant t'en faire quand tu t'appliques.

— Na. Sont jamais aussi bons que les tiens. Allez, s'il te plaaaît.

— Vile flatterie.

— Sûr que ça marche quand même. Et tu ne voudrais pas que je glisse en sortant du bain, si ?

— Pourquoi pas ? Puisqu'on manque de fonds, il ne me restera qu'à poster la vidéo sur Youtube.

— Fffff. »

Étirement d'un petit sourire en coin.

L'odeur douce et chaude du bain flottait dans toute la pièce quand j'entrai. Les deux genoux de L dépassaient de l'épaisse mousse floconneuse. Les mèches plus longues, mouillées, tombaient au-dessus de ses épaules nues. L'envie d'en caresser les courbes crémeuses serait si facile à satisfaire. Je lui tendis plutôt la tasse fumante en passant outre son air canaille.

Il soupira avec emphase.

« Tout serait parfait si tu avais pensé à ramener le paquet entier de pralines.

— Tu n'es qu'un emmerdeur.

— Non, je suis traumatisé.

— C'est pareil. » Je m'accroupis, posant mon bras droit sur le rebord de la baignoire, narquois. « Et l'un n'empêche pas l'autre. » Dommage pour son envie de m'emmerder : je sortis le fameux paquet de ma poche, ma suffisance polie à l'extrême. « Demandez et vous recevrez.

— Tu avais prévu mon degré de chiantise, donc.

— À croire que je suis parfait.

— Aux dernières nouvelles, tu es toujours bloqué au stade « absurdement con ». »

Carnassier et acide, j'adorais. Ce qui ne m'empêcha pas de lui envoyer quelques gouttes d'eau dans les yeux en me redressant. Juste par principe. Après avoir ronchonné et avoir utilisé le bas de mon t-shirt pour s'essuyer les yeux, il posa son thé fumant en équilibre sur un genou.

« Tu restes là pour travailler ? J'ai enlevé les caméras et les micros d'ici tout à l'heure.

— Tu n'as donc pas du tout anticipé ce moment non plus.

— Du tout. »

Il bougea légèrement pour caler sa nuque en arrière, mais le mouvement inconsidéré effaça sa satisfaction maligne. Sur un bruit sonore, la tasse remplie de thé tomba dans le bain, colorant l'eau. Son air déconfit et dépité me fit ricaner intérieurement. L n'aurait droit qu'à une fausse exaspération.

« Maiiiiis. »

Sourcil haussé.

« Puissante protestation, L. La marinade dans un thé moussant n'est pas encore homologuée, il me semble. Le manque de créativité est triste. » Par réflexe, je plongeai ma main à la recherche du mug. La réalisation de ce que je faisais vraiment mit quelques secondes de trop à arriver, j'avais déjà le bras dans la baignoire. Tant pis. À tâtons dans la couche de mousse et d'eau, je trouvai rapidement la porcelaine brûlante, attrapai l'anse. Mon index glissa l'arrondi d'une peau tendre et soyeuse à la remontée. Léger sursaut de part et d'autre. Sûr qu'il s'agissait de l'intérieur de sa cuisse. Pouvais pas empêcher l'emballement de pensées, la torsion de mon ventre. Piqûres de l'envie. La tasse récupérée, je l'inclinai pour vider ce qu'elle contenait encore dans le bain puis emportai l'objet. Les bandages couronnant mes doigts sur le point de tomber à cause de l'eau.

La salle de bains n'était pas le meilleur endroit pour entreposer des paperasseries sensibles et ordinateurs, mais pas non plus le pire à condition de ne pas avoir des plaquettes de beurre et des babouches greffées à la place des membres. À regarder L barboter dans son thé... on devait s'en approcher malgré tout assez furieusement.

« Tu comptes rester là-dedans jusqu'au mois prochain ?

— J'ai pas fini. Pas la peine de froncer le nez, sûr que ça doit exister dans une obscure culture oubliée, les bains de thé. Y a bien des bains de lait.

— Tu sais parfaitement que ça n'existe pas. Tout ça parce que tu as la flemme de te relaver comme tu le devrais. » Levai les yeux au plafond pour faire bonne mesure.

« Tu n'es pas du tout crédible quand tu souris en disant ça. » Soupir. « Mais ce serait dommage d'arrêter. »

Me retenant de hausser un sourcil, je m'adossai contre la fonte, les épaules dépassant un peu au-dessus du rebord. Détestais être si ralenti sur mon clavier d'ordinateur et la conversation qui tournait autour de l'organisation de l'expédition n'arrangeait rien. Partaient demain vers la fin de matinée. Masse d'éléments à peaufiner davantage, pourtant, qui attendait, qui submergeait mon cortex. Mais peut-être que rien ne le serait assez. Pouvais pas le laisser partir, lui et les autres, alors que tout semblait si fragile.

L posa sa tête humide sur l'une de mes épaules et l'eau refroidie goutta de ses cheveux directement le long de mon dos.

« Tu es encore en train de râler contre le plan de la ferme aux fraises, je l'entends d'ici. Tu sais qu'on ne doit pas négliger la présence sur place. Beyond ne nous laissera jamais faire si on ne lui donne pas ça. Si nous ne faisons rien, il y aura des victimes. »

Aucune réponse à lui donner, aucune qu'il voudrait entendre.

Sans avertissement, ses mains vinrent s'essuyer sur mon t-shirt jusqu'aux avant-bras malgré mes protestations. Et les petits clapotements de l'eau pendant la manœuvre achevèrent de me tremper la nuque. Une fois satisfait d'avoir si bien mouillé mon vêtement, il attrapa ma main gauche dans la sienne, en douceur, et entrepris de masser les articulations, de les faire jouer, de tester la flexibilité des doigts. Il avait parfaitement intégré que je n'avais pas terminé la séance de rééducation et savait quels exercices étaient encore à faire. Mieux, il savait jusqu'à quel point il pouvait aller sans que je lui dise. Malgré les tiraillements et les douleurs habituelles, la sensation était agréable.

« Si tu veux, on peut revoir ensemble l'intolérable multitude de détails qui te gêne pour demain. »

Ça faisait deux heures que nous étions là et l'écriture du détective qui s'étalait sur trop de pages supplémentaires. L'inconfort de la pièce largement compensé par son dos en équilibre contre le mien. Alignement naturel de nos colonnes vertébrales. J'aimais qu'il quitte sa posture courbée pour moi, en de rares occasions. Privilège accordé, toujours savouré. Cette fois, c'était différent, cependant. Je ne méritais pas du tout ce qu'il donnait et la multitude hurlante des paroles que je n'avais pas dites suintait, débordait. Il fallait que je lui dise.

« Je suis tellement désolé pour tout ce que j'ai affirmé, tout ce que j'ai cru. » Impardonnable. C'était trop sale. Dans son silence, j'étais soulagé de ne pas le regarder en face pour oser lui avouer. « Je voulais tellement que tu souffres, au moins un peu, et le seul moyen pour y parvenir c'était d'attaquer ton enfance et ce que j'avais pu déduire de ton passé. C'était facile, vraiment, et parfaitement dégueulasse. Je n'ai jamais sincèrement pensé ça, même pas à ce moment-là alors que j'en avais … envie. » Insatisfaction brûlante. « J'aurais dû te faire confiance. » Les syllabes n'étaient décidément que des insuffisances creuses de tout, incapables de contenir tout ce qu'elles auraient dû signifier. Si seulement...

« Même si ce n'est qu'un mensonge de plus, dis-moi que je suis le seul. »

Accroc. Décalage de mon buste pour le voir et décortiquer, trépaner, comprendre. Passer les barrières de neutralité qui l'enveloppaient. Aucune prise. Ce qui était vrai crevait pourtant les yeux dans tout ce que j'avais dit, tout ce que j'avais fait. Chez Beyond. Maintenant.

Il détournait légèrement la tête.

Hors de question de singer quelques syllabes décharnées qu'il vidait de substance exprès pour ne pas me croire. Certainement pas.

Lui croquer la bouche d'un baiser pour le punir, chuchoter l'insulte appropriée à sa phrase de sombre petit connard binoclard dans un souffle vindicatif serait nettement plus convaincant. Puis continuer dans son cou, caresser la naissance de l'épaule du bout des lèvres … Amorce d'un geste. Aussitôt avorté.


