PART III — UNE ROSE PIÉTINÉE

Lorsque ses paupières se décidèrent à s'entrouvrir pour accueillir les ténèbres croupissantes de la chambre, Enid ressentit l'étreinte glacée de la panique. Elle avait froid jusqu'aux ongles, en dépit de la température douce. Allongée sur le côté, tournant le dos à sa petite amie encore endormie. L'heure lui restait inconnue, mais par une faille séparant les rideaux occultants, elle aperçut un croissant de lune encore haut dans la voute céleste. Elle estima que la nuit ne s'était écoulée que d'une moitié. Dans ses tempes martelaient les battements frénétiques de son cœur, emballé par l'adrénaline qui imbibait son sang. Se concentrant sur cette maigre vision sur le ciel étoilé, elle se concentra pour calmer le rythme de sa respiration. L'obscurité qui les recouvrait n'aidait pas à chasser les lambeaux de rêves qui persistaient encore dans son esprit embrumé. Les images de son cauchemar se superposaient à la réalité, faisant apparaitre le spectre d'Esther Sinclair au milieu de la chambre de Mercredi. Enid rassemblait son courage pour ne pas se hurler de peur alors qu'elle s'extirpait des limbes de son subconscient. Derrière elle, la louve entendait la respiration discrète, presque imperceptible, de sa petite amie. À n'en pas douter, cette dernière profitait que quelque cauchemar qu'elle jugeait rassurant. Parfois, Enid enviait son détachement face aux horreurs du monde.

Lorsque son rythme cardiaque se calma enfin, la jeune fille trouva enfin la force de se redresser sur le matelas rigide. Troublée à cause du mouvement soudain, Mercredi gémit dans son sommeil, mais ne se réveilla pas. Avec une délicatesse excessive, Enid se glissa hors des draps. Dans l'obscurité, sa vision se restreignait à discerner les silhouettes spectacles des meubles. À tâtons, elle couvrit sa petite amie endormie de la couverture avant de tourner les talons. Le plancher craquait sous la pression de son poids, se balançant d'une jambe à l'autre. Se hissant sur la pointe des pieds, elle traversa la chambre en maintenant autant que possible le silence ambiant. Elle ne se permit de respirer qu'une fois dans le couloir, la porte fermée derrière elle.

Le Manoir Addams semblait avoir été englouti par une mer de ténèbres opaques. Les corridors, effrayant pendant la journée, devenaient la tanière des monstres issus de l'imagination de la louve. À l'intérieur de chaque ombre, elle croyait apercevoir le corps difforme d'une créature nocturne en quête d'une proie savoureuse. Les goules séjournant dans le grenier ne l'aidaient pas à se sentir en sécurité. Ce sentiment de frayeur se dissipa lorsqu'après une marche rapide, elle arriva dans la cuisine.

Une large fenêtre permettait au clair de lune d'immerger la pièce déserte de sa lumière d'argent. Au centre de la cuisine trônait une large table rectangulaire en bois sombre, accompagnée de huit chaises assorties. La salle à manger se trouvait de l'autre côté du couloir, mais les petits déjeuners se déroulaient généralement au sein de la cuisine. Enid chercha l'interrupteur sur le mur derrière elle. Sur le papier peint rouge sang, elle décela un boitier en plastique blanc muni d'un bouton usé. Ses doigts l'actionnèrent et peu de temps après, une lumière chaude inonda la cuisine. Le carrelage blanc qui couvrait le sol, comme la neige cachant la terre en hiver, était froid sous ses pieds. Malgré la température douce d'une nuit d'été, Enid regretta de s'être aventurée dans le manoir sans la protection laineuse d'une paire de chaussettes.

Réprimant un frisson, la jeune fille s'avança dans la cuisine. Elle ouvrit les armoires, ne sachant pas quoi chercher entre les nombreuses provisions de la famille Addams. Ce n'était pas la première fois qu'elle venait chercher une collation nocturne. Son métabolisme de louve-garou lui garantissait un appétit redoutable. Pourtant, ce soir, elle ne parvenait pas à se décider. Peut-être parce qu'elle n'avait pas faim. Ce n'était pas la raison de sa sortie de lit. Elle voulait échapper aux fantômes qui l'avaient suivi depuis son cauchemar. Mais elle s'interdisait de réveiller Mercredi une fois de plus. Elle était assez grande pour gérer les mauvais rêves toute seule.

