PART I — Un petit morceau de paix

La ville de Jéricho s'alourdissait sous le poids d'un soleil cuisant. L'air ondulait au-dessus du macadam chauffé par ses rayons estivaux. La sueur perlait sur les fronts et auréolait les chemises. Les thés glacés se multipliaient dans les bars et les cafés. Les parasols fleurissaient sur les terrasses où les clients s'agglutinaient. L'été frappait la région de sa chaleur suffocante comme chaque année. La période s'avérait caniculaire lorsque ce pointait sans prévenir le mois de juillet. Mais encore, ce dernier était, en temps ordinaire, sec. Le mois d'aout était un calvaire de tous les jours. Entre pluies, orages et hausse brutale de température, l'atmosphère de Jéricho devenait vite poisseuse et chargée d'une humidité désagréable.

Assis à son bureau, profitant d'une climatisation au fonctionnement hasardeux, le shérif Donovan Galpin peinait à se concentrer sur sa tâche. Les dossiers aux sujets assommants s'empilaient devant ses yeux las. Il revenait d'une semaine de vacances et le retour au travail se révélait rude. Enfin, vacances… il fallait le dire vite. Passer sept jours dans sa maison vide de toute présence humaine, à zapper sur la télé et enchainer les reportages animaliers sans intérêts, cigarettes et cannette de bière de piètre qualité… Galpin ne pouvait, en faisant preuve d'un minimum de décence envers lui-même, appeler ça des vacances. Aussi revint-il au commissariat davantage fatigué qu'une semaine auparavant.

Lorsque son téléphone sonna, il prit quelques instants pour s'éclaircir l'esprit. Il éteignit sa radio qui jouait « It's Probably Me » de Sting et se redressa sur sa chaise usée. Chassant les souvenirs de ses vacances lugubres, il fit de son mieux pour ne pas penser à Tyler, enfermé dans une prison de haute sécurité. Il décrocha le combiné et poussa un soupir avant de dire de sa voix forte et autoritaire :

« Bureau du Shérif Donovan Galpin. »

« Shérif, » résonna la voix de son assistante au bout du fil, « nous avons une nouvelle agression. »

« Encore une ? »

« Il semblerait que ce soient les mêmes responsables. » expliqua la femme. « Les victimes sont deux normis et les témoins décrivent les agresseurs comme étant des vampires. »

« Encore des normis agressés par des marginaux. Ça devient récurrent. » fit Galpin en prenant les coordonnées des victimes. « Pas de mort ? »

« Non, jusque quelques blessures et un sérieux état de choc. Ah oui, les agresseurs ont laissé une lettre sur le lieu du crime. »

« Ça ne m'étonne pas. » Conclus le shérif. « Bon, très bien, je me rends sur place. »

Il raccrocha le téléphone et quitta le confort discutable de sa chaise. Celle-ci grinça alors qu'il la libérait de son poids. Le mobilier du poste de police mériterait une sérieuse rénovation, mais le maire ne fournira jamais les fonds nécessaires. Soupirant une dernière fois, Galpin décrocha son chapeau du porte-manteau et le positionna sur son crâne dégarni. Depuis le mois de juillet, des normis se faisaient agresser par une bande de marginaux. À chaque fois, il n'y avait pas de victime. Juste de la peur. Petit à petit, une méfiance envers les marginaux s'installait dans le cœur des riverains. Plus encore qu'après le procès de Mercredi Addams, au cours du mois de mai. La situation risquait de dégénérer si la police ne parvenait pas à étouffer cet accès de violence soudain. Mais pour le moment, l'identité précise des coupables restait un mystère.

Sortant du poste, il jeta un coup d'œil sur la route qui menait à Nevermore. Si la crise n'était pas réglée très vite, les normis de Jéricho ne tarderaient pas à tourner leur haine envers les élèves de l'école. Certains d'entre eux restaient à l'école pendant les vacances d'été et Galpin ne se faisait aucun doute sur la potentielle culpabilité de l'un d'entre eux. Après les actes de vandalisme de Xavier Thorpe, le shérif se méfiait des étudiants marginaux qui occupaient la région. Même si l'école avait pris les choses en main, en la personne du professeur Jasper Barthélémy, une récidive restait à craindre. Il monta dans sa voiture, allumant immédiatement l'air conditionné, et se mit en route.