Jouant d'abord avec la bordure de mon t-shirt, les doigts glissèrent graduellement en dessous. Autorisation tacite dans l'absence de gestes pour me dérober. Le contact hésitait, prudent, et mes muscles abdominaux se tendaient malgré moi. Un peu. Trop. Détestable réaction que je me forçais à réprimer, faire disparaître. Ces raidissements, je les exécrais, abjects résidus d'habitude et de doute. Le simple peau à peau s'étira en effleurements et bientôt la sensation éclipsa le stress et tout ce qui n'était pas elle. Sensation chaude et délicieuse de ses mains, parvenant à me détendre. La respiration, un peu accélérée sous les caresses de plus en plus franches, n'était qu'à lui.

Contact de ses lèvres dans ma nuque. Et il n'y eut plus rien.

….

C'était ça, oui.

M'échappant des bras qui voulaient m'attirer contre L, j'allumai la lumière d'un geste vif. Sa surprise lisible, un peu d'appréhension, aussi. Plus marquées alors que je le regardais froidement, sans un mot inutile. La distance se réduisit finalement à rien, avec facilité. Lèvres jointes une fois, deux. Se cherchaient, s'attiraient. Les retenues sautèrent, superflues, et nos bouches s'harmonisèrent durement. Parce que c'était important et trop longtemps étouffé. Maintenant il fallait prendre et c'était trop bon pour que je m'arrête. J'avais presque oublié son souffle qui s'emmêlait entre mes lèvres, la cadence houleuse et brûlée de sa langue qui foutait mes terminaisons nerveuses en effervescence. Lui chuchotai, tout en impudeur, à quel point il était beau. À quel point il m'avait manqué. Sa bouche mordillée à lui faire mal, dérobée. Bordel. J'adorais être un voleur quand il me regardait avec ces yeux-là. Il partit érafler mes clavicules, descendit alors que ses mains bougeaient, reprenaient ce qui était à lui. Plaisir de marquer sa peau, de lui offrir la mienne. Il flattait une fesse, m'allumait. Trop talentueux et magnétique pour que je ne le dévore pas en retour. Des yeux. Des lèvres.

Soulignais les courbes et les lignes de son corps, avidement, frémissant à ses doigts, à sa langue savoureuse, téméraire. Bout du nez contre mon ventre puis ses dents qui roulèrent la chair frissonnante. Profitant qu'il se redresse, je rapprochai mes hanches des siennes. Aucune équivoque dans le mouvement, aucune non plus dans l'arrogance que je lui servis. Effleurements des bassins, suscitant une déferlante dans mes reins.

Moment critique, je le savais confusément dans l'ébullition. Cet imbécile serait fichu d'arrêter en prétendant que ça allait trop vite pour moi et je ne voulais pas qu'il se bride. Surtout pas. Sûr qu'il le sentait autant que moi, le manque. Accélération des frissons et des mouvements, la peau tendre qui ne demandait qu'à être adorée surréagissait.

Je crânais d'un petit sourire et je sus que j'avais gagné, à ses gestes, à son regard joliment dilaté, électrisant. Excitation brute sous ses mains, glissant plus bas, là où le sang gonflait la chair hypersensible.

Pointe d'étonnement pour la rapidité des événements engloutie dans le torrent d'endorphines, vite compartimentée quelque part. C'était la suite logique, viscérale. Je la voulais.

« L. »

Ses genoux entre mes cuisses, lui penché sur moi. Comme je l'avais voulu, ça aussi. Turbulences de raisons sous les tempes, rebrassées pour qu'elles ne s'enfuient pas. Il s'y prenait trop bien pour me faire perdre pied. Je voulais lui montrer ma confiance, mon attachement, me faire pardonner, aussi. Mais la meilleure raison, et la plus importante, c'était que j'en avais envie.

« Je veux –

— Quand on est bien élevé, on dit « je voudrais ».

— Tu sais pourtant que je suis insupportable. » Sa langue s'amusait à faire dérailler ma voix, mon cerveau entier à son diapason. « Je veux –

Je voudrais. Garnement mal poli. »

Lourdeur de pensées, gravitant autour de ses mains qui accéléraient la cadence. Soupir mi-agacé mi-survolté. Intense.

« Si tu es d'accord, je voudrais – » Gémissement incontrôlable. « J'en ai envie depuis – Putain. – un mo... ment.

— Oui ? C'est fâcheux de telles difficultés d'élocution. »

Que je le massacre du regard à travers les brumes d'hormones lui arracha un sublime rire de gorge. Crétin. Sa main gauche s'intercala dans la mienne, je la serrai. L'autre dans ses cheveux.

« Merde, voilà. Considère désormais que tu as à peine le droit de donner ton avis.

— Bip. »

Fronçai les sourcils, malgré l'intensité sensorielle surchargeant mes nerfs.

« Je veux –

— Bip. Bip.

— Sois pas chiant. Je veux –

— Bipbipbip.

— …. qu'on – .

— Bipbipbipbip. »

Découvrir la nuit qui collait aux paupières s'accompagna instantanément de la conscience que tout ce qui précédait n'était qu'un rêve. Frustration paroxysmique. Sursaut pour attraper mon téléphone, désactiver l'alarme. Je me dégageai des bras et du corps contre le mien, de la chaleur des draps. Insupportables autant les uns que les autres. Discret bruit d'un froissement des draps sous L endormi qui bougea, tâtonna vaguement autour de lui. Soupira. Grâce au trait de clarté barrant sa joue, je le voyais assez distinctement agiter la tête, semblait gêné. Peut-être en train de se réveiller ? La raison de mon départ me rappelait à l'ordre, presque … Frisson dans la colonne, aussi agréable qu'il ne l'était pas.

L'empressement faillit percuter un Akemi trop sarcastique juste avant l'objectif, n'allait rien arranger celui-là. Exaspération qui essorait, fourmillait sous l'épiderme en chauffe.

« Vous n'étiez pas censés vous réveiller plus tard ce matin compte tenu de l'expédition un peu plus tard blablabla. ? Enfin, c'était pas ça la version officiellement officielle, mais c'est celle avec les sous-titres police 46. » Son air exagérément niais lui donna soudain l'air d'un céleri débarqué sur la lune, petit regard éloquent insupportable. « Surtout que c'est lui se charge de …. ça, en théorie, non ?

— Dégage de là, Akemi.

— Pourquoi est-ce que tu es odieux comme ça ?

— Je suis contrarié, ça tombe sur toi, tant pis. Je ne vais quand même pas être odieux avec Mogi.

— Contrarié, ouaaaais. Sur l'échelle de la frustration absolue, je veux bien, mais uniquement parce que je minimise. Normalement, avoir besoin de fantasmer sur son détective de poche en se tripotant jusqu'à la tendinite n'est pas censé te transformer en casse-couilles imbuvable.

— Qu'est-ce tu attends pour te barrer ? Tu bloques le passage comme un lapin grassouillet sur une autoroute et je n'ai pas du tout envie de m'arrêter pour t'épargner. »

Il se mit à marmonner de manière stupide que je n'avais qu'à aller voir L pour me faire arrêter – pas possible de ne pas savoir s'exprimer à ce point – et daigna enfin me laisser filer. Non sans voler la place à la salle de bains. Charlatant vicieux fini à la javel froide et la bile de volaille suante.

Plus vraiment capable de penser.

Frottement horriblement tentant du tissu sur la peau sensible, respiration qui s'alourdissait déjà. Et la chaleur du bas-ventre qui montait. Gravitait. À juste l'imaginer, lui.

Laisser les doigts aux extrémités bandées glisser alors que les images fantasmatiques emplissaient mes paupières, couraient les nerfs.

Le sujet de mes pensées se tenait devant moi, adossé au mur d'en face et il m'attendait avec une expression éloquente. Je savais que j'avais l'air exactement de ce que je venais de faire. La gêne de l'instant disparue aussitôt, simplement. Enfouie au creux de tonalités absolument onctueuses.

« Oui ?

— Qu'est-ce que tu foutais là-dedans ? » Le toisais avec toute la moquerie que sa fausse question méritait. « Tu pensais à qui ? »

Le léger rire qui m'échappa ne pouvait qu'être mal interprété, mais me cueillir juste après la montée des endorphines... Et dire qu'il m'éviscérait du regard ne serait qu'un joyeux euphémisme de plus.