Enid continua de fouiller dans les armoires jusqu'à trouver un élément qui lui conféra un peu de satisfaction. Une boite contenant des sachets de thé. Une bonne infusion lui ferait le plus grand bien. Elle se hissa sur ses orteils pour atteindre l'objet de sa convoitise et sortit le sachet vert foncé de l'armoire. L'inscription indiquait « Thé vert aux pétales de rose noire ». Rose noire. Mia Rosa Nera… Enid resta pensive, un léger sourire s'égarant à la commissure de ses lèvres. Reprenant ses esprits, elle choisit une tasse et versa de l'eau dans une casserole. Elle plaça sur une taque de cuisson. La cuisine conservait un état de propreté irréprochable. Chez elle, Enid devait sans cesse se battre avec la saleté que sa famille laissait derrière elle.

L'eau ne tarda pas à bouillir, un filet de vapeur s'échappant de la casserole. Une fois la théière remplie et le thé infusé comme indiqué sur le sachet, Enid versa le précieux liquide dans sa tasse. L'eau avait pris une couleur d'encre, comme si une sèche peureuse était venue y nager. Pendant les premiers jours, la louve s'était surprise à mainte reprise de cette tendance macabre qui imprégnait les coutumes de la famille Addams. Désormais, elle semblait avoir adopté cette vie sombre et lugubre.

« Enid ? » demanda une voix ensommeillée.

La jeune fille sursauta, manquant de renverser sa tasse. Mercredi se tenait dans l'embrasure de la porte. Couverte par sa robe de nuit, elle démontrait une posture rigide. Ses yeux trahissaient une fatigue, cachée derrière un masque d'impassibilité. Ses tresses encadraient parfaitement son visage et retombaient à égale mesure sur sa poitrine. Enid lui offrit un timide sourire, confuse de l'avoir réveillée.

« Qu'est-ce que tu fais ? » demanda la gothique en s'approchant avec lenteur.

« Rien. Je n'arrivais pas à dormir. C'est tout. »

Mercredi s'assit à table, en face d'Enid, après avoir récupéré sa tasse préférée. Les deux filles se regardèrent dans un silence confortable. Sans prononcer un mot, l'ainée des enfants Addams se servit elle aussi une tasse de thé. Tout dans sa gestuelle témoignait d'une perfection due à une discipline incorruptible. Une fois sa tasse remplie, elle reposa la théière au centre de la table.

« Encore des cauchemars ? » demanda-t-elle en portant son thé à ses lèvres.

Enid hocha la tête, fixant son thé comme si ce liquide noir renfermait la solution à tous ses problèmes. Pourtant, sa vie était tranquille depuis la mort d'Atticus. Elle se trouvait enfin dans un endroit qu'elle aimait, avec des gens qui l'aiment tout autant. Elle avait une famille qui prenait soin d'elle comme elle le méritait et une petite amie parfaite. Pourquoi ce nuage noir persistait-il à encombrer son beau ciel bleu ?

« Tu veux en parler ? »

« Il n'y a rien n'a en dire. Ce sont toujours les mêmes rêves. Ma mère, le Hyde ou mon agression. Tout ça tourne en boucle dans ma tête. »

« Les meilleurs traumatismes sont ceux qui nous accompagnent le plus longtemps. »

« Je vais faire semblant de ne rien avoir entendu. » rit Enid en buvant une gorgée de thé fumant.

Le silence se réinstalla dans la cuisine. Les deux adolescentes dégustèrent leur thé vert en se regardant avec parcimonie, comme si un contact visuel prolongé risquait de leur brûler la rétine. Pourtant, le confort de ce moment faisait papillonner le ventre d'Enid. L'horloge murale indiquait près de trois heures du matin. Le soleil se lèverait dans quatre heures. Elles avaient toutes les deux beaucoup de temps à tuer puisque ni elle ni Mercredi ne montrait la moindre envie de retourner se coucher. Malgré sa fatigue, la gothique semblait attendre un signe de sa petite amie.

« J'ai rêvé de ma mère. » finit par dire Enid.

« Elle te tourmente encore ? »

« Je pense qu'elle me tourmentera toute ma vie. »

Mercredi fronça sensiblement les sourcils. Expression rare parmi son maigre panel d'émotion. La confusion n'était pas quelque chose de courant chez la jeune fille. Aussi, la louve savoura cette vision rare. Les sentiments étaient tellement inhabituels chez Mercredi que chacune de leurs manifestations devenait un spectacle magnifique dont Enid ne se rassasiait jamais.