Lorsqu'il arriva sur le lieu de l'agression, une ambulance faisait danser ses gyrophares bleus alors que le secouriste examinait un homme, dont le crâne semblait avoir été frappé avec une barre de fer. Une entaille longue d'un pouce et crachotant un filet de sang barrait la peau beige de sa tempe. L'autre victime, une femme afro-américaine, se plaignait d'avoir été frappée sur le coude du bras gauche. Que des blessures superficielles, mais qui témoignaient d'une violence à l'encontre de la population de normie de Jéricho. Galpin passa en revue les témoignages des ambulanciers, veillant à ce que toutes les victimes soient prises en charge.

« Shérif. » appela sa collègue. « Voici la lettre que les agresseurs ont laissée derrière eux. »

« Montré moi ça. » déclara-t-il en prenant la lettre, enveloppée dans une pochette plastique.

Lorsqu'il eut la feuille devant les yeux, le premier détail qu'il remarqua fut la calligraphie soignée. Faisant opposition aux graffitis discriminatoires, ce message témoignait d'une certaine éducation. Il n'était pas très long, ne comportant que deux phrases. « ASSEZ DE RACISME ENVERS LES MARGINAUX. L'HEURE EST VENUE DE CHANGER LES CHOSES. » Au moins, le sens était explicite. Pourtant, malgré la menace cachée entre ces lettres noires, Galpin y vu une bonne intention. La volonté de sortir d'un système défaillant. Poussant un soupir en rendant la pochette plastique à sa collègue. En dépit du caractère anecdotique de cette situation, il ressentit une bouffée d'inquiétude au creux de son ventre. Les tensions entre normis et marginaux ne feraient qu'augmenter après cet incident. La police devra se montrer vigilante pour contrer l'escalade de violence qui s'annonçait.

« Je sens de nouveaux problèmes arriver. » murmura-t-il en posant son regard sur l'ambulance qui quittait les lieux. « Encore… »

Il épongea la sueur qui perlait sur son front et entreprit de remplir un rapport. Pendant toute la procédure, il ne pouvait s'empêcher de se demander quel enfer allait encore se déverser sur sa ville.

« S'il te plait ! » mendia Enid en tirant doucement la manche de sa petite amie. « Je te promets que je ferai attention. »

« Non »

« S'il te plaiiiit »

La gothique soupira alors qu'elle encaissa les supplications de la jeune fille aux cheveux de barbe à papa. Malgré l'expression dure et froide que son visage affichait avec tant d'abnégation, Enid pouvait voir dans son regard que sa détermination faiblissait. Il y avait cet éclat de douceur qui s'épanouissait dans ses iris sombres, comme une fleur de lumière qui venait d'éclore au milieu de l'obscurité. Assise sur son lit, les pieds à plat sur le sol et le dos droit, Mercredi toisait sa petite amie avec un mélange d'ennui et de lassitude. Cela faisait plusieurs minutes qu'Enid s'acharnait à la convaincre en sautillant devant elle.

« Tu sais très bien que je n'aime pas prêter ma machine à écrire. » répondit Mercredi d'une voix sèche.

La chambre de cette dernière les entourait et formait le décor pour ce dialogue frôlant l'absurde. Les instruments de torture, soigneusement rangés dans l'armoire en bois sombre, marquaient la pièce d'une ambiance glauque et effrayante. À côté de la fenêtre siégeait le violoncelle, exposé au regard des deux filles, qui semblait les narguer avec les trous de son coffre. Au milieu de la décoration sépulcrale de la chambre de Mercredi Addams, Enid semblait être une anomalie, une distorsion de la réalité, une absurdité sortit d'un rêve de dément. Portant son pantalon rose pâle et son pull ligné orange, rose et blanc. Malgré la chaleur extérieure qui forçait la louve à se balader en débardeur blanc, la chambre de sa petite amie conservait la température ambiante d'un frigo mortuaire. Mercredi, quant à elle, se contentait de sa robe noire qui lui arrivait jusqu'au-dessus du genou. Enid la trouvait adorable dans cette tenue, mais elle s'abstint de le lui communiquer. Elle gardait cette carte au cas où la gothique persévérait davantage dans son refus de lui prêter sa machine à écrire.

« Je sais, mais j'en ai vraiment besoin. J'aimerais envoyer une lettre à mon père et j'ai une écriture vraiment trop brouillonne. Si j'emploie ta machine à écrire, ce sera bien fait et mon père pourra me lire. »

« Je sais, tu me l'as déjà dit. »

« S'il te plait. Je te promets de ne pas l'abimer. Allez ! Pour moi. »

« Non. »

« S'il te plait. S'il te plait. S'il te plait… »

Mercredi soupira, agacée par l'insistance de sa petite amie. Sa mâchoire se contracta alors qu'elle détournait le regard. Enid lui faisait ses yeux de chiot et elle ne résistait jamais à cette technique aussi déloyale que sournoise. Voyant que sa ruse était inefficace, Enid lâcha la manche de la gothique. Très bien, si la convaincre par la supplique ne fonctionnait pas, elle changerait de tactique.