« J'ai des raisons de demander. Surtout quand tu passes ta nuit à te tortiller en gémissant pour n'importe quel vulgaire enfoiré ascendant bassement connard. »

Insatisfaction remontée en flèche. Impossible qu'il n'ait pas saisi ça ... Fallait gommer toutes les traces d'énervement, voulais surtout pas me disputer avec lui, je lui devais bien cette explication-là.

« J'ai embrassé Kaname pour vérifier que je ne t'intéressais pas. Comme tu n'as pas montré de réaction, j'en ai conclu que c'était vrai et que je ne t'avais jamais intéressé. De toute façon, partant dans la théorie que tu me haïssais, c'était absurde de tenter de provoquer une réaction quelconque, mais je n'ai pas pu m'empêcher d'essayer. »

Iris au feu découvert, filant m'écorcher avec suspicion et nonchalance. « Tu as mis beaucoup d'implication pour vérifier cette... théorie. J'admire ton sens du sacrifice. C'est donc ma faute, finalement ?

— Tu m'énerves à ne jamais me croire.

— Tu y as même carrément pris du plaisir. Je suis sûr de ça, pas la peine d'oser prétendre le contraire. »

Changement d'approche, un peu narquoise.

« Oh, je ne nie pas ça. – Crispation légère de sa main. – Tu me regardais, c'était parfaitement excitant. Et quand ça n'a pas fonctionné, ça a cessé d'être intéressant, c'est tout. »

Il ne me croyait pas, crevait les yeux. Il ne me croyait jamais. Et sa posture n'était qu'un amas de tensions qui vrillaient.

« Je constate surtout que tu ne réponds pas à ma question : tu as pensé à qui ? Je suppose que de ça non plus, tu ne te souviens pas ? »

Le sifflement accusateur s'éteignit dans toute sa saleté. Que je le mérite ne le rendait pas plus agréable. J'aurais voulu lui murmurer qu'il était suprêmement chiant, insultant. J'aurais surtout voulu réussir à franchir la vraie distance. L'embrasser. Faire craquer ses lèvres sous mes dents pour toutes ces débilités qu'il osait penser. Amorce du mouvement, que je forçai, je m'approchai avec l'impression que tout s'était ralenti. Mais non. Pouvais pas combler les derniers centimètres. C'était... non.

« Si nous avons déjà établi mon « absurde connerie », il est évident que tu concurrences sérieusement ma première place sur le podium. Je ne pense qu'à une seule personne quand je fantasme. » Le dédain se devait de rouler, velouté, caressant. « Si tu veux tout savoir, je rêvais qu'après quelques délicieux préliminaires, je te proposais d'inverser. Je te laisse imaginer ta réponse. » Ses yeux s'élargirent brusquement. « Si j'avais rêvé de Kaname, est-ce que je lui aurais fait la même proposition ? Là aussi, je te laisse imaginer. »

Le planter là après une telle provocation se savourait tellement. Collection d'instants purement jouissifs.

Un marmonnement, étouffé par la distance grandissante, arriva malgré tout à transmettre un ton spécifique, réservé.

« Crâneur. » Ou plus certainement « connard ». Peut-être.

Petit sourire en coin qu'il ne verrait pas.


La matinée s'engluait dans une perception du temps à deux vitesses. On approchait de midi ils allaient bientôt partir j'étouffais. Aller dans la triste parcelle d'herbes vendue avec la prison qui nous servait de QG ne servirait qu'à cuire comme un œuf à la poêle sous le soleil d'été.

Après notre discussion matinale, L m'avait peut-être autant évité que je l'avais fait. À mesure que l'heure se rapprochait dangereusement, ne pas lui parler était de plus en plus dur à supporter. Et je ne pouvais simplement pas rester à l'écart des derniers préparatifs, ne pas tout surveiller, tout millimétrer. L tapait sur son clavier, poursuivant la chasse, sans doute à la poursuite des planques. Ses vraies notes et conclusions du moment barraient déjà deux pages d'écriture, de ratures, de flèches. Pas fichu d'écrire entre les marges. Et surtout pas dans un ordre apparemment cohérent. Prudent, je m'assis sur un accoudoir de canapé. Plutôt près. Il parla aussitôt d'une voix forcée, pas à moi.

« On va réviser le plan. Pour l'amour de la pâtisserie et de la raison l'emportant sur la folie, je n'ai pas envie que quelqu'un ici finisse en rolls à la fraise. Vous auriez tous un goût infâme. Regardons ensemble la liste des étapes. »

Aussitôt, l'équipe pencha son nez sur sa petite feuille individuelle et L détailla le déroulé. Ce qui était dit n'avait rien à voir avec ce qui était écrit et tout le monde le savait.

Sauf Beyond.

… S'il le savait, l'angle des caméras et les capacités de zoom ne pouvaient pas lui rapporter ce qui était écrit à la main.

La tension se coupait en lignes concentriques, mais personne ne se trompa. Aucune bourde, d'ailleurs, depuis qu'on leur avait demandé de filtrer leurs paroles, les informations à proximité des caméras et les données informatiques … c'était assez inédit pour être souligné d'un murmure ironique, mais je n'étais pas du tout d'humeur. Les voir plonger, encore, dans la gueule de Beyond me faisait l'effet d'un pic à glace planté dans les omoplates, tranchant la colonne jusqu'en bas. Lentement.

Comprenais pas leur calme. Comprenais pas qu'ils y aillent.

Tout allait déraper.

J'avais fini par m'isoler dans le deuxième salon, pour éviter de rebattre toujours les mêmes interrogations paranoïaques à voix haute. J'irais les rejoindre juste avant le départ, ce serait aussi bien.

Ce serait mieux.

Ce serait...

Être seul ne m'empêchait pas de ressasser la boucle de tous mes doutes en silence. Cette impression instinctive qu'y aller serait une erreur fondamentale n'était pas écoutée et ça me démangeait. Férocement.

« Tu ne pensais quand même pas éviter de t'équiper. »

Bref sursaut. L'avais pas entendu arriver. Il s'assit à côté de moi, posa le matériel de surveillance convenu sur l'assise du canapé, je haussai les épaules sans commenter. Lui me perça à jour avec une facilité presque affolante.

« Tu t'inquiètes trop.

— Tu ne t'inquiètes pas assez.

— Les précautions adéquates ont été prises.

— Et si jamais ce n'était qu'un prétexte pour que tout le monde s'éloigne pour finir le travail ou pour ...

— Pas la peine que tu te mettes à citer les six cent vingt sermons ton père pour me refiler des cauchemars. Comme je lui ai déjà dit au moins quinze fois – et la dernière c'était à 11h36 – ce n'est pas impossible, plutôt improbable. En t'équipant, on s'assure que tout ira bien de ton côté et on sera réactifs. C'est bon, ou je dois encore répéter ?

— Super. »

Il leva les yeux au plafond à mon ironie, détournai les miens.

« Je me fiche d'être équipé. » Comme si je m'inquiétais de ce qui pouvait arriver ici. C'était ce qui pouvait arriver là-bas qui me faisait perdre mon calme. « Je ne le sens vraiment pas. »

Une main vint effleurer ma joue.

« Je sais. Je ne compte plus le nombre de fois où tu l'as dit. »

Pourquoi étais-je infoutu de lui faire comprendre. J'empoignais son t-shirt, posai avec douceur nos fronts l'un à l'autre avant de les apposer. Fermai les paupières quelques secondes.

« S'il y a quoique ce soit, j'exige de le savoir dans la seconde.

— Pareil pour toi. »

À me reculer, à l'observer, l'intensité tissait l'espace à notre temps. Peut-être grâce à l'angoisse qui bousillait mes récepteurs neuronaux, je réussis, cette fois.

Mon impulsion et mon inquiétude dirigées en fer de lance pour, simplement, effleurer nos bouches.

« Tu m'emmerdes à partir.