« Je pensais que maintenant que tu vis parmi nous, cela cesserait de te hanter. »

Enid sourit tristement. Elle oubliait parfois à quel point Mercredi ne connaissait pas grand-chose en sentiment humain. Elle termina sa boisson et soupira un peu. Il y avait un souvenir qu'elle n'avait pas partagé avec sa petite amie et qui lui brulait la langue désormais.

« Je t'ai déjà raconté comment j'ai fait mon coming-out ? » demanda Enid en se réservant une tasse de thé.

Mercredi secoua délicatement la tête, comme pour inviter la louve à poursuivre.

« J'ai compris que j'étais bisexuelle quand j'avais dix ans. Je tombais souvent amoureuse de personnages de dessin animé. Tu sais ? J'aimais beaucoup Sacha de "Pokémon" quand j'avais six ans. Ça peut sembler débile maintenant, mais quand j'étais enfant, c'était parfaitement logique. Puis, j'ai commencé à trouver de l'intérêt pour des personnages féminins. Ça a commencé avec Mononoké. »

« Qui ? »

« Tu ne connais pas "Princesse Mononoké" ? »

« Non. »

« Il va vraiment falloir que je te montre certains films. C'est vraiment de la culture générale. Enfin bref, j'ai commencé à avoir des coups de cœur pour des filles. À l'école aussi, j'avais souvent envie de tenir la main de certaines filles. Mais je me disais que c'était juste de l'amitié, tu vois ? Rien d'important. Quand j'ai eu dix ans, j'ai compris que c'était plus que ça. Je suis tombée amoureuse. Enfin, comme il est possible de tomber amoureuse à dix ans. Et c'était d'une fille. Elle s'appelait Élodie. Elle était belle. Enfin, évidemment, parce que c'était la fille populaire. Tous les garçons lui tournaient autour. Cela semblait beaucoup l'amuser d'ailleurs et elle ne cessait de les rejeter en se moquant d'eux. Avec du recul, je me rends compte qu'elle n'était pas gentille. Mais à dix ans, je ne voyais pas tout ça. Chaque nuit, j'espérais que le lendemain, j'aurais l'occasion de lui parler. J'imaginais tout ce que je pourrais lui dire. J'imaginais qu'elle me trouverait cool et qu'elle me ferait un bisou sur la joue. As-tu connu ça quand tu étais petite ? Ces moments de solitude où l'on se réfugie dans notre esprit. Ces moments uniquement consacrés à l'espoir. Chaque soir, j'espérais… J'espérais. Jusqu'au jour où espérer ne m'a plus suffi. Alors, le jour de la Saint-Valentin, j'ai pris mon courage à deux mains. J'avais économisé mon argent de poche pendant un mois pour pouvoir lui acheter une rose. Une seule rose. C'était pathétique. Mais j'avais dû me passer de bonbon pendant si longtemps, alors cette rose avait de l'importance. Je suis arrivée à l'école, je tenais la fleur entre mes doigts. Ma mère pensait que j'allais l'offrir à un garçon et elle m'a souhaité bonne chance. À l'époque, il lui arrivait encore d'être gentille. Donc je suis arrivée dans la cour de récréation. Il y avait déjà beaucoup de monde. Et elle était là. Elle me semblait si parfaite. Bien sûr, elle avait reçu déjà plusieurs fleurs. Ça m'avait découragée. Mais je conservais l'espoir que, peut-être, ma fleur à moi serait mieux. Alors je me suis approchée. J'avais les mains moites et une boule dans l'estomac. Comme avant de passer un examen. J'ai pris une grande inspiration et je lui ai tendu la fleur. J'avais révisé ces phrases romantiques dans ma tête pendant toute la nuit. J'avais imaginé comme lui proclamer mes sentiments dans au moins cent scénarii différents. Mais une fois que je me suis retrouvé face à elle, je n'ai pas eu le temps de dire quoi que ce soit. Dès qu'elle a eu ma fleur entre les mains, elle s'est mise à rire. Pas un rire joyeux. Non, un rire méchant. Elle s'est mise à se moquer de moi. Devant tout le monde. Elle a jeté cette fleur qui m'avait demandé tant de sacrifice sur le sol et elle m'a insulté en me pointant du doigt. Ils employaient le mot "Lesbienne" avec tant de haine que ça en devenait insultant. Je me suis enfuie en pleurant. Élodie a piétiné ma fleur et les autres élèves m'ont poursuivi pendant toute la journée. Et pendant le reste de la journée, je n'ai pas arrêté de me traiter d'idiote. Comment une fille aussi géniale qu'elle aurait pu vouloir de moi ? »

« Cette Élodie est une imbécile. » la coupa Mercredi.