« Très bien, très bien. » déclara Enid en roulant ses beaux yeux bleus, « Voilà ce que je te propose. Tu me permets d'employer ta machine à écrire et en échanges… je… je te laisserai m'attacher la prochaine fois que nous… »

« Es-tu sérieusement en train d'essayer de m'amadouer avec du sexe ? »

« Si ça fonctionne, oui. »

« Non, ça ne fonctionne pas. Je ne pas besoin de marchander avec toi pour assouvir mes désirs. »

« Bon, très bien. Alors que dis-tu de ça ? Si tu me laisses employer ta machine à écrire, je n'écouterai pas de K-pop pendant une semaine. »

À cette promesse, la jeune fille aux cheveux de jais redressa le menton, posant ses yeux de charbon sur le visage de sa petite amie. Cette dernière savait que malgré l'amour que lui portait la gothique, ses longues séances d'écoute de K-pop étaient difficiles à surmonter. Mais ce n'était pas sa faute si Mercredi avait des gouts musicaux démodés. Pourtant, elle trouvait ça attachant que la gothique n'écoute que des chansons en italien, principalement de l'opéra, et de la musique classique. Quoique, à plusieurs reprises, elle avait lancé un trente-trois tours avec de la musique plus contemporaine dont les paroles tournaient autour de la mort et de la dépression. Une fois, Enid l'avait traité d'émo pour rire. Mal lui en a pris, car pendant le reste de la soirée, Mercredi avait menacé de lui raser la tête pendant la nuit.

« Deux semaines, et c'est d'accord. » répondit la gothique d'un ton sévère.

« Une semaine et demie. »

« Ne force pas ta chance, Sinclair. »

« D'accord, d'accord. Deux semaines sans K-pop. » accepta Enid en serrant la main de sa petite amie. « Merci, tu es la meilleure. »

« Inutile d'énoncer des évidences. » taquina Mercredi en se levant de son lit, faisans grincer le sommier. « Mais pourquoi n'emploies-tu pas ton maudit ordinateur ? Ce serait bien plus simple de lui envoyer un email. »

Enid haussa les épaules, un sourire timide s'étirant sur ses lèvres au rouge à lèvres rose brillant. À vrai dire, elle n'avait pas de vraie réponse à cette question.

« Je ne sais pas. La première fois que mon père a pris contact avec moi, c'était avec une lettre et depuis, c'est comme ça qu'on communique. C'est un peu notre truc. »

Et c'était important pour elle, car c'était un lien spécial qu'elle entretenait avec son père. Désormais, leur relation se limitait à cet échange épistolaire alors qu'elle ne voulait pas le perdre.

« Très bien. » accepta Mercredi en prenant la direction de la sortie. « De toute façon, j'ai promis à Pugsley de l'aider pour aiguiser ses haches de collection. »

Elle s'apprêta à quitter sa chambre lorsque la main aux ongles multicolore d'Enid agrippa son poignet. Étonnée d'être arrêtée dans son élan, Mercredi se retourna juste à temps pour que la louve vienne déposer ses lèvres au gout de cerise sur les siennes. Les deux jeunes filles s'embrassèrent pendant quelques instants. Le temps sembla se suspendre pour leur permettre de profiter de cette intimité. Malgré la rudesse du caractère de l'ainée des enfants Addams, une douceur se dégageait de cette étreinte amoureuse. Si bien qu'Enid sentit les papillons virevolter dans son ventre.

« Je n'en ai pas pour longtemps. » déclara-t-elle en reprenant son souffle. « Je viendrai vous rejoindre Pugs et toi quand j'aurai terminé ma lettre. »

« Prends ton temps, Cara Mia. » répondit Mercredi en quittant sa chambre, laissant sa petite amie seule dans cette grande pièce sombre.

Enid resta quelques secondes immobile au milieu de cette pièce, la chambre de Mercredi, qui par extension était devenue sa propre chambre. Malgré les choix douteux de la décoration, elle s'y sentait bien, en sécurité. Roulant les épaules pour en chasser la tension, elle se dirigea vers le bureau de sa petite amie, où trônait son imposante machine à écrire. Celle-ci la toisait, exposant ses touches usées telles les dents d'un crâne déformé. Une faible odeur d'encre s'échappait de son mécanisme. Enid s'assit devant l'instrument, se demandant quel effet cela faisait d'écrire avec. C'était la première fois que sa gothique préférée lui permettait de l'employer. Après une courte respiration, elle posa son index sur la touche « P ». Il lui fallut plus de force que prévu pour l'enfoncer et que le marteau imprime la lettre noire sur le papier. Une fois familiarisée avec le fonctionnement de l'outil, elle se mit à écrire, prenant soin d'éviter les fautes d'orthographe, si communes à son blog de ragot. Elle entendait presque Mercredi claquer sa langue à chaque fois qu'elle hésitait sur un mot de vocabulaire.