— C'est nouveau, ça. Tu es moins honnête que ça dans les au revoir d'habitude. »

Il était content de lui, cet imbécile. Je m'approchai et son souffle sur ma bouche caressait un appel, hypnotique. Sans plus hésiter, je joignis nos lè baiser dans tout ce qu'il avait de fiévreux, d'empressé, de possessif. Éclatement de sensations trop refoulées, trop viscérales. Le goût de ma peur hérissait nos langues, rendait le contact impérieux. Le manque et le désir s'aiguillonnaient de paire à la pointe des dents et tout se réchauffait, s'affolait. Voir son trouble se faire plus lourd, plus intense me plaisait à un point absolu. Me désordonnait. Qu'il soit si séduisant sans en avoir la plus petite idée tenait du miracle. Sa main égratigna ma nuque pour suivre la ligne d'os descendante, jetant un frisson de pure attente dans mes vertèbres. Déjà presque plus d'air. Respiration hachée, à puiser dans le creux de ses lèvres trop douces et piquantes. Et je voulais un peu plus, juste un peu plus. Pousser le contact, mais... c'était trop.

M'écartai, en faisant semblant de ne pas voir nos frustrations jumelles.

« Si tu oses dire que tu seras revenu avant que je me rende compte de ton absence, je te promets que la mort te semblera un paradis. »

Le laisser partir ? Ça semblait déraisonnable. Insensé.

Ça l'était.


Dans l'habitacle, les conversations étaient rares, uniquement factuelles. La question de me laisser seul ou non avait été âprement débattue, tournée, contournée. L'équipe dramatiquement dépouillée de ses membres ne pouvait simplement être amputée davantage. Laisser deux personnes en arrière reviendrait à mettre les autres encore plus en danger qu'ils ne l'étaient déjà. Hors de question. S'il avait fallu plier à la logique du collectif, mon père n'en était pas moins malade. Sa panique s'enracinait dans la pénombre des iris, propagée en fissures dans son apparent stoïcisme et rien de ce que j'avais pu dire n'atténuait la peur. Son visage exsangue avait longtemps flotté à la vitre de la voiture qui s'éloignait, ses traits décharnés par le reflet avaient une allure froide de fantôme.

« Je maintiens que laisser mon fils seul, après tout ce qu'il lui a fait, est une erreur. Une erreur monumentale. Le temps de notre absence est beaucoup trop long.

— Ça ne me plaît pas plus qu'à vous – mon père émit un son dédaigneux – et je refuse de subir une fois de plus cette parodie grotesque et maniaque de conversation aussi agréable qu'une séance de lavement au karcher de chantier. Taisez-vous. »

Le bruit d'étranglement étouffé renseignait assez sur ce qui pouvait se passer dans la tête paternelle pour que j'intervienne.

« Tu n'en as rien à faire que Beyond puisse encore lui faire du ma –

— La question a été réglée, papa. Ça ne te plaît pas, ça ne plaît à personne – sauf à cette merdeuse glougloutante d'Akemi, probablement – mais comme il n'y a pas davantage de membres dans cette équipe qu'hier, il n'était pas possible de faire autrement. En revenant sans cesse sur ce point, tu nous fais perdre du temps et de l'énergie à tous. »

À jauger le poids du silence, clouant au sol les paroles plus lourdement qu'une proie qu'on abattait à coup de fusil, il me préparait un sermon vindicatif et inquiet bien corsé à son retour.

L'oreillette ne me renvoya ensuite plus que les quelques paroles de Mogi et de Watari, répartissant le matériel, indiquant quelques directions, reprécisant les rôles prévus aux différents paliers de distance et ceux prévus pour le terrain. Les capteurs discrètement installés par tout un réseau mis en place par L et les images des satellites piratées que je scrutais à en avoir mal aux yeux.

Avoir du retard dans le planning revenait trop potentiellement à mettre la vie d'autrui en danger pour le prendre à la légère. Savais trop bien à quel point Beyond aimait tuer. S'il fallait vraiment mettre fin au compte à rebours... Dans le salon, l'horloge décomptant le temps imparti semblait s'être accélérée et la regarder s'apparentait à un supplice.

Sans grande conviction ni concentration, je m'échinais plusieurs heures à recouper et réduire les zones géographiques de l'une des planques, plongeant à demi dans la masse d'abstractions et de théories à combinaisons de variables multiples tout en surveillant la progression de l'équipe.

Le tintement de la sonnette m'arracha à mes écrans juste au moment où ils arrivaient sur les lieux.

C'était quoi, ce bordel. Une tête blonde tout sourire apparut sur les caméras externes braquées au niveau de la porte. Je me levais pour aller ouvrir, voir ce qu'elle voulait.

« L, tu me décris ce qu'il se passe ?

Qui a sonné ? »

Savais qu'il aurait l'avertissement de l'alarme.

« Misa. » Il renâcla un peu. « Je vais lui ouvrir.

Elle veut quoi ? Elle pas censée être là. Ici, c'est un … carnage, vais pas te faire un dessin. » J'ôtai les différentes protections et fermetures, ouvris la porte.

« Misa ? Il y a un problème ?

— Raitooooo. Non non. » Elle jeta un coup d'œil à l'emplacement de la caméra de l'entrée en posant ses pieds sur le palier... Bizarre ?

« Et ta convention ? »

Ses chaussures enlevées, rangées, elle se releva souplement, sourit.

« J'ai juste oublié un truc suuuper important que je dois récupérer et puis je file vite là-bas ou je vais être en retard. » Ses pas lents dans le vestibule jouaient sur toute l'articulation du pied qu'elle déroulait presque mécaniquement. Inutile de répéter la parodie d'information à L, il avait déjà entendu en temps réel, sauf s'il n'avait pas mieux à faire. Et, à en juger par son silence … c'était le cas. Maudissant Misa pour m'empêcher de suivre la progression de l'équipe en vidéo, j'accélérai le pas.

« Tu as oublié quoi ?

— Tout un stock de photos géniales pour les dédicaces de fans, tu te rends compte si je ne les ai pas !

— Vraiment tragique, oui.

— Heureusement que la convention a lieu dans la ville juste à côté, hein, j'y serai dans à peine un quart d'heure. » Le chauffeur engagé par son label attendait sans doute à quelques rues d'ici, nous avions tellement insisté sur l'importance de ce dernier point qu'elle s'empressa de le confirmer toute seule. Ses doigts se fermèrent soudain sur mon bras droit, tirant assez pour que je m'arrête.

« J'ai compté jusqu'à 100, il avait dit que ce serait bon à 80.

— De qu – » Voix morte, rattrapée par la compréhension froide. Et si elle se permettait de le formuler à voix haute, c'était déjà trop tard. Ses doigts s'enfoncèrent carrément dans mon avant-bras en une pression visant à m'immobiliser, son calme avait quelque chose de transperçant, de grave. D'infiniment solennel, suspendu au creux des pupilles.

« J'ai quelque chose à te rendre. »

Elle posa son autre main à côté de la première. Le contact d'un... pansement ?... s'engloutit dans un jaillissement de douleur supermassive. Trop brutale pour même respirer. La souffrance grimpait, saturait mon cerveau dans un tumulte aveugle et frénétique. Quelque part, je m'entendais hurler, peut-être. Cortisol. Mon esprit s'effondrait, se noyait. Dans le carnage, il décompensa soudain. Explosion de tout. Des images épileptiques, des chemins d'idées et de concepts éclataient, traversaient tout ce qui craquait. Pouvais pas l'absorber. C'était trop. Je sentais que je me déchirais, au plus profond. Et les lambeaux de ce que j'étais n'étaient plus qu'une insignifiance.

Il n'y eut plus rien.

Il savait tout.

Muscles contractés dans l'attente du châtiment. L'ombre déformée du Dieu envahit les pages du cahier, tentacules nocturnes à l'assaut de toute lumière. L'ampoule du bureau tremblait, si fragile face à l'intensité de sa noirceur. L'amertume sur ma langue avait la saveur de l'inachevé, du regret.

Je me tournai vers le death note, réprimai la peur qui dévorait, acceptai de me résigner.

Les iris inhumains renfermaient le jugement. Ils brillaient sous un rappel glacé renvoyant chacun à la responsabilité de ses actes et je prenais ma responsabilité. Il était des limites qu'on ne pouvait dépasser. Des lois devant lesquelles il fallait plier sous peine d'être brisé. Et j'en avais tordu, déchiré toutes les limites dans mes doigts.

Goûté la transgression ultime.

« Je suis prêt, Ruyku. Tu vas prendre mon âme ? »

Le Dieu se tenait dans l'entre-deux, supérieur dans toutes ses dimensions. Contours farcesques de son visage, ambrés de lumière quand l'autre moitié perdait sa forme dans une flaque d'obscurité. Parodie d'humanité, or et ténèbres fondus à la silhouette infernale, il se tenait à la frontière de tout. À la frontière du tout.