La gothique l'écoutait dans un silence religieux depuis plusieurs minutes maintenant. Les tasses de thé étaient vides depuis longtemps. Sur son visage, la médium affichait une émotion qu'elle maitrisait bien : la colère. Pendant son récit, Enid avait pensé que Mercredi éprouverait de la jalousie. Après tout, elle décrivait son amour pour une autre personne. Mais non, il n'y avait que de la colère. Une colère dirigée contre celle qui lui avait fait du mal.

« Tu es gentille. » murmura Enid en prenant conscience qu'une larme silencieuse roulait sur la courbe de sa joue.

« N'exagérons rien. »

« Bref. Comme tu peux t'en douter, la rumeur sur mon homosexualité a fait le tour de l'école. Même à dix ans, ce genre de sujet est très intéressant. Il n'a pas fallu longtemps pour que ma mère l'apprenne. Lorsque je suis revenue à la maison, je n'avais qu'une seule envie. Je voulais me rouler en boule dans mon lit et pleurer pendant une semaine. Mais ma mère ne m'a pas laissé faire. J'ai eu le temps de déposer mon cartable dans le salon avant qu'elle ne m'attrape par les cheveux et qu'elle me crie dessus. Je suis restée assise à table pendant deux heures alors qu'elle m'engueulait. Selon elle, j'avais déshonoré la famille. Tu vois, mon coming-out, je n'ai jamais pu le faire. Les autres l'ont fait pour moi. Et ma mère ne m'a même pas demandé si c'était vrai. Elle s'est contentée de voir la déception que j'étais. Mais ça n'avait pas d'importance. Ma mère m'a battue longtemps ce soir-là. Quand j'ai enfin pu regagner ma chambre, je n'avais plus la force de pleurer. J'avais mal. Mon corps entier était douloureux. Mais ce qui me faisait souffrir plus que tout, c'était mon cœur… »

« Je suis désolée, Cara Mia. » dit Mercredi d'une voix douce. « Pourquoi me racontes-tu ça ? »

« J'aime beaucoup ta famille, Mercredi. Vraiment. Et j'estime avoir beaucoup de chance de vous avoir. Mais si j'avais pu choisir, j'aurais préféré que ma mère m'aime pour ce que je suis. J'aurais préféré que ma famille soit aussi idéale que la tienne et que rien de tout cela ne se soit produit. Parce que malgré tout le mal qu'elle m'a fait… c'est ma maman. C'était ma maman. »

Mercredi se leva et fit le tour de la table pour rejoindre Enid. Elle n'initia aucun contact, mais la louve comprit le message. Elle enroula ses bras autour des hanches de la gothique et se fondit dans une étreinte réconfortante. Aussitôt, l'odeur d'encre et de parchemins emplit ses narines. Au fil du temps, ce parfum était devenu synonyme de sécurité. Un sentiment qu'elle savoura en inspirant profondément.

« Je suis désolé, Enid. » répéta Mercredi. « Je n'imaginais pas que tu ressentais tout ça. »

« Ne t'inquiète pas. » sourit la louve en s'écartant. « Les choses sont ce qu'elles sont. Il faut savoir les accepter. De toute façon, je ne sais pas de quoi je me plains. J'ai de la chance. Tes parents m'ont accueilli comme si j'étais leur propre fille. Je me sens bien avec vous. En vérité, je me sens vraiment bien pour la première fois de ma vie. C'est jusque parfois, j'aurais eu envie que ça se passe autrement. »

« Je crois que je comprends. »

Les deux filles restèrent silencieuses pendant de longues minutes, sans qu'à aucun moment, l'une d'elles n'ait envie de briser ce calme. Enid reposait sa tête sur le ventre soyeux de sa petite amie, restée debout. Cette dernière passait une main dans ses cheveux blonds colorés. Enid se sentit soudain fatiguée, soulagée d'avoir ouvert son cœur à la personne la plus importante de sa vie. Elle bâilla dans la chemise de nuit de Mercredi. Celle-ci cessa de lui caresser la tête.