Papa,

Je vais bien, ne t'en fais pas. Je vis au manoir Addams depuis un mois et demi maintenant et tout se passe à merveille. J'aime la famille de Mercredi. Et je pense qu'ils m'apprécient aussi. J'ai peur d'être trop présomptueuse en disant ça, mais je ne crois pas me tromper. Je crois que j'ai enfin trouvé ma place. Mais même si je me sens bien ici, tu me manques. J'aimerais pouvoir partager tout ça avec toi.

Morticia m'a appris à nourrir Cléopâtre. C'est une plante carnivore, genre vraiment gigantesque. Au début, j'étais effrayé, j'ai peur de me faire mordre. Mais en fait, il n'y a aucun risque. C'est bizarre à dire, mais la plante est bien domestiquée. Elle ne s'attaque qu'aux intrus. Morticia m'a raconté qu'il y a quelques années, elle a trouvé trois cambrioleurs inconscients, piégés dans les racines de Cléopâtre. Je ne sais pas comment j'aurais réagi si cela m'était arrivé, mais sur le moment, j'ai beaucoup ri. Mais quand je suis revenu dans la chambre, j'étais un peu triste. Depuis le début, j'ai l'impression que je ne vaux pas la peine qu'on s'intéresse à moi. Que c'est normal qu'on ne m'aime pas. Mais maintenant, je reçois beaucoup d'affection et je me dis que tout ce que j'ai vécu avec maman est vraiment injuste.

Oh, il faut que je te raconte, j'ai réussi à convaincre tout le monde de faire un atelier manucure. Même Gomez a participé. Il semblait même être celui qui appréciait le plus la couleur verte que j'ai peinte sur ses ongles. Il m'a donné un gros câlin pour me remercier. Ils passent leur temps à me câliner, j'ai trop ça. Ça me rappelle un peu ceux que tu me donnais quand je pleurais dans mon lit. Évidemment, celle qui a été la plus difficile à convaincre de se laisser vernir les ongles, c'est Mercredi. Je sais que tu ne la connais pas bien, mais elle est vraiment incroyable. Elle est forte, intelligente, drôle… même si elle ne se rend pas compte. Mais quand je propose un atelier manucure, elle me jette toujours un regard noir comme la mort. Parfois, j'en ai des frissons. Mais je ne me suis jamais senti menacé. En vérité, je me sens tellement en sécurité quand je suis avec elle. Plus en sécurité que je n'ai jamais été. C'est comme si je sentais qu'elle veillait sur moi. Autant que je veille sur elle.

Tout ça, c'est nouveau pour moi. J'essaie d'en profiter. Quand je ne suis pas avec Mercredi, souvent à cause de son heure d'écriture quotidienne, je passe du temps avec son frère. Il m'apprend à pécher à la grenade. Ça fait beaucoup de bruit, mais c'est super efficace. On a réussi à pêcher un poisson d'au moins un mètre. J'aime cette famille. C'est devenu ma famille. Autant que toi, tu es aussi ma famille. Peut-être que je suis chanceuse en fait. Je ne sais pas trop.

Parfois le soir, je pleure un peu avant de m'endormir. Mercredi me serre toujours dans ses bras quand ça arrive. Mais ce qui m'aide vraiment, c'est de me souvenir des bons moments que j'ai passés avec toi, ou avec mes frères, avant qu'ils ne deviennent des connards. Et bien sûr, les bons moments que je passe avec elle. Elle est tellement romantique. Au moins une fois par semaine, elle m'apporte des roses noires. C'est mignon, non ? En tout cas, ça me fait plaisir à chaque fois. J'ignore où elle va les chercher. Peut-être dans la serre de Morticia ? Je l'aime. Je l'aime vraiment. Plus que je n'ai jamais aimé personne. Elle est ma petite amie, ma moitié, mia rosa nera (c'est un surnom, je t'expliquerai.).

Tu me manques, j'espère avoir de tes nouvelles très vite. En attendant, j'espère que tu te contenteras de savoir que j'ai trouvé ma place et que je commence à penser que je suis précisément là où je dois être. Et je suis bien décidé à profiter de ce petit morceau de paix.

Ta fille qui t'aime.