C'était vrai : j'étais prêt à payer pour avoir bouleversé l'ordre établi.

Alors, son ricanement guttural dévala mes vertèbres, hivernal. Le sourire s'élargit de crocs luisants.

« Je ne te ferai rien. Le cahier fait partie de ton monde depuis le moment où il en a touché le sol, autrement dit, il est à toi. »

Il n'y avait pas de conséquences.

Pas de châtiment.

Pas d'interdit.

Il n'y avait que l'approbation, l'indifférence.

Le cahier était à moi et il n'y avait pas de limites.

Il n'y avait pas de limites.

Le constat soulevait une vague de frissons et de vertiges entre mes omoplates.

Qui étais-je.

Ce pouvoir dépassait toute mesure humaine.

Qu'étais-je.

Quand je le tenais entre mes mains.

Ce souvenir.

Oui.

Ce souvenir était essentiel.

Au fond de la tempête, il demeurait, étonnant de lisibilité. Le bouillonnement mémoriel d'idées et de sensations tournait, se complexifiait dans un désordre plastique jusqu'à ébaucher d'autres structures, autour de ce souvenir. Pivots d'images se réorganisant, se ramifiant. Chaque pièce de mon puzzle reprenait sa place, son sens.

Puis le calme absolu, retrouvé.

Un frisson roula.

J'étais, pleinement. Et le bien-être qui chargeait ma peau n'avait pas de prix.

Mesurer, encore, à quel point je n'avais été qu'un autre infiniment cadenassé et morcelé avait le goût aigre d'une trahison. Attention errante vers la fenêtre, déversant les rayons solaires. Léger flottement réflexif. Cette fois, le processus de recouvrement mémoriel avait été différent. Plus lent. Plus empesé. En recomposant le chemin de souvenirs depuis mon amputation identitaire forcée, j'avais collecté des incongruités brillantes : l'œil jaune de Remu, la silhouette décharnée de Ruyk intercalés dans mes rêves. Ces parcelles de souvenirs étaient remontées, très peu, mais c'était interrogeant et, surtout, c'était signifiant.

Balançant sous la lumière dorée de l'été, Misa m'observait avidement dans sa portion étrange du réel. Lueur d'un feu sans chaleur derrière ses lentilles qui radiait, palpitait.

Je lui souris, acéré de tout ce que j'étais. Et ses lèvres violettes se mordirent d'envie et de révérence.

Comme convenu, un patch était fixé à mon avant-bras droit. Trois centimètres. Le pansement se composait de plusieurs couches : une feuille stratifiée, une minuscule poche d'acide sulfurique située juste en dessous, un disque absorbant de cellulose et trois fragments de death note collés directement contre la peau sur la bande adhésive en PE et acrylate. Un fil d'aluminium fin comme un cheveu et long de quelques centimètres était fiché dans la première couche du derme, indolore. Si je tentais de retirer le patch ou même seulement d'y toucher, l'aiguille d'aluminium de quelques millimètres à peine, située à l'autre extrémité du fil, réagirait autant à la pression qu'au mouvement en perçant la poche. Si la matière de la poche résisterait avant de se dissoudre, elle ne résisterait pas à la piqûre. Une fois la membrane percée, l'acide traverserait sans difficulté les différentes épaisseurs pour arriver au papier – contrairement aux papiers utilisés actuellement, celui du death note ne pouvait qu'être en cellulose pure –. Il brûlerait les matières organiques pour ne laisser que quelques résidus carbonés qui s'effriteraient en quelques instants. Et ma mémoire s'envolerait trop tôt. Beyond s'était assez vanté de son dispositif. Oh, je n'allais certainement pas le fragiliser sur ce point-là.

Peu importait mes actions, la poche céderait seule au bout d'un laps de temps imparti et presque l'intégralité du patch aurait disparu, à la fin. L'aluminium ne se dissoudrait peut-être pas entièrement malgré sa finesse, résultat variable selon la concentration acide. Si la membrane était en partie composée de silicone, il y avait forcément un composant adjoint dont la détérioration était calibrée. Du polyamide 6 ? Une partie minime de la poche subsisterait également.

Misa en ferait disparaître les résidus, conformément au plan.

Entre les cheveux blonds détachés, je repérai une oreillette, semblable à celle qu'elle me tendait. La perspective d'entendre la voix de Beyond quand ce n'était pas nécessaire me révulsait, attisait la rage froide et la promesse glaçante qui collait à son nom. Hors de question.

« Oh, il avait dit que tu la mettrais dans ta poche, il avait vu juste, apparemment. » La ressortir pour satisfaire l'ego de Beyond ? Lui montrer qu'il avait un impact, aussi futile soit-il ? Vulgaire. Ce serait tellement vulgaire. « N'oublie pas de ne pas bouger ton bras. » qu'elle disait. Imbécile. Vraiment, la voir se faire berner sans répit aurait presque pu être touchant – à la manière d'un caneton faisant quelques pas malhabiles avant de finir entre les crocs d'un chat – si ce n'était pas aussi pratique.

Sa main s'élança vers la mienne, entrelaça nos doigts gauches et je refusais de montrer la douleur qui en résulta.

« Tu m'as manqué. Tellement manqué, Raito.

— Toi aussi. »

Ses lèvres s'ourlèrent d'un triomphe sombre et intense, me rappelant à quel point cette Misa-là différait de l'autre. Et à quel point lui mentir pouvait être dangereux.

« Quand tu n'étais pas vraiment toi, je me suis sentie séparée d'une part de moi, aussi.»

Tant de mièvrerie portée en étendard de l'absence d'inhibitions et de subtilité. Dégoût rageur pour sa manière d'être et de ressentir qui me brûlait.

« Ce ne sera plus très long, maintenant. Je te le promets. »

M'empêchant de savourer le double sens de ma phrase, un faciès décomposé s'infiltra à travers le mur, suivi d'une silhouette osseuse et décharnée, bardée de piques. La stature émergea avec lenteur de béton pour se poster face à nous, raideur cadavérique dans tout ce qu'elle était.

Remu tordit lentement la colonne vertébrale de son corps démesuré, se voûtant d'un geste progressif. Avec ses crocs à découvert et sa posture ramassée, elle semblait prête à me bondir à la gorge. Les quelques paroles qu'elle lâcha le furent avec réticence, sur un filet de ton qui cachait son mordant.

« Yagami Raito.

— Remu. »

Pourtant, en se penchant, c'était elle qui se conformait à ma mesure. Qui pliait symboliquement devant moi.

Misa tapa du pied en secouant la tête, cassant la pesanteur jaune et tranchante de la pupille verticale.

« Remu-chan, on avait dit que tu attendais dans la pièce à côté pour le début. Je ne l'ai même pas embrassé encore !

— Je m'inquiétais.

– Oh, tu es une amie vraiment adorable. Tu peux rester, alors. »

Une douceur fondante au visage sec de shinigami fleurit comme le miracle d'un hellébore en plein désert.

« Merci, Misa-san. »

Le cou à la chair parcheminée bascula encore un peu vers l'avant en une reconnaissance carnavalesque.

Misa rejeta une mèche de cheveux par-dessus son épaule.

« Tu n'as pas à t'inquiéter, Raito ne me fera jamais de mal. »

Les traces de joie candide ne réchauffaient pas le bleu des iris, cœurs à fusion froide où la colère et l'avertissement rampaient. Ses doigts, toujours autour des miens, se firent plus caressants. Me donnaient une furieuse envie de rompre le contact.

« Bien sûr que non, tu le sais. »

Pour un peu, elle en ronronnerait à l'image de Beyond quand il était satisfait.

Le tueur psychopathe lui avait fait croire que nous agissions de concert pour supprimer L et rien ne pouvait être plus faux. Misa ne savait pas que Beyond ne ferait rien contre le détective pire, qu'il me lierait les mains face à lui. Dans son monde de gravité duelle, tout tournait autour d'elle et de moi.

« Misa, tu as une information très importante. J'ai besoin que tu me la dises pour enfin –

— Non. D'abord, je veux être sûre. C'est ma condition. »

Distance avalée par son visage aux paupières qui se fermaient, l'intention claire. Les freins qu'elle m'avait posés avec son amour mielleux et écœurant, pourtant, avaient été trop nombreux par le passé pour que je refasse la même erreur. Équilibre subtil à trouver entre ce que je voulais d'elle, ce qu'elle voulait de moi et ce qu'elle savait.