« Allons nous recoucher. » dit-elle simplement en aidant Enid à se relever.

« Il faut qu'on range les tasses. »

« Nous le ferons demain. »

Hochant la tête, la louve-garou prit la main de sa petite amie. Ensemble, elles quittèrent la cuisine pour regagner les draps confortables de Mercredi. Cette dernière prit soin d'éteindre les lampes derrière elles. Aussitôt, les ombres de la nuit vinrent les enlacer. Enid se souvint alors de la frayeur qu'elle ressentait à son arrivée au Manoir. Tout lui semblait tellement intimidant à ce moment-là. Maintenant, c'était devenu sa maison. Certes, elle gardera en mémoire le souvenir amer d'une famille qu'elle n'a pas eu. Mais elle pourrait vivre avec cette déception, car elle avait trouvé quelque chose qui s'en approchait. Gomez et Morticia se donnaient du mal pour l'accueillir au sein de cette grande famille et Enid leur en était tellement reconnaissante.

Alors que les deux adolescentes marchaient dans les corridors enténébrés, Enid se tourna vers la gothique. Une question lui brulait les lèvres.

« Et toi ? » demanda-t-elle. « Tu as déjà été amoureuse avant moi ? Je veux dire, quand tu étais enfant ? »

Pendant quelques secondes, seul le silence du couloir lui répondit. L'espace d'un instant, Enid craignit d'avoir franchi une limite. Elle essayait déjà de trouver une excuse lorsqu'un murmure parvint jusqu'à ses oreilles.

« Oui… une fois. Il s'appelait Joel. »

Ce fut son téléphone qui réveilla Enid, aux alentours de dix heures du matin. Une sonnerie brève et désagréable troubla le sommeil dénué de rêve dont bénéficiait la louve. Allongée sur le ventre, la moitié visage enfoncé dans l'oreiller, elle mit quelques secondes à réaliser que ce bruit provenait du monde réel. Plissant les yeux, agressée par la vive lumière du jour, elle se redressa et chercha son téléphone à tâtons. Lorsque ses doigts se posèrent sur l'écran, elle le ramena près de son visage. La lumière bleue lui parut tellement désagréable qu'elle en baissa immédiatement l'intensité. Comme c'était pénible d'être réveillé de la sorte.

Enid se tourna sur le dos, préférant cette position plus confortable pour discuter par texto. Ce mouvement lui fit s'apercevoir de l'absence de Mercredi dans le lit. Cette constatation ne l'étonna guère, car la gothique avait pour habitude de se lever aux aurores. Soupirant, la louve s'adossa à la tête de lit et reporta son attention sur son téléphone. Une dizaine de notifications encombrait son écran de verrouillage. Des messages d'Ajax et de Yoko lui demandant comment elle allait en constituaient la grande majorité. Il est vrai que depuis son arrivée au Manoir Addams pour les vacances d'été, Enid avait été peu présente par message. Elle remit à plus tard la tâche de leur envoyer une réponse. Ce fut le message suivant qui attira son attention. Aussitôt, son sang se glaça dans ses veines.

« Rappelle-moi. » Voilà ce que disait le message de sa mère. Cette dernière essayait de reprendre contact depuis plus d'une semaine. Chaque jour, Enid recevait un texto de sa part. Cela disait toujours la même chose. Mais la louve n'éprouvait aucun désir d'obtempérer. Esther Sinclair avait beau être sa mère, elle n'avait plus aucune place dans sa vie. Comme à chaque fois, Enid effaça le message sans même hésiter une seconde.

Pourtant la boule d'angoisse qui obstruait son abdomen ne se dissipa pas. Elle avait l'impression qu'une entité inconnue lui assénait des coups de poing dans l'estomac. D'un geste colérique, elle jeta son téléphone sur le matelas et se leva d'un bond.

« Sors de ma tête, maman ! » murmura-t-elle pour elle-même.