Enid.

La jeune fille regarda la feuille de papier, noircie de mots, d'un air satisfait. Pour une première expérience avec une machine à écrire, elle s'était plutôt bien débrouillée. Elle sortit sa production du mécanisme et relut le texte pour s'assurer qu'aucune faute d'orthographe n'était venue entacher la lettre. Son père méritait qu'elle s'applique. Elle plia la feuille de papier en trois et la rangea dans une enveloppe qu'elle avait sagement préparée à l'avance. Après avoir balayé la fermeture de sa langue, elle ferma la lettre. Il ne lui resta plus qu'à indiquer la nouvelle adresse de son père. Il lui avait fait parvenir par son précédent courrier. Le divorce ne tarderait pas à être acté. Malgré sa joie que sa mère sorte définitivement de sa vie, elle ne put s'empêcher de ressentir un pincement étrange au cœur à l'idée que ses parents se soient séparés. Ignorant cette sensation désagréable, elle posa l'enveloppe scellée sur se bureau et remis une feuille blanche dans la machine à écrire. Mercredi lui avait si gentiment prêté son matériel… le moins qu'elle puisse faire était de le lui rendre dans le même état.

Mercredi était couchée sur le dos et fixait le plafond de sa chambre. Il devait être près de minuit alors que le sommeil se refusait encore à elle. La tête posée sur son oreiller noir, elle caressait les cheveux blonds d'Enid, blottie contre elle, ronflant dans une discrétion remarquable. La louve avait enroulé son bras autour de sa taille et déposé sa joue tiède sur la poitrine de sa petite amie. Cette dernière, même si tout aveu de ce genre ne dépassera jamais la barrière de ses lèvres, appréciait la chaleur qui se dégageait de son corps. C'était comme des chaines brulantes qui s'enroulaient autour de ses membres. Une douleur agréable alors qu'elle se laissait bercer par la respiration gutturale de sa petite amie. Alors que des doigts fins se frayaient un chemin dans la chevelure aux nuances roses et bleues, elle en profita pour humer l'odeur de pêche, apportée par l'emploi répété d'un shampoing particulier, qui s'en dégageait.

Avant de rencontrer Enid, Mercredi n'aimait pas ces détails dégoulinants de niaiserie. Elle aimait la violence, la douleur et la mort. Elle ne vivait que pour les séances de torture qu'elle infligeait à son frère, pour les histoires sordides de l'oncle Fester, les duels d'escrime avec son père. Désormais, malgré son gout prononcé par les activités macabres, elle pouvait comprendre l'intérêt d'entretenir les clichés romantiques auxquels s'adonnaient sans complexe ses parents. Serrant le corps endormi d'Enid contre elle, la gothique ne pouvait s'empêcher de réfléchir sur l'impact qu'avait eu l'apparition de la blonde dans sa vie, surtout depuis le début de leur relation.

Lorsqu'elle était arrivée à Nevermore, près d'un an auparavant, elle avait rejeté la louve, qui tentait avec une certaine obstination de créer des liens amicaux avec elle. Mais à cette époque, Mercredi n'était pas encore prête. Elle se cachait derrière ses menaces meurtrières, ses remarques sarcastiques et ses obsessions pour les meurtres commis par Ty… par le Hyde. Malgré la lumière qui émanait d'Enid, elle avait été incapable de la voir. Elle qui la regardait depuis le début, Mercredi l'avait à peine remarquée. Le gout amer du regret lui emplit l'œsophage alors que la gothique se remémorait leur première rencontre. Peut-être que si elle lui avait prêté davantage d'attention dès le début, aucune cicatrice ne viendrait souiller son beau visage. Bien que, en y réfléchissant, elle leur trouvait un certain charme. Ces marques rappelaient le courage qu'Enid avait démontré le soir du retour de Crackstone. Pensivement, elle déposa un doux baiser sur le front de la jeune fille, qui gémit dans son sommeil, venant au contact.

Mercredi ferma les yeux, sentant enfin le sommeil l'envahir. Au cours de l'année précédente, elle avait été en proie à des doutes. Mais maintenant, elle avait l'intime conviction qu'elle avait fait le bon choix. Car pour la première fois de sa vie, elle se sentait apaisée. Et plus étrange encore, ce sentiment ne lui déplaisait pas. Il lui faisait l'effet d'un bain de sang frais. Parfait pour se mettre de bonne humeur et pour raffermir l'épiderme. Malgré son penchant pour la noirceur insidieuse et dissimulée du monde, elle prit conscience de sa chance. Elle avait trouvé un petit morceau de paix, et elle comptait bien en profiter.