La perspective de ce baiser me révulsait nettement plus qu'auparavant, mais il fallait garder un semblant d'équilibre. Elle détenait trop d'informations, que je devais lui faire cracher. Le nom de L. Elle avait son nom.

Ses lèvres en bouton s'ouvrirent. Son souffle passa les quelques millimètres nous séparant pour se déposer sur ma bouche. C'était comme une foutue – Comme si ce n'était pas profondément ignoble et révoltant de sentir sa –

Détournement de ma tête, réflexif.

Elle se figea je me figeai aussi : sa bouche s'était posée contre ma joue. Tournant ce que je venais de faire avec une incrédulité partagée. Je m'étais écarté par réflexe.

Inadmissible.

L'embrasser était pourtant simple. Je touchai finalement ses lèvres de miennes. Ecoeurant. Ecoeurant. Ecoeurant. Me fit l'effet d'une larve écrasée sur un pare-brise qu'on décollait à la spatule quand elle rompit enfin le rapprochement spongieux et humide des épidermes. Au lieu de s'effondrer et de sauter les décibels de sa voix, elle scrutait, toisait.

Menaçait.

Oh, oui, ce que Beyond lui avait dit était tellement évident.

L'insignifiance atteignait une telle concentration dans ce corps mince que c'en était presque rabaissant par extension. Mais lui montrer trop de mépris serait cependant un pari que je n'étais pas encore assuré de gagner, dommage. Ma marge de manœuvre était aussi lisible que les pensées cassées tournoyant sous les cheveux blonds.

Froideur veloutée d'indifférence, juste à découvert au coin des lèvres la confrontation pointue se choquait à la banalité intrinsèque de sa personne. Elle ne pourrait jamais répliquer avec toute la hauteur nécessaire. Et la voir essayer attisait la glace sous le métal de mon visage. Son énervement contenu lui conférait peut-être un rougeoiement qu'elle n'avait jamais eu, mais ne brûlait rien. Je haussai un sourcil, pas plus impressionné.

Elle ne pourrait jamais m'atteindre.

La somme de ce qu'elle était ne serait jamais assez.

« Tu as oublié que tu étais à moi. » Ses yeux s'étrécirent et sa déconvenue sifflait de jalousie. « Ce n'est pas grave, je te forcerai à t'en souvenir. Beyond m'avait prévenu qu'il faudrait te dresser pour que tu réalises que tu ne peux pas te détourner. Mais il dit que rien n'est perdu et qu'en insistant, je vais réussir à te faire comprendre. » Léger rire triomphant que je retins. Constater à quel point je devinais juste était un plaisir sans cesse renouvelé. Bien sûr qu'il avait créé cette marge de manœuvre pour moi... croyant qu'il la créait surtout pour lui. « Il m'a donné plein de conseils, j'ai hâte de les appliquer. » Sa furie gelée se fendit d'un clin d'œil aussi vorace que le fil d'une guillotine. « Je dois y aller, sinon je vais vraiment être en retard.

— Profite bien de ta convention. »

Si le regard de Remu se fixa Misa, elle, ne sembla pas saisir l'insulte absolue qui sucrait ma voix.

Bientôt, bientôt, j'en aurais fini avec elle.

Misa disparut dans une envolée froufroutante de blanc. Et, conformément aux instructions que Beyond avait données, Remu ne la suivit pas. Elle ne me lâcherait jamais des yeux avant la fin, surtout pas après ma dernière phrase. Oreillette en place, le temps d'une seconde.

« Quinze minutes et vingt-neuf secondes. »

Bien.

Négligemment, je me rendis au salon, suivi de prêt par la shinigami.

Temps de jouer, maintenant, avec les absurdes restrictions de Beyond, pour les écraser. Comme s'il pouvait me contraindre si je ne faisais pas semblant de l'accepter.

Je connaissais les angles de chaque caméra et qu'il contrôle le système pour le moment ne changeait rien aux limites inhérentes à la technologie. Me lever pour me glisser vers le coin externe gauche à deux pas de la bibliothèque dégarnie, sous prétexte de recherche de télécommande dans le sinistre chambardement de documents étalés un peu partout en tours branlantes, était enfantin. Faire entrer une partie de mon bras gauche, à savoir l'avant-bras et la main, dans l'angle mort. Placer un morceau de papier et un stylo en gestes rapides, mais un peu imprécis, dans ma manche. Bloquer avec naturel le champ de vision de Remu grâce à la pile de papiers à gauche, et surtout, grâce à deux mugs de thé. Grimacer avec horreur en découvrant les restes fossilisés agonisant entre les moisissures au fond de la porcelaine suffisait largement à la diversion. Pas besoin de jeter le moindre regard à ce que je faisais, juste écrire à toute vitesse avec ma saloperie de main gauche, dissimuler le papier dans la manche. Cacher le stylo dans l'interstice entre deux dossiers, faire passer, l'air de rien, une photographie satellite dessus.

Je m'éloignais vers le canapé, décalais encore quelques coussins pour extirper toutes les victuailles que L avait cachées en dessous. À cette occasion choisie, le morceau de papier transita à l'intérieur du compartiment secret de ma montre en toute discrétion.

Télécommande trouvée, je zappais sur plusieurs chaînes un moment, avant de laisser tourner en sourdine l'émission diffusant la convention de Misa. Précisément la raison pour laquelle nous l'avions choisie, Beyond et moi, cette convention : la retransmission en direct.

Ceci fait, je vérifiais machinalement le timing restant sur ladite montre et si les communications avec les membres de l'équipe étaient toujours coupées.

C'était le cas.

Ils devaient être en train de se confronter à la scène orchestrée par Beyond, maintenant. Je serrai les dents sous une légère vague de stress. La montre contenait un message, à l'insu de Beyond. Pour me faire revenir vraiment, dans toute mon intégrité. Non, mon double ne pourrait louper ça. Après tout, il était toujours moi.

C'était ma manière de broyer les absurdes limites de Beyond.

Le canapé était plutôt confortable sous le regard reptilien de la divinité aux allures cadavériques.

« Ne crois pas que ton comportement m'échappe, Yagami Raito. »

Mon air poliment interrogateur l'invita à poursuivre, dans toute sa sévère distance.

« Tu ne cesses de te servir de Misa, tu la méprises en tous points de vue. Avec ou sans ta mémoire, tu la considères comme un pantin niais et puéril. Et tu ne changeras pas. » En une seconde, elle fut sur moi, raide et immobile. Ses cheveux violets balançaient avec souplesse sous la vitesse incroyable de son déplacement. « Ne t'avise pas de croire que je te laisserais faire. » Son timbre se faisait grave alors que ses griffes osseuses s'ouvraient et se déployaient en cliquetant lentement. « Les effets de mes interventions peuvent être nettement plus désagréables que ce que tu as déjà pu... expérimenter. »

Scalpel de mon regard, évaluant ses propos et son attente. Que cherchait-elle à dire ? Quels effets ? La conclusion se fit jour très vite, parce que rien n'avait jamais pu expliquer vraiment …

« Tu as provoqué mes malaises et mes nausées d'une manière ou d'une autre. Tu ne peux peut-être pas me tuer sans mourir, mais tu peux me faire souffrir. Bien sûr. » Son masque creux d'humanité ne donnait rien, sinon le vide. « Comment ? »

Ses serres se plantèrent en avant, traversant mon buste.

La surprise n'eut le temps de rien avant l'incendie du système périphérique. Souffrance brute, féroce, qui affola le cœur, le souffle. Les pensées.

Elle ne m'avait pas blessé. Ni sang. Ni contact direct. Elle me... traversait. Littéralement. Et accepter l'insensé ne pouvait que faire sens quand on discutait avec la représentation concrète et mortifère d'un dieu. Car, dans ce monde, cet insensé-là avait une logique.

Furieuse douleur vernie de dédain.

Pourtant j'étais...

Elle venait de toucher le nerf sous-costal ?