Roulant les épaules pour éveiller ses muscles, elle tenta d'oublier la désagréable sensation que ce message lui avait infligée. Résignée à subir l'angoisse qui émanait du texto, elle soupira et se déshabilla. La chambre de Mercredi conservait, par un moyen quelconque, une température fraiche. Aussi Enid ne resta pas nue longtemps. Se dépêchant de se couvrir, elle enfila un mini short en jean délavé et un débardeur blanc sur lequel était dessiné le logo d'une équipe de hockey. Une fois ses pieds à l'abri dans une paire de sandales toute neuve, elle se dirigea vers le couloir.

À peine eut-elle fait trois pas qu'elle arrêta sa course. Sur le seuil de la chambre se trouvait un vase en verre noir. Magnifiquement sculpté, il contenait une unique rose rouge. Pendant un court instant, Enid resta sans voix. Jusqu'à ce qu'elle se souvienne de la conversation nocturne. Mercredi lui offrait une rose… Elle avait toujours le même gout pour la mise en scène symbolique. Avec un sourire, la louve saisit le rose et la sortit du vase pour en humer le doux parfum.

Lorsqu'il entra dans la pièce, il constata que tous l'attendaient de pied ferme. Quelques-uns étaient assis à table, tandis que les autres restaient debout. Tous patientaient dans un silence incommodant. Pourtant, Maxence ne se laissa pas impressionner par leurs airs menaçants. Après tout, il avait l'habitude de traiter avec eux. Ils se trouvaient dans le salon d'une résidence à l'abandon, dans la périphérie de Jéricho. Cela garantissait le calme en cas de grabuge imprévu.

« Veuillez excuser mon retard. » déclara-t-il d'une voix neutre.

« On s'en fout que tu sois en retard. » le coupa Gareth, assis à table. « On veut juste savoir ce que tu nous veux. Après le coup de l'autre jour, on pensait qu'Il ne voudrait plus faire de vague. »

« Tu as vu juste Gareth. » confirma Maxence en vérifiant sa montre. « Mais Il a jugé opportun d'organiser cette petite réunion pour programmer la suite des festivités. »

Une vague de murmure se répandit dans le groupe. Une dizaine de marginaux se trouvaient dans ce salon. Un petit nombre qui représentait pourtant la quasi-totalité de leurs troupes. Ajustant ses lunettes qui glissaient le long de son nez, le jeune garçon passa en revue chacun de ses interlocuteurs. Si une irritation globale se lisait sur leurs visages, Maxence comprit qu'aucune violence ne serait nécessaire pour obtenir l'attention de tous.

« Va-t-on enfin passer aux choses sérieuses ? » demanda Cléa, adossé contre le mur.

« Il serait temps qu'on se bouge un peu. » approuva Gareth en se levant. « Il nous a promis une révolte et pour l'heure, on se contente d'agresser des passants. Je dois admettre que je suis déçu. »

« Mes amis, notre combat nécessite quelque peu de subtilité. Il est parfaitement au courant de votre impatience et Lui comme moi le comprenons très bien. Il vous demande de rester prudent quelque temps encore. »

Gareth s'approcha de Maxence et menaça de lui agripper le col. Mais ce dernier fut plus rapide et esquiva prestement la tentative d'intimidation du loup-garou. En tant que porte-parole, il était récuré qu'il subisse la colère de ses camarades. Pourtant, il ne se démonta pas. En tant que vampire, il avait eu l'occasion d'assister à maintes horreurs plus terrifiantes qu'un pauvre loup aboyant sans jamais mordre.

« Peut-être qu'Il est trop lâche pour prendre les choses en main. » le nargua Gareth d'un ton provoquant.

« Je te déconseille de parler de Lui de la sorte. Il n'aime pas qu'on doute de ses motivations. Il veille à ce que vous ne risquiez rien. Sans Lui, beaucoup d'entre vous serait en prison depuis longtemps. Tâchez de ne pas l'oublier. »

Aussitôt, le calme revint dans la pièce. Gareth se rassit à table de mauvaise grâce. Une fois de plus, Maxence vérifia sa montre. Il avait du retard sur son planning. Une chose qu'il ne supportait pas. En terme général, le vampire entretenait une ponctualité respectable. Un retard faisait toujours mauvaise impression. Il tenta d'ignorer son énervement qui s'accentuait dans sa nuque alors qu'il se penchait sur la table.

« Il me fait transmettre la prochaine cible. » déclara-t-il en sortant une enveloppe pliée de sa poche de pantalon. « Soyez prêt à intervenir quand je vous enverrai le signal. »