« Si tu perçois Misa comme une sotte, humain, c'est toi qui es infiniment aveugle et sot. Elle est pure, d'une manière que tu ne peux percevoir. » Remu dégagea enfin ses griffes de mon torse, provocant un soupir de soulagement. « Tu sais déjà que mes semblables et moi pouvons passer à travers des différents composés matériels de ce monde. »

Maintenant que mon système nerveux n'était plus en surcharge, des souvenirs de Ryuk ou même de Remu tournoyaient sous mon crâne, avec vitesse, à la recherche de ce que j'avais vu et de ce que je n'avais pas saisi. Je les revis traverser des murs, des personnes, des objets. Collecte machinale de tous les détails que j'avais enregistrés sans m'y appesantir, maintenant passés au crible. Le résultat était pourtant évident, nuancé par l'image de dents de requin croquant dans une pomme. Par des doigts décharnés qui me tendaient un death note. Les dieux de la mort utilisaient les turbulences et ascendances thermiques qui se formaient dans l'atmosphère pour voler. Capables d'interaction.

« Les shinigamis peuvent moduler leur degré d'interaction avec la matière.

— C'est exact. Nous n'appartenons pas à votre monde, ainsi les lois de ce lieu s'appliquent de manière très différente à notre espèce. Je suis allée chercher une réaction au creux de certains de tes points nerveux, à chaque fois que tu rompais ta promesse de ne pas la faire souffrir. J'aurais pu te couper la chair, te broyer les os ou t'obliger à te tordre de douleur en submergeant ton système.

— Tu ne l'as pas fait.

— Pour elle, je n'ai fait qu'effleurer tes nerfs. Toi, tu ne la mérites pas une seule seconde. »

Ainsi, elle était restée presque tout ce temps, loin du possesseur de son death note ? Intéressant.

Certaines réactions avaient sans doute été psychosomatiques, parce que Remu ne pouvait me surveiller en permanence. Conséquences de l'instinct de survie et de la faiblesse du réflexe pavlovien... S'en rendait-elle compte, quand elle me regardait avec ce mépris froid d'entomologiste disséquant un cafard sur sa table ? Alors pourtant que ça complétait, expliquait les effets extrêmement réussis de sa forme de torture insidieuse ? Non, elle ne le considérait même pas. Puisqu'elle ne pouvait percevoir l'évidence et s'y adapter, elle était celle qui se ferait disséquer, à la fin.

Pas le moment de soupeser ces données pour le moment, de les évaluer, de les compulser avec toutes les arborescences de conséquences. Le temps filait. Vite. Dernière question, passant le miroir corrosif de son absence d'intérêt.

« Est-ce qu'il y a une limite au nombre de pertes de mémoire ? »

Son silence plana un instant au glaçage surfait de son ennui, de son dédain. Et elle répondit. Parce qu'elle ne cherchait pas à comprendre des mécanismes si éloignés de sa manière de ne pas être. « Six fois, ensuite la perte est définitive. »

Blanc dans les synapses. Aussi douloureux que les serres dans mes côtes.

Et j'en étais à quatre allumettes ?

Beyond savait.

Bordel.

Avec les réminiscences et l'impression d'un recouvrement plus difficile, je m'y attendais. Sauf que c'était drastique. J'allais devoir jouer serré.

À l'écran, une vague d'agitation se répandit, focalisant aussitôt Remu. Le stress statufiant son grand corps était étrangement palpable. Ça y était, sa distance s'égratignait enfin.

« Que se passe-t-il ? »

Je montai le son en toute obligeance.

« C'est une catastrophe ! Mais que fait la police ! Une prise d'otages ou un attentat est en cours à la convention Kulture-pop-unicorn ! Que quelqu'un fasse quelque chose ! » Zoom avant sur la scène. Un homme y avait rassemblé différentes stars et idoles, les tenant en joue avec un fusil d'assaut. Une attaque par arme à feu était exceptionnelle au Japon, d'autant plus marquante, donc. L'homme vociférait des paroles inaudibles en agitant son canon de manière tout à fait inconsidérée. Misa se tenait à genoux, mains derrière la tête, et tremblait de manière très nette.

Plus tôt encore que je le pensais, une poigne de fer se ferma sur mon col, me souleva sans effort pour me confronter à la promesse vengeresse et morbide d'un regard sans âge. Mes pieds ne touchaient presque plus le sol dans la démonstration de puissance physique.

Sifflement chargé d'inquiétude et de haine balayant mon visage.

« Arrête cet homme, tout de suite. »

Mon meilleur air innocent serait évidemment de trop, exactement pour ça que je le choisis.

« Je n'y suis pour rien, Remu. Je n'ai aucun pouvoir sur ce qui se trouve à vingt kilomètres d'ici, comment le pourrais-je, d'ailleurs.

— C'est forcément toi, ça ne peut qu'être toi. »

Elle n'élevait même pas encore la voix, mais tout puait sa peur, viscérale. Sa pupille, étrécie, se décala sur le poste quand une série de détonations fendit la stéréo.

« Des coups de feu viennent d'être tirés en l'air ! La foule panique totalement, c'est affreux, c'est inimaginable. Mais que font les secours ! » L'homme, ayant trouvé un micro, s'appliquait à y vomir ses justifications malades de fan frustré par la perfection de son monde imaginaire peuplé d'idoles inaccessibles.

« Je suis curieux de savoir comment je pourrais être responsable de ceci sans disposer d'un don d'ubiquité, mais je t'en prie, explique-moi comment j'aurais pu procéder ?

— Je vois clair à travers toi, Yagami Raito. » Petite ironie brillante à mon visage pour tant de prétention. « Cette attaque ne peut pas résulter d'une chose aussi aléatoire, à la conception si humaine, que le hasard. Ça t'arrange beaucoup trop.

— Je ne dispose pas du death note et je viens de retrouver la mémoire, aucune préméditation possible, tu en conviendras. »

Les agents de sécurité, à leurs postes respectifs, avaient été exécutés d'une balle dans la tête. Pour illustrer la macabre découverte, la caméra zooma sur l'un des cadavres en ciblant davantage le sang que la blessure.

« Qu'as-tu fait ? » La bouche s'ourla sur une paire de crocs, murmurante. Remu m'étranglait presque entre les craquements de mon t-shirt. « Je vais faire griller tes récepteurs de la douleur jusqu'à ce que tu donnes l'ordre de tout arrêter. »

Les braillements tonitruants des présentateurs suspendirent cette conversation montée en boucle.

Les craquelures dans sa pauvre indifférence se creusèrent d'un coup, Remu me lâcha pour se précipiter devant la télévision. Pupille unique dévorant chaque pixel comme si elle avait le pouvoir de geler la distance.

Je me pliais en deux, à demi, main sur la gorge pour reprendre un peu d'air.

Le forcené avait posé son arme contre le front sali d'une starlette. La jeune femme, à genoux, dans sa tenue pastel absurde, paraissait aussi déplacée qu'une sucrerie jetée dans le chaos. Entre des cheveux roses et courts, ses joues mouillées se déformaient de terreur sous les tressauts de pleurs silencieux.

L'homme appuya sur la gâchette.

Impact déchiquetant. Os, chair et morceaux de cerveau giclés en bouillie rouge. La tête partit en arrière, le corps s'effondra. Pantin désarticulé et minuscule dans une flaque sanglante en train de se figer.

Les lignes sèches et efflanquées de Remu ne bougeaient plus. Aucun geste pour articuler les plaques blanchâtres de sa carcasse, pourtant, je les sentais vibrer dans mon propre corps de tout ce qu'elles contenaient.

« Peu importe ce que tu me feras, ça ne changera rien à ce qu'il se passe là-bas.

— Misa est en danger. »

La formation des syllabes était mécanique, râpeuse. Et son visage en partie dissimulé demeurait insondable. Pousser, juste un peu, était nécessaire.

« Me blesser, même me tuer, ne la sauvera pas. Je ne vois pas comment tu peux l'aider. »

Au centre de son cercle de starlettes trop idéalisées, l'homme pivota lentement. S'arrêta devant une jeune femme à l'abondante chevelure blond platine, passa un doigt sur la peau laiteuse maquillée de minuscules licornes pailletées. Prostrée juste à côté du cadavre chaud de sa voisine, elle lui planta un regard serein sous ses paupières fardées d'or. L'homme retira sa main, folie crevant son sourire. Perdu dans les vagues de sa frénésie, il posa le bout de la mitraillette contre le front poudré. La colère prenait le dessus, mais ne perturbait pas la fille qui serrait les dents, diaphane et lointaine jusqu'à la dernière seconde.

« Même si tu pars maintenant, quand tu arriveras, il sera trop tard. »

À ces mots, les coutures entourant le cou de la shinigami gonflèrent, sur le point d'exploser.

« Tu ne peux rien faire, malgré tes pouvoirs. »

Tension paralysée de Remu qui frappait l'espace.

Enfin, nous étions arrivés à ce moment.

Le moment où son inhumanité se déchirait. Dénudant la faiblesse et l'émotion sur la blancheur de ses os glacés.

Sa distance n'exista plus. Fracassée.

« Il va les tuer, jusqu'à la dernière. »

L'homme se tourna brusquement vers Misa. Leva son arme.

Dans une explosion de vitesse et d'angoisse, le dieu de la mort saisit une feuille de cahier qui était cachée dans un interstice de son armure, confiée par Beyond au lieu du cahier complet.

Alors, Remu signa son point de non-retour.

La feuille se froissa dans son poing, barrée par l'écriture d'un nom.

Pendant que l'homme chutait avec un visage tordu de douleur, les bras gigantesques retombèrent, ballants.

« Exactement comme prévu. »

Tuant un humain dans le but de rallonger la vie d'un autre, elle avait enfreint la seule règle de son immortalité.

Elle fit volte-face.

Mon sourire carnassier qui pointait lentement se heurta contre un œil, jaune. Lentement écarquillé. Souveraineté de froideur tranchant son désespoir trop tendre avec tellement de facilité. Elle découvrit les dents, gronda.

« Tu... m'as... manipulée. Tu veux te débarrasser de moi pour … l'atteindre. »

Avec une rapidité irréelle, elle avala le morceau de death note – le rendait inutilisable – et bondit en avant.

Déjà sur moi, en un battement de cœur, elle m'enserra de ses griffes pour me toiser avec prédation. Intention claire de m'emporter avec elle telle une antique furie des Enfers. Pour la première fois, peut-être, elle me regardait vraiment.

Ses crocs allaient s'ouvrir contre ma jugulaire, quand elle se figea. Son corps se décomposait, rattrapé par la mort. La moitié gauche s'effritait, poudrait. L'œil se dégrada en quelques secondes, envahit par la finitude qui lui rongeait la chair. L'émail pointu des crocs avança légèrement, griffant la peau, voulant transpercer la veine battante, située en dessus. Mais sa matière avait déjà perdu toute réalité.

C'était trop tard.

Remu était en train de mourir.

N'était plus rien.

Rien qu'une nuée de cendres brillantes, dispersée sans une ombre ni un soupir.

Et j'étais seul.

Mon cœur secouait follement sous l'adrénaline. Inspiration prise. Parole jetée en pâture à Beyond. Ne pas perdre le rythme, jusqu'à la fin.

« J'ai rempli ma part du contrat.

Et en avance, joli coup. Ne t'avise pas d'essayer d'entourlouper pour tuer le temps ou essayer de rameuter L. La vie de l'équipe en dépend, rappelle-toi les petits cadeaux de C4.

— Finesse de la plaisanterie appréciable, merci d'être aussi épais que les glaires empêchant Matsuda de respirer avant qu'il crève. Si tu avais les moyens de mettre ta menace à exécution encore... Mais non. L et le reste l'équipe sont partis depuis longtemps. » Léger ricanement, aérien. « Tu t'es planté, tu n'as pas essayé de les retenir. À l'heure qu'il est, ils sont presque rentrés. »

Quatre minutes encore.

Avais-je mal calculé le moment où L ... ?

Main époussetant la poudre d'argent qui s'était déposée sur mes vêtements. Curieux, la texture granuleuse de ce qui était Remu gagnait en finesse, filait comme du sable.

Bientôt, les traces disparaîtraient et rien n'indiquerait que j'avais tué un dieu.

Dans l'oreillette, Beyond lâcha un juron. Puis deux.

« Merde, merde, il a repris la main sur les com – »

Mon autre oreillette grésilla.

« Raito ? »

Incandescence dans le ventre, pour cette voix. Pour lui.

Et tout ce que j'avais cadenassé déborda mon esprit.

Á côté, Beyond tentait de faire croire qu'il s'amusait toujours.

« Bien que ça me fende le cœur, je peux écrire ton nom, mon chou. Ce n'est pas grave, je trouverai un autre jouet. »

Me délectais des torsions au goût de panique qui tremblaient sa voix.

Aucun jouet ne serait aussi bien que moi, c'était ce que j'aurais pu dire.

Mais L m'entendrait.

Pensées tournantes, roulant autour de son nom dont il fallait que je … décroche.

Misa effectuerait sa mission jusqu'au bout en nettoyant les preuves. Que Beyond et moi puissions nous être alliés pour tuer la trop gênante Remu la dépassait. Inconcevable pour son petit cerveau...

Une fois que j'aurais extorqué le véritable nom de L – oh, comme Beyond allait détester ça – Misa n'aurait plus aucune utilité.

Éclair d'expectative et de plaisir.

Misa serait la prochaine à mourir.

Ou peut-être Beyond.

Me débarrasser de l'un comme de l'autre allait être une libération.

Le patch sur mon bras dégageait un mince filet de fumée.

« Raito ? Tu m'entends ? »

Négligemment, j'écrasai l'oreillette du tueur psychotique d'un coup de talon pour me concentrer sur la voix de L. Je souris à la caméra, défiant Beyond avec aplomb. Qu'il intervienne, pour voir. Qu'il m'empêche de lui répondre. Pas comme si je pouvais faire autre chose que de jouer un peu avec L, dans les contraintes de ma situation actuelle. Beyond ne me tuerait jamais maintenant, de cette manière. J'étais son coup de maître. Son étincelle balancée dans le bidon d'essence, son once de destruction dans la tempête.

Tellement étroit, tellement enfermé dans les limites de son esprit, pourtant, il ne voyait pas. À quel point il n'était qu'un obstacle infime sur ma route. À quel point il ne comptait pas. Ne savait pas que j'avais déjà écrasé ses règles et, quand il le saurait, se serait trop tard.

Bouffée de possessivité, sanglante de rage et de maîtrise.

Cet enfoiré ne savait pas qu'il était de trop. Qu'entre moi et L, il n'y avait pas de place pour lui. Qu'après cette quatrième amnésie, j'allais revenir pour lui faire bouffer sa vie à pleines dents.

Il n'avait toujours pas compris.

Que L n'était qu'à moi.

« Je n'arrivais plus à vous joindre depuis des heures. Tout le monde va bien ?

Les bras cassés de notre fabuleuse équipe de sous-mentaux vont bien. » Je l'entendis aboyer contre quelqu'un en pestant des ordres pour aller plus vite. « Les caméras du QG tournent en boucle et je viens juste de récupérer le son. Que s'est-il passé ? Tu es toujours à l'intérieur ? »

Air sournois, que Beyond profite du spectacle. J'adoptais une voix à l'hésitation subtile, jouant une corde que je savais sensible. Grimace parce que le pansement chauffait, se liquéfiait.

« Je ne sais pas, quelqu'un bloque tout le système. Si Beyond est derrière ça aussi et que son but est de nous séparer, il vaudrait mieux ne pas jouer selon ses plans et se réunir au plus vite.

Je sais. Tu bouges pas, tu touches à rien, tu restes à l'intérieur.J'ai forcé tout le monde à rentrer dès que tout s'est mis à déconner au QG. »

Bien sûr qu'il l'avait fait, mais l'endroit indiqué par Beyond était à une heure d'ici, environ. Fermais les paupières, serrais les dents. Quelques secondes.

« Qu'y avait-il à la ferme aux fraises ?

Un ultimatum. » Encore un peu... pouvais plus tenir. « On arrive dans vingt-cinq minutes. »

J'arrachai le patch brutalement, le jetai dans une petite boîte en verre – avec les restes de mon oreillette – que je plaçai directement sous le canapé, à l'endroit convenu. Évitant de justesse une brûlure à l'acide sulfurique.

À travers les brumes cisaillantes et pesantes d'un mal de crâne d'une rare puissance, j'entendis une porte claquer, puis une cavale de pas. Pouvais pas réfléchir, cerveau comprimé qui pulsait sous la douleur et qui ne demandait qu'à sombrer dans le sommeil.

Une main me secoua fortement, m'obligea à ouvrir un œil.


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